Darras tome 10 p. 58
27. On voit que la réaction païenne de Julien était énergiquement combattue. En trois siècles, l’Eglise de Jésus-Christ avait conquis non-seulement les cœurs et les volontés, mais elle s’était constituée reine des intelligences. Dans le duel qu'il engageait au nom des dieux d’Homère contre le Dieu de l’Evangile, l’empereur apostat devait donc rencontrer plus de difficultés qu'il ne croyait peut-être lui-même. Les maîtres chrétiens condamnés au silence laissaient par tout l'empire un vide irrémédiable. Les populations
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1. Mnriu» victorinns, lib. ad Juslinum Manichœum contra duo principia, etv.JI Pair, lut., tom. YIU, col. 1006. — 2. ld., ibid., col. 1019. — 3. VI., ibid., col.l 1010. — 4. II., ibid., col. J 138- — 5. Mar. Victoria., De verbis Scripturœ : FacM tum est vef/iere et mane dies unus; ibid., col. 1010. — 6. Id., ibid., col. 1U6' 1234. — 7. ld., ibid., col. 1Î95.
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froissées dans leurs sympathies les plus légitimes, à défaut des professeurs qu'on leur arrachait, se créaient à l'envi des prêtres dont la dignité officielle pût protéger l'enseignement. C'est à ce titre que Basile et Grégoire furent contraints presque simultané-ment d'accepter le sacerdoce. Grégoire fut saisi le premier et conduit de force aux pieds du vieil évêque de Nasianze, son père, qui lui imposa les mains. Comme la victime qui se dérobe au sacrificateur, le nouvel ordonné s'échappa immédiatement après la cérémonie, et courut se réfugier à sa chère solitude du Pont. Mais il y fut suivi par les fidèles de Nazianze, qui le ramenèrent dans leur cité. Il lui fallut se soumettre à la volonté divine, et paraître dans la chaire sacrée, pour expliquer ses refus et ses scrupules. Là, pour la première fois, se fit entendre au public chrétien cette voix qui remplissait les voûtes de l'église, comme les sons d'une musique harmonieuse. Il prononça, pour motiver les hésitations de sa conduite, un discours plein de verve que nous possédons encore tout entier, et qui est resté comme la description accomplie des devoirs du sacerdoce 1. « Je suis vaincu, dit-il, et j'avoue ma défaite, car en somme c'est à Dieu que je me soumets; c'est lui seul dont j'ai invoqué le secours. Cependant je reconnais que je vous dois l'explication de ma résistance précédente, et de la retraite où, comme David, j'allai me dérober : ecce elongavi fugiens. Je vous dois l'explication de ma soumission actuelle et de ce changement de conduite. Les uns, par intérêt pour moi, les autres, par un instinct de malignité, font à ce sujet des conjectures plus ou moins bienveillantes. Sans rien dissimuler aux uns ni aux autres de mes véritables sentiments, laissez-moi vous exposer simplement la vérité. A Dieu ne plaise que j'aie pu encourir, par ma résistance première, l'anathème du Seigneur, ou scandaliser par ma timidité le moindre d'entre mes frères! Oh non, ce n'est ni par ignorance, ni par irréflexion, encore moins par mépris, je l'affirme et permettez-moi cette déclaration peut-être présomptueuse, ce n'est par aucun de ces coupables motifs que j'ai agi. Dans l'orga-
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1. M. de Brogiïe,"L'Église et l'Empire romain, tom. IV, pag. 237.'
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nisme humain, il y a subordination des forces vitales; les unes commandent, les autres obéissent. Le Verbe divin a suivi ce plan, dans l'organisation de son Église. Les fidèles y sont dirigés par le chemin de l'obéissance dans les abondants pâturages du salut. A leur tête sont institués des pasteurs et des maîtres, lesquels, par la sublimité des vertus, l'union constante, la familiarité avec Dieu même, doivent être pour l'Église ce que l'âme est au corps, c'est-à-dire qu'en eux et par eux doit se consommer, dans l'unité sainte, le corps mystique de Jésus-Christ, chef parfait d'une Église parfaite. Je suis le premier à admirer un tel ordre : je comprends combien il importe, en tout temps et surtout aux époques aussi troublées que la nôtre, de prévenir l'anarchie dans les intelli- gences, de recruter le corps des pasteurs, chargés de prévenir ou de réparer les fautes de chacun. Cette nécessité m'apparaît sai-sissante. Autant je réprouverais les tendances ambitieuses de ceux qui briguent le pouvoir, autant j'admets que si tous fuyaient la responsabilité, les honneurs et les charges, l'Église perdrait son équilibre, sa majesté et son empire. Que deviendrait, en effet, l'ins-titution de Jésus-Christ, si nul ne voulait accepter d'en être le chef suprême, l'évêque, le prêtre? Où trouverait-on un sacerdoce, un sacrifice, un sacrement? Ce serait le même désordre que dans un état où nul ne consentirait à être empereur, préfet, fonctionnaire, ou magistrat. Il faut donc au navire de l'Église, de même qu'à nos vaisseaux vulgaires, des matelots qui consentent à devenir pilotes, des pilotes qui consentent à devenir capitaines; comme à l'armée des soldats qui passent centurions, des centurions qui passent généraux. Je sais cela : aussi je proteste de toute mon énergie contre certaines imputations blessantes qui me prêtaient la pensée de refuser le sacerdoce parce qu'il n'est qu'un degré inférieur de la hiérarchie chrétienne, tandis que j'en eusse volontiers accepté un plus élevé. Non, non ! Je sens trop vivement quelles sont la grandeur divine et la faiblesse humaine, pour ne pas estimer au-dessus de tous les mérites d'une nature créée l'honneur d'approcher par ses fonctions de la majesté de Dieu même. Tels n'ont donc pas été les motifs de ma résistance. On a mis tant d'ardeur à les combattre
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qu'il me faut les exposer humblement. Voici donc ce qui s'est passé dans mon âme. Tout d'abord, effrayé par la perspective redoutable qui se révélait subitement à moi, je fus dans la surprise d'un homme réveillé en sursaut, qui se trouverait sur le bord d'un abîme. Sans prendre le temps de la réflexion, sans écouter un sentiment filial auquel j'ai dévoué ma vie, je pris le parti de m'enfuir. Les charmes de la vie cénobitique, les délices de la solitude et de la contemplation, dont j'avais eu précédemment l'occasion de goûter les douceurs, se présentaient alors à ma pensée avec des attraits tout nouveaux. Il me semblait, à moi, habitant du désert, que je commençais à peine à y mettre le pied. J'avais fait vœu de solitude. On m'arrachait mon trésor, mon espoir, ma vie. Je trouvais là une tyrannie insupportable. Rien ne me paraissait plus enviable que le sort du chrétien qui a fermé toutes les portes extérieures aux tentations ; qui a posé entre le monde et lui une infranchissable barrière; qui ne recueille les bruits du dehors que comme un écho lointain de gémissements et de souffrances auquel il oppose le rempart de sa prière. Supérieur à toutes les contingences de notre vie caduque, il reflète dans le miroir de son âme les essences pures, les réalités divines. Il monte chaque jour de clartés en clartés, dans l'échelle de la lumière; il converse avec les anges : le pied sur la terre, il a le cœur au ciel. S'il en est un seul parmi vous qui ait jamais senti les attraits de la vie monastique, il comprendra les sentiments que j'éprouvais alors; il m'absoudra. Ce n'est pas tout; et puisque j'ai entrepris de vous ouvrir mon âme tout entière, il me faut vous avouer une autre pensée qui m'obsédait. Dussiez-vous la juger sévèrement, il m'importe peu. Si elle est outrecuidante, l'ingénuité que je mets à la confesser me vaudra votre indulgence. Je songeais avec une horreur invincible à tant de malheureux prêtres, plus indignes mille fois que la plus indigne brebis du troupeau, lesquels souillent l'autel sacré et nos augustes mystères, de leurs mains, je ne dis pas impures, mais vraiment païennes. Avant d'être en état d'approcher des marche du sanctuaire, ils envahissent le tabernacle lui-même; ils en- tourent, ils obstruent la table sacrée, en quête du morceau de
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pain, du revenu qui les fera vivre 1. Hélas ! qu'ils sont nombreux aujourd'hui ces mercenaires sans pudeur, hypocrites de vertu, stigmatisés par leur dignité même! Quelle main assez vigoureuse extirpera jamais cette effroyable végétation que l'amour du lucre a multipliée en ces derniers temps, dans le champ du Seigneur? Enfin, et c'est ici la considération qui agissait le plus fortement sur mon esprit, je ne pouvais me décider, de même que je ne me déciderai jamais à assimiler entièrement le gouvernement des âmes à celui d'un troupeau. Il suffit au pasteur de ramener grasses et fécondes ses brebis au bercail; il lui suffit de les conduire dans les vertes prairies. Assis de loin, il les contemple et charme les loisirs de sa solitude aux sons du chalumeau. Par extraordinaire, il aura quelquefois à lutter contre un loup, à soigner une ouaille maladive. Le reste du temps, nul souci que de goûter l'ombre et la fraîcheur, sous le chêne voisin, au bord du ruisseau murmurant, au souffle de la brise, sur un lit de feuillage ou de gazon. Il n'a pas a s'inquiéter de la vertu de ses brebis. Les brebis n'ont pas de vertu. Mais le pasteur des âmes, quelle différence! S'il est difficile d'obéir, combien ne l'est-il pas plus de commander, surtout quand l'autorité dont on est investi représente la loi divine et doit conduire au ciel? Certes, plus la dignité est grande, plus terrible est la responsabilité, plus effrayante est la charge pour un homme de conscience et de coeur. L'étoffe plongée dans la teinture ne change pas si rapidement de couleur; la subtile odeur échappée d'un parfum, ou d'un acide, ne se répand pas si vite; les miasmes de la peste ne se développent pas aussi facilement dans l'atmosphère, que les vices d'un mauvais prêtre sur le troupeau qui l'environne. Un prêtre a mille fois plus de moyens pour dissé-miner le mal, qu'il n'en a pour faire le bien. C'est un fait : je le déplore, j'en gémis; mais le fait n'en est pas moins certain. Voilà donc la situation. Nous sommes des peintres chargés de reproduire
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1. Ou peut rapprocher cette véhémente apostrophe de ce que nous avons dit précédamment (tom. IX de cette Histoire, pag. 529-530 et n° 6 de ce présent chapitre), sur le caractere vraiment païen de l'hérésie arienne et sur les déplorables personnages que l'influence de cette hérésie avait portés aux dignités ecclésiastiques.
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un module divin. La moindre imperfection dans notre œuvre déshonore le sublime idéal. Ou bien encore, nous sommes des médecins. Et comment guérir les consciences malades, si la nôtre est elle-même rongée d'ulcères? De plus, il ne suffit pas seulement au médecin des âmes de se préserver personnellement de toute tache. Une vertu négative n'est pas celle que Dieu demande de lui. Il faut qu'il se tienne sur les sommets de la perfection, et qu'il ait de la force en réserve pour tendre la main à ceux qui le suivent. Trouvez-vous maintenant qu'il soit facile à un homme de se croire toutes les qualités exigées pour un tel ministère: la science, le courage, la force, le discernement à ce degré héroïque? On l'a dit, et il est parfaitement vrai, l'art des arts, la science des sciences est celle du gouvernement des hommes. Mais quand ce gouvernement a pour domaine Dieu, l'âme, la religion, combien n'est-il pas plus difficile et plus périlleux encore? Telles sont les réflexions qui, jour et nuit, se présentent à ma pensée. L'effroi me glace jusqu'à la moelle des os; je dessèche d'épouvante; mon front se courbe et je n'ose plus regarder le ciel ; mon cœur se brise, ma langue se glace. Loin de me sentir la force exubérante qui me servirait à sauver les autres, je ne me reconnais plus celle de me sauver moi-même. Oh non! je ne crains pas la guerre extérieure. Je connais le suppôt de Satan (Julien l'Apostat) qui vient de déclarer la guerre à l'Église et à son Christ. Il peut rallumer les bûchers, aiguiser les glaives, re-peupler les bestiaires, combler de nos cadavres les gouffres et les abîmes. Ni lui, ni ses supplices, fussent-ils vingt fois plus cruels que ceux qu'on inventa jadis contre nous, ne sauraient me faire trembler. La guerre que je crains, celle qui m'a fait déserter un instant mon poste, c'est la guerre avec moi-même, cette guerre du vieil homme qui peut anéantir en moi l'efficacité du sang de Jésus-Christ. Dans ce combat, quel sera le Moïse dont les mains suppliantes s'élèveront sur la montagne? le Josué qui dirigera les tribus d'Israël à la victoire? le David, chantant sur le kinnor les triomphes de sa fronde de berger? le Samuel, immolant pour le peuple des victimes d'agréable odeur? le Jérémie égalant les lamentations aux douleurs, et pour tout dire, le Noé, le Job, le
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Daniel et tous ces grands prophètes qui ont ramené Israël à I’unité, qui ont fait disparaître le schisme de Roboam et de Jéroboam, réconcilié Jérusalem et Samarie? Quant à moi, je le déclare, je me sentais trop faible pour une telle lutte; j'ai tourné les talons, comme un soldat pris de panique. Sans rougir, j'ai jeté mon bouclier, j'ai pris la fuite, je suis allé m'asseoir dans la solitude, me repaissant de l'amertume qui me dévorait le cœur. Je voulais m'ensevelir dans le silence et l'oubli, parce que je voyais ce temps mauvais où les fils ingrats rougissent du foyer paternel, désertent la vigne du Seigneur; cette vigne jadis florissante, couverte de pampres touffus, étalant ses rameaux féconds, la vigne véritable, la vigne toute belle, toute pleine de fruits, arrosée du sang d'un Dieu; cette vigne qui est ma gloire, mon champ, ma couronne, mon espérance et mon amour! Voilà pourquoi j'ai fui. S'il en est un parmi vous qui se sente plus d'audace, plus de confiance en lui-même, qu'il se lève et le dise ! Je serai le premier à lui rendre hommage. Tels sont, ô mes amis et mes frères, les pensées qui m'éloignèrent un instant de vous, à mon grand regret, je l'affirme, peut-être même au vôtre. Je suis revenu et me voici ! C'est l'amour, l'amour seul, qui a fait cette conversion, l'amour que j'ai pour vous, l'amour que vous avez témoigné pour moi. Désormais donc ici s'écoulera ma vie. Plus d'autre labeur, plus d'autres soins, plus d'autres sollicitudes que vous et vos intérêts éternels. Ici je retrouve pour me guider les cheveux blancs de mon père, ceux de ma vénérable mère ! Un père que sa tendresse pour moi a fait plus vieillir encore que l'âge même; un père qui est pour moi le patriarche Abraham; une mère, véritable Sara, qui m'a enfanté à la vie spirituelle! Dieu m'est témoin que j'ai toujours souhaité d'être le bâton de leur vieillesse. Dieu m'est témoin que pour eux j'aurais sacrifié tous mes goûts d'étude, d'éloquence et de pbilosophie. En revenant près de vous, je revenais près d'eux. Je l'a-voue, cette pensée m'a donné force et courage. Je me suis aussi souvenu des jours anciens et d'un trait de l'histoire biblique, lequel fit la plus vive impression sur mon âme. Jonas, lui aussi, avait fui devant la face du Seigneur; ou plutôt il le croyait. Mais
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la mer, la tempête, le sort, le ventre de la baleine, le sépulcre vivant de trois jours, figure d'un mystère plus auguste, le rendirent malgré lui à la mission de Ninive devant laquelle il avait reculé. Je me disais, en méditant cet exemple : Qui suis-je moi pour résister comme Jonas? Aurais-je comme lui la vertu, la sainteté, pour excuse? Contumace de Dieu, va donc où Dieu t'appelle! Voilà ce que je me suis dit. Et maintenant, évêques et prêtres qui m'entourez, troupeau du Christ, pieux fidèles réunis au pied de cette chaire, me voici. Me voici, vénérable père qui m'avez enfanté deux fois; je suis à vos pieds, humilié, vaincu, enchaîné à votre autorité par les lois divines de Jésus-Christ. Je vous fais vœu d'obéissance; en retour daignez me bénir. Que vos saintes prières obtiennent pour moi les grâces célestes ; toutes vos paroles me seront un ordre sacré; votre esprit sera mon esprit. La bénédiction du père consolide la maison des enfants. Oh ! puissions-nous être ainsi affermis dans la sainteté, maison spirituelle de Nazianze, maison que j'ai choisie comme le lieu de mon repos dans les siècles des siècles, et que je n'échangerai plus que pour l'Église des premiers nés qui ont inscrit leur nom dans les cieux, sous les portiques des palais éternels 1. »
28. Ce que les chrétiens de Nazianze venaient de faire pour saint Grégoire, ceux de Césarée le firent pour saint Basile. Le cénobite fut arraché de sa solitude et reçut l'ordination sacerdotale. On lui permit toutefois de retourner dans son monastère, et Grégoire en apprenant la promotion de son ami, lui écrivait cette lettre fraternelle : « Toi aussi, tu as donc été l'objet de la même violence ! Te voilà pris dans le même filet; tous deux, nous sommes élevés à cette dignité terrible du sacerdoce! On ne pouvait faire pour toi moins que ce qui avait été fait pour moi-même. Nous pouvons l'un à l'autre nous servir de témoin réciproque, et affirmer que jamais
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1. S. Grrg. Naz., Orat. H, Apoloyelica in fagam suam, passim ; Patr. grœc. toui. XXXV, col. 433-513. Nous ne saurions trop engager le lecteur à étudier dans son entier ce magnifique discours, dont l'importance est capitale, au point de vue de la controverse avec les protestants. Le résumé textuel que nous en donnons ici est loin d'en faire comprendre tout le mérite et toutes ses beautés oratoires.
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une autre pensée que celle de travailler humblement à notre salut n'a envahi notre âme. Peut-être eût-il mieux valu pour tous deux que rien de ce qui s'est passé n'eut lieu. Je m'exprime avec cette réserve, parce que je n'oserais pas dire que telles n'étaient pas réel-lement les vues de l'Esprit-Saint. Quoi qu'il en soit, il me semble qu'en ce temps malheureux où tant de scandales et de schismes éclatent, c'est pour nous un devoir d'affronter le péril et d'accepter purement et simplement le ministère qui nous est imposé. Nous le devons pour répondre anx espérances de ceux qui nous ont élus; nous le devons encore pour ne pas déshonorer notre passé, en désertant la cause de l'Eglise 1. » Le danger que signalait Grégoire à son illustre ami s'accentuait chaque jour davantage. Julien ne gardait plus aucun ménagement; son hostilité contre les fidèles n'était plus un mystère pour personne. On venait d'en avoir une preuve récente à Césarée même 2. Dianeus évêque de cette ville était mort. Le clergé et les fidèles avaient cherché à lui donner un successeur assez énergique pour résister aux entreprises du César apostat. Leur choix tomba sur un simple catéchumène, Eusèbe, dont la vertu et le courage étaient universellement admirés. Eusèbe était de l'école de saint Basile ; il résista tant qu'il put à la nomination dont il était l'objet. Mais son refus, ses prières, ses larmes furent inutiles. La cité tout entière, et jusqu'aux soldats de la garnison romaine se soulevèrent pour vaincre l'humble résistance de l'élu. Il fut traîné à l'église et reçut le baptême. Les évêques de la Cappadoce lui imposèrent les mains et après l'avoir ordonné prêtre, lui conférèrent avec l'épiscopat la plénitude du sacerdoce. Julien, considérant cette élection comme une injure personnelle et une révolte contre sa majesté, déclara qu'il s'opposerait à la prise de possession du nouvel évêque. « Un tel procédé, disait-il, est la fin de tout bon ordre, un vrai pillage, une émeute ! » Le gouverneur
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1 S. Greg. .\"az., Epist. ]v ad Basilium ; Pair, grœc., tom. XXXVII, col. 33-36. — 2. La ville de Césarée, dont il est ici question, était la capitale de la Cappadoce, patrie de S. Basile, qui en devint plus tard évêque. Il ne faut pas la confondre avec la Césarée de Palestiue, ancienne Panéade, dout l'historien, Eusèbe occupa le siège durant tout le règne de Constantin le Grand.
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de Cappadoce eut ordre de se présenter au vénérable évêque de Nazianze, le vieux Grégoire, qui en sa qualité de doyen d'âge avait présidé l'ordination, pour lui notifier la volonté impériale. Il ajouta que Julien se proposait de venir en personne faire respecter son autorité ; qu'il saurait au besoin fermer les églises et emprisonner les prélats récalcitrants. « Si l'empereur veut nous faire violence, répondit le saint vieillard, les moyens ne lui manquent pas. Mais aucune force humaine ne nous empêchera de défendre jusqu'à la mort le droit et la justice. Vous-même, ne trouvez-vous pas exorbitante la mission dont vous vous êtes chargé ? Avez-vous-la prétention, simple fidèle, de faire la loi à l'Église, et de commander à des évêques auxquels vous devez obéissance 1? » Le gouverneur reçut ce fier défi avec beaucoup d'humeur, menaça d'en tirer vengeance, fit mine même de faire avancer une compagnie d'archers contre l'église de Nazianze. En définitive, rien ne bougea; et l'on sut bientôt que Julien ne passerait point par Césarée. « Tu nous connaissais, Basile et moi, s'écrie Grégoire, et tu nous honorais, comme le Cyclope honora Ulysse, en nous réservant pour être engloutis les derniers 2! » Julien avait en effet juré d'anéantir l'Église. Mais il succomba lui-même à cette tâche infernale.