Darras tome 16 p. 198
§ II. Léodégar et Ébroïn.
7. La paix dont Pertharit fit jouir l'Italie avait pour longtemps disparu du sol de la Gaule. Singulière fortune de notre France, où la prospérité semble fatiguer la patience des habitants, où chaque période de calme relatif appelle une ère correspondante de révolutions, comme si le tempérament politique y était au rebours du climat, le premier allant toujours aux extrêmes en dépit du second, géographiquement classé dans la zone moyenne aussi loin des glaces du pôle que des feux de l'équateur ! La régence de sainte Bathilde avait été le triomphe des idées de sagesse, de modération, de douceur, qui caractérisent un gouvernement chrétien. L'influence des évêques prédominait dans ses conseils. Après la
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mort de Landericus (saint Landry), le siège de Paris avait successivement été occupé par Chrodebert, l'ami et le correspondant de saint Ouen (638-665), et par Sigoberrand (666). Ce dernier devait rougir de son sang la chaire de saint Denys l'Aréopagite. « Son orgueil insupportable, disent les actes de sainte Bathilde, souleva une terrible commotion : les leudes infligèrent au misérable Sigoberrand un supplice mérité, et le mirent à mort 1 » (667). Nous n'avons pas d'autres détails sur ce tragique événement. Toutefois il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre le jugement sévère porté contre Sigoberrand par l'auteur des actes de sainte Bathilde. La parole d'un chroniqueur écrivant peut-être sous les yeux d'Ébroïn, tout au moins avec les préoccupations de la terreur exercée sur ses contemporains par le cruel ministre, a besoin de contrôle. Par sa brièveté même, elle semble indiquer que l'auteur ne se sentait pas la liberté de dire tout ce qu'il savait, en présence des passions encore soulevées. Un autre hagiographe, appartenant à la même époque mais vivant à Autun, loin des vengeances du terrible maire du palais, sans être plus explicite sur le fait lui-même, en donne une cause fort différente. « Parmi les seigneurs du rang des honorables (honorati), dit-il, l'antique serpent avait soufflé la discorde et l'envie. Les yeux fermés aux choses spirituelles, ces hommes obéissaient uniquement à la puissance séculière. Or, la puissance séculière était représentée alors par le maire du palais Ébroïn, caractère ambitieux, cupide, qui n'eut qu'un seul amour, celui de l'argent 2. » On peut donc avec assez de vraisemblance conjecturer que les intrigues d'Ébroïn ne furent point étrangères au meurtre de Sigoberrand. Cette tragédie, précédée du martyre de l'archevêque lyonnais saint Annemundus, et suivie de tant d'autres massacres, dut être l'œuvre du maire du palais3. Elle eut pour résultat la retraite de sainte Bathilde. « La pieuse reine, dit son biographe, s'était
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1 Nisi commotio illa fuisset per miserum Segoberrandum episcopum, cujus superbia inter Franco! meruit mortis ruinam. (Vit. S. Balthild., n° 10; Patr. lat., tom, LXXXVII, col. 671.) Cet évêque est inscrit dans les catalogues de l'église de Paris sous le nom de Sigobaud.
2. S. Leodegar. vita seu passio, Anon. Mduem., cap. il ; Patr. lat., t. XCVI, col. 348. — 3 Le cardinal Pitra partage cette opinion, Hist. de S. Léger, p. 233.
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opposée à l'attentat commis contre Sigoberrand. Les leudes craignirent sa vengeance. Jusque-là elle les avait inutilement priés de consentir à sa retraite, mais cette fois ils allèrent au-devant de ses vœux, et lui permirent de quitter le palais des rois pour s'enfermer dans sa chère solitude de Chelles1. » Ici encore l'hagiographe ne dit pas tout. Bathilde, avant de déposer le sceptre sur la tombe non vengée d'un pontife assassiné, eut des anxiétés terribles. « Je crois pouvoir divulguer, écrit saint Ouen, un fait miraculeux qui survint peu de temps après la mort du bienheureux Éloi. L'homme de Dieu apparut dans une auréole de gloire à un officier du palais, lui ordonnant de prévenir sans délai la reine. Bathilde qu'elle eût à déposer les insignes royaux, ses ornements d'or et de pierreries. Deux fois cette vision se renouvela, sans que le message fût accompli. Une troisième fois, Éloi apparut encore ; il réitéra ses ordres d'un ton plein de menaces, mais l'officier n'osa toujours pas rompre le silence. Alors il fut saisi d'une fièvre ardente, et la pieuse reine l'étant venue visiter, il lui révéla tout. Une guérison subite suivit cette confession. Bathilde, de son côté, n'hésita plus : elle envoya au tombeau de saint Éloi ses bracelets d'or, ses joyaux les plus précieux, son manteau royal ; distribua aux pauvres le reste de son trésor, et laissant le gouvernement de l'État aux mains de son fils Clotaire III, alors âgé de quatorze ans, elle se remit elle-même sous la direction de sainte Bertile au monastère de Chelles 2. »
8. Ébroïn dut s'applaudir d'un dénoûment qui laissait le cbamp libre à son ambition. Clotaire III, dont la majorité nominale et officielle n'avait en réalité rien de sérieux, était un instrument entre ses mains. Le nouvel évêque de Paris, Importunus (667), mort l'année même de sa promotion, ne put être un obstacle. Son successeur saint Agilbert, frère de sainte Telchide de Jouarre, dont nous avons plus haut signalé la présence au synode de Stréneshall, fut bientôt contraint de fuir devant la tyrannie du maire du palais. Il retourna chez les Saxons de la Grande-Bretagne con-
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1 Vit. S. Balthild., r.» 10; Pair, lat., tom. LXXXVII, co!. 671.
2. Audoen., S. Elig. vit., lib. II, cap. XL; Patr. lat., tom. 'LXXXVII, col. 574.
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tinuer son glorieux apostolat. Plus tard il revint, accablé de vieillesse, mourir à Jouarre, où il partagea le tombeau de sa pieuse sœur (675). Durant l'intervalle, l'église de Paris, administrée en son nom, demeura sans pasteur. Mais l'évêque plus particulièrement redouté par Ebroïn, celui dont le nom seul exaltait la fureur du maire du palais jusqu'à la rage, au point que les chroniqueurs ne trouvent pour peindre cette situation d'esprit que le mot furiatus, était Léodégar (saint Léger), l'ancien chapelain du palais, l'aumônier de la reine Bathilde. « Le glorieux et illustre Léodégar 1, évêque de la cité d'Augustodunum, devenu en temps chrétien martyr nouveau, disent les hagiographes, naquit en Austrasie (vers l'an 615) d'une grande famille de la terre 2. Il eut pour parents les plus illustres de la nation franque, des princes d'une puissance dont il n'y a point longuement à parler, d'autant que plusieurs l'exercent encore au très-glorieux royaume des Francs 3. » Cette famille de Léodégar, «grande sur la terre et puissante au royaume des Francs, » n'était autre que celle des ducs d'Alsace, véritable [dynastie de rois, d'où sortiront plus tard Robert le Fort, Hugues-Capet, Rodolphe de Habsbourg, Maximilien d'Autriche. Àthalric duc d'Alsace, des Suèves et des Allemanni, père d'Etichon et de sainte Odile, était oncle de saint Léger. Un autre oncle maternel de Léodégar, Diddo, était évêque de Poitiers, dont il occupa trente ans le siège. Son père ne nous est pas connu. Sa mère, Sigrade, a laissé son nom au catalogue des saints, elle est honorée le 4 août sous le vocable défiguré de sainte Segrauz. Son frère, Warein4, comte de Poitiers, devait partager avec lui la couronne du martyre. Léodégar, élevé à l'école du palais de Clotaire II sous la direction de saint Sulpice le Pieux, avait eu pour condisciples ou pour maîtres toute cette phalange de grands hommes et de saints évêques dont nous avons précédemment fait connaître l'histoire et les noms. Son oncle Diddo
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1 Leod-gar, illustre à la guerre.
2 S. Leodegar. vita seu passio, cap. I ; Pair, lat., tom. XCV1, col. 347.
3 Vita
S. Leodegar., auctor. Frulando Murbacens. clerico, primum édita in
Annal. Murbacens. D. Pitra, Ihst. de S. Léger, pag. 530.
4. Warein, Garin, Gùérin, du celtique Warn ou Garn protecteur.
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l'appela ensuite à Poitiers, et en fit son archidiacre. Mêlé plus qu'il ne convenait aux intrigues politiques des palais mérovingiens, Diddo prit une part déplorable à l'enlèvement du jeune roi d'Austrasie. Ce fut lui qui reçut des mains du traître Grimoald l'infortuné Dagobert II encore au berceau, et le transporta en Angleterre. Soit horreur pour ce crime, soit mouvement secret de la grâce, l'archidiacre de Poitiers renonça aux dignités ecclésiastiques pour s'enfermer dans une des petites cellules groupées autour du tombeau de saint Maixent. La reine Bathilde l'arracha de cette retraite, où il s'était promis d'achever ses jours dans la paix et la contemplation du ciel. Devenu recteur de la chapelle mérovingienne, précepteur des jeunes rois, conseiller de la régente, « ses douces paroles, sa bonté, lui conquirent, dit le biographe, le cœur des pontifes et des leudes, non pas de tous cependant, mais du plus grand nombre1. » La restriction du chroniqueur fait suffisamment deviner, à côté des sympathies qui entouraient Léodégar, une haine sourde et profonde, celle d'Ébroïn et de ses partisans, d'autant plus jaloux de l'influence d'un saint prêtre qu'ils étaient eux-mêmes plus ambitieux et plus pervers. Le maire du palais saisit avec joie, s'il ne la provoqua point directement, une occasion de l'éloigner de la cour. A la mort de Ferréol, évêque d'Autun (657), le clergé et le peuple se partagèrent entre deux candidats. « Les uns et les autres soutinrent leurs prétentions à main armée, et jusqu'à l'effusion du sang, dit l'hagiographe. Les combats se renouvelèrent pendant deux ans. Enfin l'un des champions mourut sur le champ de bataille ; l'autre, accusé du meurtre, fut condamné à l'exil 2. » Ébroïn ne demeura probablement pas étranger à cette lutte sacrilège, où la province ecclésiastique de Lyon et la Burgondie entière eurent à gémir de tant de scandales et de violences. Tout ce qui pouvait abaisser aux yeux des peuples le prestige épiscopal entrait dans les vues de sa politique. Il fallait pourtant mettre un terme à cet
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1 S. Leodegar. viia, auciore Ursin., cap. i ; Patr. lai., tara. XCYI, col. 336. •
2. Ibid.
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état de sanglante anarchie. Le nom de Léodégar fut proposé comme un gage de paix. Sous l'autorité du jeune roi Clotaire et par les ordres de sainte Bathilde, le maire du palais fit expédier à Genesius, métropolitain de Lyon, une lettre ou prœceptum de epis-copatu en faveur de Léodégar1. Cette royale recommandation, ratifiée canoniquement par les suffrages du clergé et du peuple, valut à Léodégar l'honneur de monter sur le siège d'Autun, qu'il devait illustrer par le martyre (659). Ebroïn était débarrassé pour le moment d'un rival odieux.
9. Evêque, saint Léger se voua exclusivement à son ministère pastoral. Les deux factions intestines qui avaient naguère désolé la cité abjurèrent entre ses mains leurs anciennes dissidences. «Les adversaires se donnaient le baiser de paix; on en vint bientôt à la honte d'aussi longs scandales, et l'on alla même jusqu'à interdire de rappeler soit dans les conversations, soit dans les écrits, ces luttes affreuses où l'on s'était combattu avec des armes homicides et des vengeances implacables 2. » Pour effacer jusqu'aux dernières traces des profanations précédentes, saint Léger réunit à Autun, dans la basilique des saints martyrs Celse et Nazaire, un concile où, selon quelques auteurs, les évêques des Gaules prirent part au nombre de cinquante-quatre. Les actes de cette assemblée sont malheureusement perdus. Les huit canons dépareillés et frustes qui nous en restent offrent cependant un vif intérêt. Le concile d'Autun fut le premier, dans les Gaules, à confirmer solennellement la règle de saint Benoit; le premier, dans tout l'univers, à proposer comme type de la foi catholique le symbole de saint Athanase. «Relativement aux abbés et aux moines, disent les pères d'Autun, telle doit être leur observance que tout ce qui est enseigné par l'ordre canonique et la règle de saint Benoit, ils le doivent accomplir et garder intégralement. Si toutes les prescriptions de
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1 On peut voir le texte d'une préception royale de ce genre dans le recueil de Marculfe, Formul., lib. I, cap. v; Pair, lai., tom. LXXXVII, col. 704.
2. Marculfe, Formul., lib. 1, cap. v ; Pair, lai., tom. LXXXVII, col. 704. C'est le même sentiment qui faisait inscrire au Liber Pontificalis dans la notice de saint Vitalien le mot : Nec dicendus Mezzetius.
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cette règle sont légitimement observées, le nombre des moines, avec la grâce de Dieu, se multipliera et le monde entier, par leurs prières assidues, sera préservé de tout fléau. Que tous les moines soient donc en tout obéissants, qu'ils soient recommandables par l'honneur de la frugalité, fervents dans l'œuvre de Dieu, assidus à la prière, persévérants dans la charité, de peur que par négligence ou par désobéissance ils ne deviennent la proie du lion rugissant, cherchant sans cesse à dévorer. Qu'ils soient entre eux un seul cœur, une seule âme. Que nul ne dise : Ceci est à moi, mais que tout leur soit commun ; en commun soient leurs travaux, et que partout ils se montrent parfaits observateurs de l'hospitalité1. » On aime à recueillir cet éloge de la règle bénédictine prononcé par un concile des Gaules à l'époque où la chaire de saint Pierre était occupée par un pontife choisi dans l'ordre de saint Benoit. Mais, suivant la remarque du bénédictin cardinal Pitra, ces paroles ne sont pas seulement glorieuses pour cette grande institution du patriarche des moines d'Occident, elles le sont surtout pour Léodégar, « qui inspira le concile de sa haute sagesse, et qui, des profondeurs de son expérience et de sa foi, formula si nettement cet axiome de philosophie sociale, puissant et neuf encore après treize siècles, savoir, que les âmes priant dans la solitude ne sont point inutiles au monde ; qu'il faut dans la balance de Dieu un contrepoids à la prospérité des nations; qu'il n'y a pas de milieu entre la peine librement acceptée ou la peine providentiellement infligée, entre les serviteurs volontaires ou les nécessaires fléaux de Dieu ; qu'ainsi Dieu ne suspend le néant et la mort prêts à déborder sur le monde qu'autant qu'il rencontre des prières qui le tiennent en arrêt, qu'ainsi le plus humble moine ne porte pas seulement dans les plis de sa tunique la paix et la guerre, mais la vie et la mort2. » Un autre canon qui porte le titre spécial de: Primus canon Augustodunensis semble, et d'après son intitulé et d'après l'importance de son objet, avoir été rédigé le premier de tous par le concile. Il est
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1 Synod. a S. Leodegar. célébrât., can. xv; Pair, lat., tom. XCV1, col. 377. » D. Pilra, Hist. de S. léger, pag. 177.
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ainsi conçu : « Si quelqu'un, prêtre, diacre, sous-diacre ou clerc, ne juge pas irrépréhensible le symbole inspiré par l'Esprit-Saint et transmis par les apôtres, ainsi que la profession de foi du saint évêque Athanase, qu'il soit condamné par l'évêque1. » — « Depuis un siècle environ , reprend le savant cardinal qui a remis en lumière le concile d'Autun, une formule de foi d'une précision telle que l'esprit de Dieu semble l'avoir inspirée, parcourait le monde et passait de main en main sous le titre ambigu de « foi d'Athanase. » C'était bien la croyance du grand homme, ce ne pouvaient être ses paroles : quelqu'en fût l'auteur, Athanase ou Hilaire, Fulgence de Ruspe ou Vigilius de Tapse, c'était bien le dernier mot et le plus lumineux résumé des grandes luttes de l'orthodoxie contre toutes les nouveautés d'Arius, de Nestorius et d'Eutychès, le plus triomphant anathème contre les récentes erreurs des monothélites byzantins. Il était permis à l'église des Gaules, qu'Athanase avait visitée deux fois et fortifiée par son passage et son exil, de promulguer ce monument sous le nom du défenseur de la foi de Nicée. Il appartenait à Léodégar, l'ancien archidiacre de Poitiers, qui avait évangélisé les peuples dans la chaire même de saint Hilaire, de manifester au monde cette profession digne de saint Hilaire. C'est un titre d'honneur pour le concile trop longtemps oublié d'Augustodunum, d'avoir consacré une formule de foi que l'Église catholique a placée parmi les plus beaux cantiques de sa liturgie, et vénérée presque à l'égal des symboles de Nicée et de Constantinople 2. »
10. Pendant que Léodégar travaillait à resserrer dans l'unité de foi et de discipline les églises et les monastères des Gaules, ml'unité monarchique dont il avait énergiquement soutenu le principe dans les conseils de la régence, était rompue de nouveau. Clotaire III demeurait souverain de Neustrie, avec Ebroïn comme maire du palais ; son frère Childéric II, enfant de douze ans, s'installait à Metz comme roi d'Austrasie, avec Wulfoald comme
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1 Synod. a S. Leodegar. célébrât., loc. cit., col. 378.
2. D. Pitra, Hist. de S. Léger, pag. 177.
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duc des Austrasiens, ces derniers ne pouvant plus supporter chez eux le titre de maire du palais, déshonoré trop récemment par l'usurpation de Grimoald. La Burgondie voulut avoir elle-même son gouvernement séparé. Mais le troisième frère royal, Thierry, avait à peine cinq ans; on convint de le laisser provisoirement aux mains de ses nourrices ; seulement un autre maire du palais, Flaochat, prit le gouvernement séparé des Burgondes. L'œuvre de sainte Bathilde était complètement renversée. L'obscurité qui règne sur cette période historique, et l'insuffisance des documents contemporains ne permettent pas d'apprécier exactement le rôle joué par Ébroïn dans cette révolution intestine. Tout porte à croire cependant qu'il en fut le principal instigateur. Ce qui n'empêche pas les auteurs modernes d'affirmer qu'Ébroïn se montra dans cette circonstance le seul défenseur des véritables intérêts de la Gaule contre les prétentions épiscopales. Ces théories posthumes à l'usage d'écrivains hostiles à l'église, n'ont aucun fondement dans l'histoire. Mais elles donnent la mesure du caractère réel d'Ebroïn. Puisque ce tyran, dont le nom encore aujourd'hui demeure chargé de l'exécration publique, rencontre après coup de tels apologistes, c'est qu'il fut très-réellement à son époque un furieux ennemi de l'Église. Rien ne lui manqua de ce qui distingue les caractères de ce genre, pas même l'hypocrisie. On le vit en 661 élever à Soissons, de concert avec Leutrude sa femme et son fils Bovo, le célèbre monastère de Notre-Dame. Il déploya dans la construction de l'édifice une magnificence royale. Trois basiliques y furent érigées, l'une à la sainte Vierge, pour les religieuses du couvent ; l'autre à saint Pierre, pour le service des clercs attachés à l'abbaye; la troisième à sainte Geneviève, pour l'hôpital des pèlerins. La vierge Éthérie, envoyée de Jouarre par sainte Telchide, en fut la première abbesse. La mère de Léodégar, sainte Sigrade, dans sa viduité, vint y achever ses jours. Plus tard Leutrude elle-même, l'épouse d'Ebroïn, l'y rejoignit. En 666 vingt-trois évêques, parmi lesquels figurait Léodégar, réunis dans le palais épiscopal de Soissons, souscrivirent le privilège que Drausio (saint Drausin), accordait à la
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fondation monastique du maire du palais1. Les apologistes anticléricaux d'Ebroïn ignorent ces choses, ou du moins ils s'abstiennent de les dire. Mais l'impartiale histoire les enregistre comme d'heureuses contradictions, dont les plus grands criminels offrent parfois l'exemple : l'Église en conserve un souvenir reconnaissant, et les persécutions subséquentes ne lui font pas oublier les précédents bienfaits.
11. Ëbroïn, qui s'était d'abord applaudi de la promotion de Léodégar au siège d'Autun, parce qu'elle éloignait ce grand homme de la cour mérovingienne et des conseils de sainte Bathilde, redoutait maintenant son influence sur les Burgondes. « Il le tenait en suspicion, dit naïvement l'hagiographe, parce qu'il ne réussissait ni à le surpasser dans l'art de la parole, ni à le contraindre comme tant d'autres à courber devant lui un front adulateur, ni à trembler devant ses menaces 2. » Le véritable motif de la haine d'Ebroïn contre Léodégar se rattachait à tout un système politique, laissé dans l'ombre par le chroniqueur. Le nouveau maire du palais, Flaochat, travaillait à se créer chez les Burgondes une situation indépendante, qui lui permît plus tard de régner sous son propre nom. Dans ce but, il créa une ghilde, ou association, dont il se déclara le chef et à laquelle il voulut rattacher les barons et les évêques, leur promettant à tous, avec serment et par lettre ou acte public, de conserver à chacun son rang d'honneur, sa dignité, ses biens. Mais il trouva en face de lui la résistance du patriciat représenté par Willibald3, et celle d'un certain nombre d'évêques, à la tête desquels se distinguait Léodégar. La guerre civile éclata ; une bataille fut livrée dans la plaine d'Autun. Willibald y périt, et l'ambitieux Flaochat fit son entrée solennelle à Chalon-sur-Saône, au milieu d'un incendie allumé par ses propres soldats. Dix jours après,
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1 La fête de saint Drausin se célèbre le 5 mars.
2. S. Leodegar. vita seu passio, cap. m ; Pair, lui., tom. XCVI, col. 349.
3 « Les Bollandistes attribuent à ce patrice burgonde le culte immémorial rendu dans une paroisse du Bugey, sur les confins de la Bourgogne, à un saint Willibald, vulgairement appelé Bourbaz ou Vulbauld. Cf. Chatel, Dict. kagiol. » (Note de D. Pitra, Hist. de S. Léger, pag. 264.)
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saisi d'une fièvre ardente, Flaochat mourait sans avoir pu jouir de son triomphe. Ébroïn ne lui donna pas de successeur ; il se réservait de reprendre le même plan pour son compte personnel, en le modifiant d'après l'expérience qui venait d'en être faite. Le patriciat et le clergé, les évêques et les barons de la Burgondie, contre lesquels Flaochat avait eu à lutter, devinrent l'objet de la haine préméditée d'Ébroïn. « Il persécutait surtout chez les Francs, ceux que relevait l'honneur de la dignité et de la naissance, dit l'hagiographe. Par l'exil, par le meurtre, il les faisait disparaître et substituait à leur place de dociles instruments de sa tyrannie, lesquels n'avaient pour recommandation que des mœurs impures, un sens borné, une origine abjecte1. » Enfin, arrachant aux leudes et aux évêques un droit qui leur appartenait depuis l'origine de la monarchie très-chrétienne, « il promulgua un décret tyrannique, interdisant à tout burgonde de venir au palais, sans avoir au préalable reçu un mandement spécial2. » Dès lors la Burgondie se trouvait tout entière exclue des plaids, mails, et champs de mai nationaux ; elle ne pouvait voter ni pour l'élection royale ou proclamation sur le pavois, ni pour le choix d'un maire du palais. Ëbroïn avait besoin de faire autour de lui le silence, car il prétendait ne devoir l'autorité qu'à l'usurpation. On apprit en effet avec stupeur, quelques mois après, la mort subite à dix-huit ans de Clotaire III (G70) 3. Qui avait tué ce jeune et infortuné prince? le poison, le poignard; Ébroïn ou la fièvre? On ne le sut jamais.