Darras tome 30 p. 567
II. LE NOMINALISTE GUILLAUME OCCAM
8. A ses leçons d'Oxfort, à celles de Paris peut être, Scot eut pour auditeur Guillaume Occam, son disciple d'abord, puis son antagoniste, jamais son égal. Le nom d'Occam est celui d'un village d'opposition, dans le comté de Surrey, où Guillaume était né. Nous ne savons rien de sa famille ni de sa première éducation; nous ne pouvons préciser non plus la date de sa naissance. En indiquant l'année 1280, on fait une simple supposition qui ne s'éloigne pas trop de
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la vérité. On ne sait pas mieux l'époque précise de son entrée chez les Franciscains d'Angleterre. Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'il appartenait à cet ordre quand il parut dans le ministère de l'enseignement et bientôt dans les affaires publiques, auxquelles il ne pouvait demeurer étranger1. Si le discipe n'égale pas le maître par le travail intérieur de la pensée, la profondeur du savoir, la puissance de la synthèse, il le dépasse de beaucoup, il en diffère entièrement par son action extérieure, par l'impétuosité qui l'entraînait au milieu des événements et des hommes. Occam professait à Paris quand éclata la terrible lutte entre Boniface VIII et Philippe le Bel. Nourissait-il déjà des opinions contraires à l'Eglise ; fut-il saisi d'une soudaine ambition? Nul ne peut le dire ; mais il se déclara résolument pour le pouvoir temporel contre l'autorité spirituelle, avec un acharnement qui le précipitera dans le schisme et l'hérésie. Investi du sacerdoce, docteur en théologie, ayant embrassé la vie monastique, il n'hésite pas à se liguer avec les plus ardents ennemis de la Papauté; il brigue la faveur royale, appuyant de ses écrits les harangues des juristes que nous savons. Parmi ses publications de cette époque, celle qui rend le mieux sa pensée ou plutôt sa situation est intitulée : Super potestate praelatis et principibus commissa. Il y combat ouvertement la thèse pontificale. « Le roi, dit-il en substance, a tout droit de lever des impôts sur les biens ecclésiastiques, sans recourir à d'autre autorité que la sienne. Les donations faites à l'Eglise par ses aïeux, il peut les reprendre dès que le bien de l'état l'exige. Lui seul est juge dans cette question. La raison d'état l'emporte sur toutes les autres. C'est la suprême loi. Il n'existe pas de donation pure et simple; toutes restent subordonnées au salut public, et dès lors à la volonté du monarque2. » Je n'ose pousser plus loin la citation, craignant de fournir des armes, je ne dis pas aux doctrines, mais aux appétits qui grondent autour de nous.
9. En plein moyen-âge, Occam rompt avec toutes les traditions et lève le drapeau du communisme. L'omnipotence du pouvoir royal
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1 Waddinc, Annal. Afiuor., anno 1322.
2. Cf. Goldast., Monarch. S. fi. imp. i, 2.
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engendre toutes les tyrannies, implique la négation de toute liberté, de toute propriété même. Si le gouvernement temporel est tout, que devient l'autorité de l'Eglise? quelle garantie reste à la dignité de l'être humain, quel asile à la conscience, à la vie quelle sécurité? Une fois lancé sur cette pente, le docteur ne tarde pas à tomber dans le schisme formel. Les dissensions qui travaillaient l'Ordre auquel il appartient seront l'occasion de sa chute. Le pape Jean XXII venait d'appeler l'affaire devant son tribunal, pour prononcer une sentence définitive et couper court à ces funestes débats. Or, la cause étant encore pendante, le chapitre général des Franciscains se réunissait à Pérouse en 1322, présidé par Michel de Césène, et tranchait la question, anticipant sur le jugement de la cour pontificale. La solution, comme on le pense bien, était dans le sens de la révolte, dictée par les Spirituels exaltés et dissidents ; elle portait que Jésus-Christ et les Apôtres n'avaient jamais rien possédé, ni d'une manière collective, ni d'une manière individuelle ; qu'il devait par conséquent en être de même des vrais disciples de saint François. Cette décision fut transmise, non seulement à toutes les maison de l'Ordre, mais de plus au monde chrétien par une sorte d'encyclique. C'était une dangereuse erreur compliquée d'une usurpation flagrante. Occam assistait au chapitre général en sa qualité de provincial d'Angleterre1 ; il signa cet acte public sans hésitation aucune, si même il ne l'avait rédigé. Quant à la doctrine, il l'enseigna désormais dans ses sermons, déclarant toute opinion contraire une hérésie. C'est notamment à Bologne, d'où son enseignement pouvait retentir au-dehors, qu'il se livrait à cette propagande. Au milieu de ses succès, il fut mandé par le Pape et prit le chemin d'Avignon pour y voir instruire sa cause, pour y subir un jugement sans appel. Durant l'enquête, on le retint prisonnier. Il est indubitable qu'elle ne se limita pas à la question de la vie reli-. gieuse, qu'elle porta sur d'autres points; Jean XXII lui-même, dans son édit contre les spirituels, atteste que le docteur breton fut interrogé sur une foule de propositions téméraires, erronées, héré-
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1 Cf. Plus haut, même volume chap. v, 37 38.
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tiques, relevées dans ses leçons ou ses écrits. La décrélale est de 1323.
10. . Michel de Césène, le général des Franciscains, refusa de s'y soumettre et se garda bien d'obéir à la citation qu il reçut alors du Pape. Loin d'accepter un jugement dont il prévoyait l'issue et redoutait les conséquences, il alla demander protection à Louis de Bavière, qui bouleversait en ce moment l'Italie. Occam, ayant recouvré sa liberté, avait suivi cet exemple, ainsi que le frère Bonagracia, l'un des plus exaltés fanatiques. Instruit de leurs intentions, le prince révolté leur témoigna son empressement en leur expédiant un navire, et les accueillit à Pise avec les plus grands honneurs. Ce n'étaient point des auxiliaires à dédaigner dans sa position ouvertement schismatique. L'orgueilleux Occam avait conscience du pacte qui s'établissait et des services qu'il allait rendre; il dit au César teuton : « Défends-moi par ton épée, je te défendrai par ma plume. » Dès ce moment, les réfractaires se mirent à l'œuvre, ils lancèrent coup sur coup les plus odieux libelles contre Jean XXII ; ils l'accusèrent d'hérésie et le traitèrent d'usurpateur: du Pape ils en appelèrent à l'Église catholique. L'histoire de Boniface Vlll semblait recommencer ; seulement Louis de Bavière n'était pas Philippe le Bel. Quand il opposa l'antipape Nicolas V au Pape légitime, il eut l'adhésion spontanée des trois religieux devenus ses instruments et ses esclaves. Occam en particulier lui demeura fidèle jusqu'à la fin. On n'aperçoit pas l'ombre d'un remords ou d'une hésitation dans sa criminelle conduite. Vingt années durant, il appuya de son nom et de ses sophismes, non seulement un pouvoir usurpé, mais encore les dangereuses opinions répandues contre l'Eglise elle-même, préludant aux excès de Luther et de Calvin. En Allemagne, il met la dernière main à son Dialogue, le plus important en soi comme le plus significatif de ses ouvrages. Il publiait en même temps le Compendium errorum Joannis XXIl ; Octo quœstiones super potestate ac dignitate populi; Opus nonaginta dierum : ouvrages qui marquent en quelque sorte les étapes des aberrations politiques et doctrinales d'Occam. Il en vient à poser la base de toute autorité dans le nombre ou le peuple. Il admet des cas où le Pape
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relève de la multitude et doit être jugé par elle en dernier ressort. De là, dans les choses même spirituelles, l'omnipotence du pouvoir impérial ou royal, qui n'est plus lui-même qu'une délégagation. Ne dirait-on pas un libre penseur du dix-neuvième siècle, avec la science en plus, égaré dans le moyen-âge 1?
11. Il est vrai qu'il garde encore quelques ménagements: il se montre plus habile ou moins brutal que ses disciples Marsile et Jandun. Vienne cependant une circonstance décisive, et soudain il déposera le masque de la modération et de l'hypocrisie. Entraîné par une ambition sans bornes, méconnaissant toutes les lois, Louis de Bavière a résolu de marier son fils avec Marguerite Moltach, héritière du Tyrol, pour s'annexer directement cette belle province. Deux empêchements, au lieu d'un, s'opposent à ce projet : un premier mariage de cette même Marguerite avec Henri, prince de Bohême ; des liens de parenté parfaitement établis sur le droit civil et le droit canonique. Occam intervient par un opuscule intitulé : De juridictione imperatoris in causis matrimonialibus, dans lequel il démontre à sa façon que le souverain peut autoriser ce mariage, en dépit de toutes les prohibitions humaines ou divines. Résidant habituellement à Munich, le docteur anathématisé resta séparé de l'Eglise jusqu'à la mort du protecteur, ou plutôt du maître qu'il s'était donné. Sa propre mort suivit de bien près celle de Louis de Bavière, survenue comme nous l'avons dit, en 1347; quelques-uns pensent même qu'elle la précéda, mais à peu de distance. Reconnût-il alors ses erreurs, se réconcilia-t-il avec l'Eglise? Les contemporains n'en parlent pas ; Wadding l'affirme et cite un document pontifical à l'appui de son assertion ; Tritheime l'insinue sans ajouter aucune preuve. — Occam a pu se rétracter à la dernière heure, mais non réparer le mal qu'il avait fait pendant sa vie. On n'arrête pas le cours des idées jetées à travers les écoles et le monde. Il nous a toujours semblé qu'au point de vue du bien commun et de la réalité même des choses, on donnait beaucoup trop d'éclat à ces condescendances extrêmes, à ces conversions inattendues, incertai-
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1 Summa totius Logiez, i, 1.
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nes et restreintes en face du tombeau. Que pèsent-elle contre le long et persévérant abus des dons les plus précieux, dans la balance de la justice divine, pour celui qui disparaît? C'est l'insondable mystère. De quelle efficacité sont-elles pour les chrétiens ou les impies, quand les ouvrages restent, continuant l'œuvre du mort, accumulant les ruines intellectuelles et morales, ébranlant les sociétés, pervertissant les générations à mesure qu'elles arrivent, sapant la religion et blasphémant contre Dieu, longtemps après que l'auteur est plongé dans l'éternel silence !
12. Les aberrations théologiques et sociales d'Occam se rattachaient assez, par une intime ressemblance et de secrets liens, à sa spéculation philosophique; mais le tout dépendait de son humeur beaucoup plus que d'une théorie réelle, d'un principe générateur. Cet homme était un révolutionnaire, un insurgé dans le domaine des idées comme dans celui de l'organisation politique ; rien de plus, rien de moins. L'Eglise primait l'empire, maintenant l'âme au-dessus du corps, soumettant les intérêts à la conscience ; cet ordre lui déplut, non par lui-même, mais parce qu'il existait : à l'empire il voulut soumettre l'Eglise. Scot, dont il avait suivi les leçons s'était déclaré réaliste : Occam n'hésita pas à relever le drapeau du nominalisme. On l'appela dès lors le respectable initiateur, venerabilis inceptor ; il était un simple copiste comme son maître. Il renouvelait l'opposition de Rosselin et d'Abailard. Au fond, le système est identique: pas de réalité dans les universaux, dans les conceptions intellectuelles ; elle est uniquement dans l'être individuel et concret. Existe-t-elle même ainsi délimitée? Le nouveau nominaliste ne prend pas sur lui de le décider. « La science, dit-il, n'atteint pas les choses elles-mêmes, les entités du dehors ; elle s'en tient aux opérations de l'intelligence, aux seules propositions, solœ propositiones sciuntur 1. » C'est la porte ouverte au scepticisme ; Occam la franchit. Il ne raisonne plus que sur les termes; ce n'est pas seulement la réalité des universaux dont il répudie la croyance, c'est la
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1. La philosophie, depuis deux siècles, ne s'est que trop souvent inspirée du principe ainsi formulé par Occam. Serait-il possible de ne pas y voir l'antique pyrrhouisme ?
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substance même des individualités qui se dérobe à ses téméraires recherches. En cela, le philosophe breton abandonne ses devanciers, s'il ne les entraîne pas aux dernières conséquences de leur système, en dépit de leurs prévisions. Dans la catégorie des idées générales rentrent essentiellement l'Etat, l'Eglise,la société, le gouvernement et le peuple. Faut-il s'étonner qu'un tel esprit en ait déplacé les bases et bouleversé les lois ? La Scolastique elle-même finira par succomber par ses déviations et ses audaces.