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CHAPITRE IV.
Du souverain bien et du souverain mal, selon les Chrétiens, contre les philosophes qui prétendent trouver le souverain bien en eux‑mêmes.
1. Si l'on nous demande quelle est la réponse de la Cité de Dieu à toutes ces questions, et tout d'abord à celles des fins des biens et des maux, nous dirons que le souverain bien c’est la vie éternelle, et le souverain mal, la mort éternelle, et que nous devons bien régler notre vie pour obtenir la première et échapper à la seconde. C'est pourquoi il est écrit : que « le juste vit de la foi (Hab.II, 4 Gal. III, 11); car, nous ne voyons pas encore notre bien, il nous faut le chercher par la foi; la bonne vie même ne dépend pas de pous, si notre foi et notre prière ne sont aidées par Celui qui nous a donné la foi elle‑même, en vertu de laquelle nous attendons de lui notre secours. Or, ceux qui cherchent en cette vie les fins des biens et des maux, plaçant le souverain bien, soit dans le corps, soit dans l'âme, soit dans l'un et l'autre à la fois; ou, pour parler plus clairement, soit dans le plaisir, soit dans la vertu, soit dans le plaisir et la vertu réunis; soit dans le repos, soit dans la vertu, ou dans l'un et l'autre; soit dans le plaisir et le repos, soit dans la vertu, ou dans ces trois choses ensemble; soit dans les premiers dons de la nature, soit dans la vertu, ou dans ces dons avec la vertu; ceux‑là, dis‑je, sont dans un aveuglement étonnant, en croyant trouver le bonheur ici‑bas, et le trouver en eux-mêmes. A eux s'applique cette parole de dérision, que la souveraine vérité fait entendre par la bouche du prophète: « Le Seigneur connaît les pensées des hommes, »(Ps. xciii, 11) parole que l'apôtre saint Paul rend en ces termes : « Le Seigneur connaît la vanité des pensées des sages. » (I. Cor. 111, 20.)
2. Qui donc, en effet, malgré les ressources de la plus riche éloquence, pourrait exposer toutes les misères de cette vie? Quels cris de douleur ne fit pas entendre Cicéron pour se consoler de la mort de sa fille, et cependant, quel en fut le fruit? En effet, ces avantages, que l'on appelle les premiers dons de la nature, quand où et comment, en cette vie, peuvent‑ils se trouver à l'abri de toutes les variations du sort ? Le corps du sage n'est‑il pas exposé à toutes les douleurs qui répugnent au plaisir, à toutes les agitations qui répugnent au repos? Ainsi l'amputation des membres et la débilité, menacent l'intégrité physique: la beauté est détruite par la difformité, la santé par la faiblesse, les forces
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par la fatigue, l'agilité par l'affaissement et la langueur : le sage n'est‑il pas dans sa chair exposé à chacune de ces misères. Le port et le mouvement du corps, quant ils sont harmonieux et justes, comptent parmi les premiers dons de la nature, mais qu'en sera‑t‑il, si quelque maladie produit un tremblement dans tous les membres? Qu'en sera‑t‑il, si le dos se courbe de telle façon que les mains touchent la terre, et que l'homme soit réduit à une sorte de quadrupède? Ne sera‑ce pas fini, et de la bonne tenue du corps, et de la grâce et de l'harmonie des mouvements? Et si nous parlons de ce que l'on appelle les biens primitifs de l'âme, parmi lesquels on place en première ligne, le sens et l'entendement, l'un pour la compréhension, l'autre pour la perception de la vérité, qu'en dirons‑nous? Que restera‑t‑il du sens, si, pour ne citer que cet exemple, l'homme devient sourd et aveugle? Et la raison et l'intelligence, où prendront‑elles leur retraite, où les trouvera-t‑on comme endormies, si, par suite de quelque maladie, l'homme devient insensé? Les frénétiques disent et font beaucoup de choses absurdes, la plupart du temps étrangères et même contraires à leurs habitudes et à leurs bonnes dispositions; or, la vue d'un tel spectacle ou la pensée seule d'un pareil malheur, en y réfléchissant attentivement, nous permettra à peine de retenir nos larmes, si tant est que nous puissions les retenir. Que dirai‑je de ceux qui subissent les assauts des démons? Où leur intelligence se trouve‑t‑elle cachée et comme ensevelie, lorsque le malin esprit agit à son gré sur leur âme et sur leur corps? Est‑il cependant quelqu'un qui puisse prétendre que le sage soit ici‑bas à l'abri d'une telle infortune? Puis comment et à quel degré peut se trouver la perception de la vérité, dans ce corps de chair, quand, selon l'oracle de la vérité, au livre de la Sagesse : « ce corps corruptible appesantit l'âme, et que cette terrestre demeure abat l'esprit par la multiplicité des pensées? » (Sap. ix, 15.) Or cet élan, ce besoin d'action, si l'on peut appeler ainsi dans notre langue, ce que les Grecs désignent par le mot ormè, cet élan que l’on met aussi du nombre des premiers biens de la nature, n'est-il pas encore ce qui préside aux mouvements désordonnés des insensés, et à ces actions qui nous font frémir, résultats d'un sens perverti et d'une raison endormie?
3. Et la vertu même, qui n'est point un des premiers dons de la nature, puisqu'elle ne vient s'y ajouter que comme un fruit de l'éducation, la vertu qui se place au premier rang parmi les biens de l'homme, que fait‑elle sur cette terre? N'est‑elle pas en lutte continuelle contre les vices, non pas contre ceux de l'extérieur, mais contre ceux de l'intérieur, non point contre ceux qui nous sont étrangers, mais contre ceux
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qui nous sont le plus personnels? N'en est‑il pas ainsi surtout de cette vertu que les Grecs appellent sophrosunè et les Latins tempérance, et qui réprime les appétits charnels, pour empêcher l’âme de se laisser entraîner à toutes les ignominies? Car on ne peut douter que le vice ne soit en nous, quand on entend ce mot de l'Apôtre : « La chair convoite contre l'esprit (Gal. V, 17); or la vertu est l'ennemie du vice, selon cette autre parole du même Apôtre : « l'esprit convoite contre la chair. Car, ajoute-t‑il, l'un et l'autre se combattent, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez. » (Ibid.) Or, lorsque nous tendons au plus haut degré du souverain bien, que voulons-nous faire, sinon détruire en nous le vice et anéantir cet antagonisme entre les convoitises de la chair et les aspirations de l'esprit? Malgré notre bonne volonté, nous ne pouvons arriver en cette vie à ce résultat; mais du moins, avec l'aide de Dieu, faisons en sorte que l'esprit ne cède point aux désirs de la chair, et prenons garde de prêter jamais notre consentement au péché. Aussi tant que nous serons engagés dans cette guerre intérieure, gardons‑nous bien de nous croire arrivés au bonheur que nous poursuivons comme fruit de notre victoire. Et quel est donc l'homme si vertueux et si sage, qu'il n'ait plus à combattre contre ses passions?
4. Que fait la vertu que l'on nomme prudence? N’emploie‑t‑elle pas une extrême vigilance à discerner les biens des maux, afin d'éviter toute erreur dans la poursuite des uns et la fuite des autres? Mais par là même elle témoigne que nous sommes au milieu des maux, ou qu'il y a des maux en nous. Cette vertu nous apprend que c'est un mal de se prêter à l'entraînement d'une passion pour pécher, et que c'est un bien d'y résister. Toutefois ce mal que la prudence nous enseigne à rejeter, et que la tempérance nous fait repousser, ni la prudence, ni la tempérance ne sauraient le détruire en cette vie. Que fait la justice, dont le propre est de rendre à chacun ce qui lui revient? Selon cette notion dans l'homme même, la justice de l'ordre naturel soumet l'esprit à Dieu, la chair à l'esprit, et par conséquent l'esprit et la chair à Dieu. Or n'est‑il pas évident que tout son travail consiste à établir cet ordre, et qu'elle ne peut encore se reposer comme ayant atteint son but? En effet, l'esprit est d'autant moins soumis à Dieu, que Dieu remplit moins ses pensées, et la chair est d'autant moins soumise à l'esprit qu'elle s'insurge davantage contre lui. Aussi tant que nous restons en proie à cette faiblesse, à cette maladie, à cette langueur, comment oserions‑nous nous dire en possession du salut? et sans le salut, où est pour nous le bonheur final? Et cette vertu que nous appelons la force, fût‑elle accompagnée de la plus haute
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sagesse, n'en est pas moins la démonstration très‑évidente de tous les maux qui exercent notre patience. Je ne puis comprendre comment les stoïciens ont l'audace de nier que ces maux soient réellement des maux, puisqu'ils avouent eux‑mêmes que s'ils deviennent tels que le sage ne puisse ou ne doive les supporter, il sera forcé de se donner la mort et de quitter la vie présente. Telle est la stupidité de l'orgueil chez ces hommes qui prétendent trouver ici‑bas la fin du bien, et se rendre heureux par eux-mêmes, que leur sage, du moins celui qu'ils dépeignent dans leur merveilleux égarement, lors même qu'il perdrait la vue, l'ouïe, la parole, l'usage de ses membres, lors même qu'il serait en proie à la douleur ou qu'il serait affligé de quelque mal que l'on puisse imaginer, au point d'être obligé de se donner la mort, ils oseraient encore le dire heureux au milieu de tant de maux! Vie vraiment heureuse, celle qui appelle la mort à son secours! si elle est heureuse, gardez‑la donc; mais si vous voulez vous en débarrasser à cause des maux qui la remplissent, comment serait‑elle heureuse? Ou comment n'appellerions‑nous pas maux ces douleurs qui subjuguent le bien de la force, qui contraignent cette vertu non‑seulement à céder, mais à tomber dans le délire au point de proclamer heureuse une vie dont elle veut que l'on se défasse? Est‑il donc quelqu'un d'assez insensé pour ne pas comprendre que si la vie est heureuse, ce n'est pas le cas de s'en défaire? Mais si ces philosophes pensent qu'il faut se débarrasser de la vie afin d'éviter les misères qui pèsent sur elle, pourquoi, ne renonceraient‑ils, pas à leur orgueil, qui les empêche de la reconnaitre comme misérable? Je vous le demande, est‑ce par un acte de patience ou d'impatience que Caton se donna la mort? Il n'aurait pas pris cette détermination, s'il eût pu supporter sans impatience la victoire de César. Où donc est la force? Elle céda, elle succomba, elle fut vaincue au point d'abandonner, de fuir et de déserter une vie heureuse! Est‑ce que déjà cette vie avait cessé d'être heureuse? Donc elle était malheureuse. Comment en effet n'aurait‑ce pas été un mal ce qui rendait la vie misérable et obligeait à la fuir?
5. C'est pourquoi ceux qui conviennent qu'il y a là un mal réel, comme les Péripatéticiens et les anciens Académiciens, dont Varron soutient la doctrine, ceux‑là parlent d'une manière plus sensée; toutefois ils sont dans une erreur étrange, quand ils prétendent que la vie est encore heureuse, alors même que les maux sont tels que, selon eux, celui qui les endure doit
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chercher à y échapper par une mort volontaire. « Ce sont des maux, dira‑t‑on, que les souffrances et les tortures de la douleur dans le corps; et ils méritent d'autant plus ce nom que les souffrances sont plus grandes; pour vous en délivrer, il faut quitter la vie. ‑ Et quelle vie? je vous prie. ‑ Cette vie, ajoute‑t‑on , qui porte le fardeau de maux si cruels. » Certes, elle est donc vraiment heureuse au milieu de tous ces maux, cette vie qu'ils vous obligent à quitter, comme vous le dites? L'appelez‑vous heureuse, parce que la mort vous offre un moyen de vous délivrer de ces maux? Mais alors que diriez‑vous si le jugement de Dieu vous obligeait à rester sous le poids de ces maux, s'il ne vous était point permis de mourir, et si vous ne pouviez un seul instant être affranchi de la douleur? Sans doute, alors du moins, vous diriez qu'une telle vie est malheureuse. Elle n'en est donc pas moins malheureuse parce que vous la quittez bientôt, puisque vous‑mêmes vous la jugeriez ainsi si elle devait durer éternellement. Aussi on ne peut nier la réalité d'une misère, parce qu'elle est peu prolongée; mais il serait encore plus absurde de donner le nom de bonheur à cette misère, parce qu'elle dure peu. Ils ont donc une grande puissance ces maux qui, selon nos philosophes, obligent même le sage à détruire en lui ce qui constitue sa nature d'homme; quand d'autre part ils disent, et cela conformément à la vérité, que la voix de la nature commande pour ainsi dire surtout et avant tout, à l'homme de songer à ses propres intérêts, et, par une conséquence naturelle, d'éviter la mort, dans ce besoin violent qu'il éprouve de s'aimer lui‑même, voulant rester un être animé par l'union de son corps avec son âme. Il faut qu'elle soit bien forte la puissance de ces maux, pour étouffer ce sentiment naturel qui nous fait éviter la mort autant que nous le pouvons et par tous les moyens; et pour le vaincre de telle sorte que l'on désire, que l'on recherche cette mort qui nous répugne naturellement, et que l'on aille jusqu'au suicide, si elle ne peut venir par une autre voie. Il faut qu'elle soit grande la puissance de ces maux, pour rendre la force homicide; si toutefois on peut encore appeler force cette qualité qui succombe ainsi sous le poids des maux, et qui, ayant le devoir de diriger et de défendre l'homme, non‑seulement ne peut plus le protéger par la patience, mais se trouve obligée de lui ôter la vie. A la vérité, le sage doit aussi subir la mort avec patience, mais quand elle lui vient d'une cause étrangère. Mais si, selon ces philosophes, il est contraint de se faire mourir lui‑même, il faut bien avouer que ce sont des maux, et des maux insupportables
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ceux qui le réduisirent à cette funeste détermination. Aussi on n'appellerait pas heureuse cette vie accablée de maux si graves et assujettie à des accidents si multipliés, si ceux qui parlent ainsi, voulaient se laisser convaincre par de bonnes raisons et céder à la vérité dans la recherche du bonheur, aussi bien qu'ils se laissent vaincre par la force des maux et cèdent à l'infortune en se donnant la mort; et s'ils ne se persuadaient pas que c'est dans cette vie mortelle qu'il faut jouir de la fin du souverain bien; dans cette vie, où les vertus elles‑mêmes, le bien de l'homme assurément le plus précieux et le plus utile, attestent avec d'autant plus de vérité la réalité des misères, qu'elles sont des secours plus puissants contre les dangers, les fatigues et les douleurs. Car les vraies vertus, qui ne se trouvent que là où est la piété, ne prétendent pas exempter de toutes les misères les hommes qui les pratiquent; les vraies vertus sont trop ennemies du mensonge pour avoir cette prétention ; mais elles tendent, par l'espoir de la vie future, à procurer le bonheur et le salut à la vie humaine, qui en ce monde est misérablement condamnée à des maux si grands et si nombreux. Car comment cette vie aurait-elle le bonheur, si elle n'a pas encore le salut? C'est pourquoi ce n'est pas des hommes qui ne connaissent ni la prudence, ni la force, ni la tempérance, ni la justice, mais de ceux qui pratiquent la vraie piété, et possèdent des vertus vraies, que parle l'apôtre saint Paul quand il dit : « Nous sommes sauvés en espérance. Or l'espérance qui se voit n'est plus espérance. Car qu'est‑ce qui espère ce qu'il voit déjà? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience. » (Rom. viii, 24 et 29.) De même donc que nous sommes sauvés en espérance, ainsi sommes‑nous heureux en espérance; et nous ne possédons, dans le présent, pas plus le bonheur que le salut, mais nous les attendons dans l'avenir; et nous attendons « avec patience, » parce que nous sommes enveloppés de maux qu'il faut supporter patiemment, jusqu'au jour où nous arriverons à cette fin qui réunit tous les biens, et qui dans ces biens nous procurera des jouissances ineffables : alors il n'y aura plus rien à supporter. Tel est le salut qui nous est réservé pour la vie future, ce sera en même temps la consommation de la béatitude. Les philosophes ne voulant pas croire à cette béatitude qui échappe à leurs yeux, s'efforcent de s'en façonner une très‑fausse, au moyen de vertus aussi mensongères que superbes.
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CHAPITRE V.
La vie sociale, assurément très‑désirable, est exposée souvent à bien des divisions.
Mais quand ils disent que la vie sociale doit être celle du sage, nous leur donnons bien plus volontiers notre approbation. En effet, cette Cité de Dieu, qui nous fournit déjà maintenant le dix‑neuvième livre de notre ouvrage, comment se formerait‑elle, comment se développerait‑elle, comment atteindrait‑elle ses fins légitimes, si les saints ne vivaient point en société? Mais qui saurait exposer la multitude et la grandeur des maux dont est remplie la société humaine dans la condition misérable de notre mortalité ? Qui pourrait en donner une juste appréciation? Ecoutez ce mot d'un personnage de leurs auteurs comiques, c'est un mot qui répond au sentiment et obtient l'approbation de tout le monde: « J'ai épousé une femme, quelle misère! Des enfants sont venus, autres soucis. » Et quels ne sont pas, selon le même Térence, les misères de l'amour? Les injures, les soupçons, les inimitiés, la guerre, puis la paix de nouveau, n'est‑ce pas là ce qui se retrouve partout dans les choses humaines? N'est‑ce point là ce qui se rencontre la plupart du temps entre des amis liés par de légitimes affections? Le monde n'est‑il pas rempli de ces désordres? D'une part les injures, les soupçons, les inimitiés, la guerre sont des maux certains, que nous sentons; mais la paix est un bien incertain, car nous ne connaissons pas les cœurs de ceux avec qui nous voudrions l'entretenir, et quand même nous saurions ce qu'ils sont aujourd'hui, nous ne savons pas ce qu'ils seront demain. Ainsi où se trouve ordinairement et où doit se trouver la plus étroite amitié, sinon entre ceux qui habitent sous le même toît? Et cependant qui peut y compter sincèrement? souvent des trames secrètes s'y opposent d'une manière si funeste! Et il en résulte une peine d'autant plus amère, que l'on goûtait une paix plus douce, une paix que l'on croyait fondée, alors qu'elle ne reposait que sur la plus perfide dissimulation. Aussi il est un mot de Cicéron (Contre Verrès, liv. ler) qui doit pénétrer tous les cœurs pour leur arracher des gémissements : « Il n'y a point de piéges plus secrets, dit‑il, que ceux qui se cachent sous la feinte du devoir, ou qui empruntent le nom de quelque étroite liaison. En effet, il est facile, avec un peu de précaution, d'éviter les embûches d'un adversaire déclaré; mais ce danger dissimulé, intime, domestique, n'existe pas seulement, mais il vous écrase avant que vous ayez pu l'a-
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percevoir et le reconnaître. », C'est pourquoi l'oracle divin vient aussi frapper douloureusement notre cœur : « L'homme a pour ennemis ceux de sa propre maison. » (Matth x, 36); car quand même il aurait assez de force d'âme pour supporter, et assez de sagesse et de vigilance pour écarter le piège tendu par une fausse amitié, l'homme honnête et bon devra nécessairement éprouver une sorte de torture cruelle en découvrant la malice et la méchanceté de ces amis perfides, soit qu'ils aient toujours été mauvais, tout en feignant la bonté, soit que chez eux la bonté ait fait place à la méchanceté. Si donc la demeure commune sous un même toit n'est point à l'abri de ces misères humaines, que dirons‑nous de la Cité? Plus elle est vaste, plus nombreuses seront devant les tribunaux les causes civiles et criminelles, alors même qu'il ne se produirait aucune sédition, je ne dirai pas seulement tumultueuse, mais plus souvent encore sanglante; et qu'il n'y aurait aucune guerre civile, ce dont les villes libres peuvent quelquefois éviter la réalité, mais jamais le danger.
CHAPITRE VI.
Combien l'homme se trompe dans ses jugements, quand la vérité est cachée.
Que dirai‑je des jugements humains auxquels ne peuvent pas toujours échapper les citoyens qui vivent dans les villes les plus pacifiques? Combien ces jugements peuvent être regrettables et malheureux, les juges ne pouvant pénétrer la conscience de ceux sur le sort desquels ils doivent prononcer! Ainsi pour découvrir la vérité, ils sont souvent réduits à torturer d'innocents témoins, au sujet d'une cause étrangère. Mais qu'en est‑il, quand un homme est soumis à la torture pour une affaire personnelle? on veut savoir s'il est coupable, et pour cela on le tourmente, et innocent il subit une peine très‑certaine pour un crime incertain, non qu'on ait découvert qu'il soit coupable, mais parce que l'on ignore s'il est coupable. Et ainsi l'ignorance du juge fait souvent le malheur de l'innocent. Or voici une chose bien plus intolérable, bien plus déplorable, et qui devrait faire couler des torrents de larmes : lorsque le juge tourmente un accusé dans la crainte de faire périr par erreur un innocent, par suite de sa funeste ignorance, il fait mourir innocent et torturé, celui qu'il torturait pour ne pas le faire mourir innocent. C'est ce qui arrive quand celui‑ci, aimant mieux, selon nos philosophes, renoncer à la vie que de supporter plus longtemps de telles rigueurs, se déclare coupable alors qu'il ne l'est pas. La condamnation prononcée et exécutée, le juge ne sait pas encore s'il a fait périr un innocent on un coupable,
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dans la personne de celui qu'il a soumis à la torture dans la crainte de faire mourir par erreur un innocent; ainsi, pour savoir la vérité, il a tourmenté un innocent, et il l'a fait mourir en restant dans son incertitude. Au milieu de ces obscurités que présente la vie sociale, un juge sage devra‑t‑il ou ne devra‑t‑il pas siéger? Il siégera assurément. C'est un devoir que lui impose rigoureusement la société, et il sait qu'il ne lui est pas permis de refuser cet office. Il sait que rien ne doit le lui interdire, ni parce que des témoins innocents, seront tourmentés dans une cause qui leur est étrangère; ni parce que des accusés, la plupart du temps vaincus par la douleur feront de faux aveux, et seront frappés innocents après avoir déjà subi la torture d'innocents; ni parce que, même sans avoir été condamnés à mort, ils succomberont dans les tourments ou à la suite des tourments; ni parce que les accusateurs eux-mêmes, voulant servir les intérêts de la société en poursuivant le crime, seront quelquefois condamnés par un juge trompé, lorsqu'ils ne pourront prouver ce qu'ils avancent, les témoins s'obstinant à mentir et l'accusé supportant la torture avec une constance inébranlable sans faire aucun aveu. Pour lui tous ces grands et nombreux inconvénients, ne sont point des péchés . Le juge sage en effet n'y est point entraîné par la volonté de nuire, mais par une suite fatale de l'ignorance, quand la société lui fait d'ailleurs un devoir de rendre la justice. C'est ce que nous appellerons une misère de l'homme, et ce que l'on ne peut imputer au sage comme un vice. Mais n'est‑ce pas assez que son ignorance inévitable l'excuse de juger et de torturer des innocents? Faut‑il encore qu'il soit heureux? Combien n'est‑il pas plus noble et plus digne de lui, de reconnaître là une misère humaine, qu'il détestera en lui‑même, et qui lui fera pousser vers Dieu ce cri inspiré par la sagesse : « Seigneur, délivrez‑moi de mes nécessités! » (Ps. xxiv, 17).
CHAPITRE VII.
De la diversité des langues qui rompt l’unité de la société humaine, et du mal qui se trouve dans les guerres, lors même qu'elles sont justes.
Après la Cité ou la ville vient l'univers, qui fait un troisième degré dans la société ; la maison d'abord, puis la ville, et enfin la terre entière; mais plus grande est la quantité des eaux amoncelées, plus grands sont les dangers; ainsi en est‑il de l'univers. D'abord c'est la di-
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versité des langues qui rend l'homme étranger à l'homme. En effet, que deux hommes, dont l'un ignore le langage de l’autre, se rencontrent et se trouvent réunis inévitablement par une nécessité quelconque, ces deux hommes ayant la même nature formeront plus difficilement société entre eux, que des animaux muets lors même qu'ils sont d'espèces différentes. Car la diversité seule du langage empêchant la communication des sentiments, la parfaite similitude de nature ne peut former une société entre les hommes; et ainsi un homme préférera la compagnie de son chien à celle d'un autre homme étranger. Mais, dira‑ton, une Cité dominatrice a tout fait pour imposer aux peuples vaincus, non pas seulement son joug, mais l'empire pacifique de sa langue; ainsi les interprètes abondent, loin de faire défaut. Soit, mais ce bienfait à quel prix a‑t‑il été acheté ? que de guerres longues et cruelles! que d'hommes sacrifiés ! que de sang humain répandu! Et après tant de maux, le terme n'est pas encore arrivé. Car, à la vérité, il y a toujours eu et il y a toujours des ennemis, des nations étrangères, que l'on a combattues et que l'on combat sans cesse; mais toutefois l'étendue même de l’empire a engendré des guerres encore plus funestes : les guerres civiles et sociales; triste fléau qui ébranle le genre humain, soit que l'excès en amène enfin l'apaisement, soit que l'on redoute de les voir renaître. Maux sans nombre, maux de toute nature, dures et cruelles nécessités! si je voulais en parler comme le sujet le mérite, malgré l'impossibilité de le traiter comme la nature l'exigerait, quand pourrais‑je mettre un terme à mon discours? Mais le sage, dira‑t‑on, n'entreprend que des guerres justes. Oublie‑t‑on donc que s'il se souvient qu'il est homme, il sera beaucoup plus attristé encore de se trouver en face de la nécessité qui lui impose les guerres justes : car si elles n'étaient pas justes, il ne devrait pas les entreprendre, et ainsi le sage ne ferait amais la guerre. Car c'est l'injustice de la partie adverse qui fournit au sage l'occasion d'une guerre juste; et tout homme doit déplorer cette injustice, comme étant le fait de l'humanité, quand même elle n'engendrerait pas la nécessité de la guerre. Aussi quiconque voit avec douleur ces maux si grands, si lamentables, si cruels, doit avouer que c'est là une triste condition ; mais quiconque les endure ou les considère sans en être péniblement touché, est assurément bien à plaindre de croire à son propre bonheur, car c'est qu'il a perdu tout sentiment humain.