Darras tome 31 p. 81
§ III. BAJAZET ET WICLEF
19. Sigismond n'eût pas mieux demandé que de travailler à reconstituer l'unité catholique; mais les Turcs lui créaient d'autres soucis, une plus immédiate sollicitude. Acrior illum cura domat. Appelé par la France, lui-même l'appelait à son secours contre les redoutables ennemis du christianisme. C'était le temps où Bajazet, surnommé l'Eclair ou la Foudre (Bayérit Ildérim) semblait justifier cet orgueilleux surnom par la rapidité de ses conquêtes et la soudaineté des coups qu'il frappait aux deux extrémités de son vaste empire. Sous lui la race turque des Ottomans ou des Osmanlis
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1 Hist. anon., pag. 330 332.
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achevait de subalterniser et d'absorber celle des Seldjoucides, ses précurseurs et ses anciens maîtres. On fait tort à Bajazet en ne lui donnant pas un rang distingué parmi les héros classiques ; ni le sang répandu ni les ruines accumulées ne lui manqnent pour mériter cet honneur. C'est bien là un de ces monstres de gloire dont parle saint Augustin, qui ne voient la grandeur que sur un immense piédestal de débris et de cadavres. Après avoir subjugué ce qui restait encore d'indépendant chez les montagnards de l'Asie Mineure, il avait saccagé la Bulgarie, la Valachie, la Servie, toutes les contrées du bas Danube. Thessalonique était en son pouvoir ; ses garnisons occupaient les forteresses de Silistrie, de Viddin, de Sistor et de Nicopolis, sans compter les places de moindre importance ; ses flottes ravageaient l'Attique et l'Eubée, les principales îles de la mer Ionienne. N'abandonnant jamais sa proie, il tenait Constantinople assiégée, maître déjà de Stamboul, l'un des principaux quartiers de cette capitale. L'empereur Jean Paléologue fait construire deux tours dans un but de protection et de défense; Bajazet lui mande aussitôt que s'il ne se hâte de les abattre, son fils Manuel, servant alors dans les armées du Barbare, aura les yeux crevés: les tours disparaissent. Jean Paléologue meurt, et Manuel s'enfuit pour prendre possession du trône ; le sultan lui écrit: « Un cadi doit résider à Constantinople, il ne convient pas que les Musulmans faisant le commerce dans cette ville soient soumis à des juges d'une autre nation. Telle est ma volonté ; si tu refuses d'obéir, ferme les portes de ta capitale et règne dans ses murs. Le reste m'appartient, en attendant qu'elle m'appartienne elle-même. « Manuel essaie de résister ; la Thrace expie le courage de son souverain nominal. Les hordes ottomanes avaient poussé leurs incursions jusqu'aux bords de l'Adriatique et menacé l'Italie. Le fanatisme surexcitait l'amour du pillage et de la guerre. On avait entendu plusieurs fois leur terrible capitaine annoncer qu'après avoir soumis le Hongrie, il irait à Rome faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre 1.
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1 Froissart., Citron., îv, il.
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20. Il n'en fallait pas tant pour rallumer au cœur de la noblesse française le souvenir de ses illustres aïeux et le feu des batailles orientales. Turcs ou Sarrasins, pour elle c'était la même chose : le Croissant en face de la Croix. Elle supportait d'ailleurs avec impatience l'inaction à laquelle l'entraînaient d'interminables trêves, celle en particulier que venaient de conclure Charles VI et Richard II, lors du mariage du second avec la fille aînée du premier. Il y eut en France un élan qui rappelait celui des croisades. A l'appel de Sigismond répondirent environ mille chevaliers, ayant chacun une nombreuse suite. Ils se rangèrent sous la bannière du comte de Nevers, fils aîné du duc de Bourgogne et cousin germain du roi. En tête de cette brillante chevalerie nous voyons le comte d'Eu, Philippe d'Artois, connétable de France depuis la disgrâce de Clisson, le comte de la Marche, appartenant à la famille de Bourbon, le vaillant amiral Jean de Vienne, le dernier des Coucy, Guy de la Trémouille, le maréchal de Boucicaut, les représentants des plus nobles maisons du royaume. Des Anglais et des Allemands s'étaient isolément attachés à l'expédition. Cette armée partit au printemps de I396, avec l'enthousiasme des anciens croisés, mais sans avoir accompli les cérémonies religieuses qui signalaient leur départ et caractérisaient les guerres saintes. S'il faut avouer qu'elle renfermait bien des éléments délétères, qu'elle déployait beaucoup trop de luxe et d'éclat, il est juste de dire qu'elle montrait une égale générosité; pas de solde royale ou princière : chaque chevalier servait à ses frais. Les aspirations n'étaient ni moins larges ni moins élevées : la jeunesse voulait aller à la conquête de la Palestine, après avoir réalisé celle de la Turquie. Il est convenu que l'armée française éblouit et scandalisa tous les pays qu'elle eut à traverser, sans en excepter les infidèles1. C'est une exagération dont les historiens modernes ont fait toujours, dans le même but, une sorte de dogme. Nous n'entendons pas assurément comparer ces chevaliers de la fin du quatorzième siècle à ceux que menaient Godefroi de Bouillon, Baudoin de Flandre ou saint Louis; mais sachons
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Jcvex. URSiif., Bist. Caroli, vi. — Froissart., Chron., ubi^supra.
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attendre pour mieux porter un jugement. Les Français joignirent Sigismond à Bude, et le roi de Hongrie se trouva dès lors avoir une armée d'environ soixante mille hommes : il pouvait tenter le sort des combats. Descendant le cours du Danube, il emporta comme en courant plusieurs places récemment tombées aux mains des Barbares, et prit position devant Nicopolis.
21. A la nouvelle de son approche. Bajazet, qui bataillait en Asie, s'était empressé de passer en Europe ; il se trouva bientôt, avec la majeure partie de ses forces, en présence des Chrétiens. Entre ennemis de ce caractère, le choc n'allait pas tarder. Il eut lieu le 21 septembre, selon les uns, le 28, selon les autres, et nommément Froissard. Par une téméraire et fatale audace, les Français seuls furent engagés. Ils n'écoutèrent ni les ordres de Sigismond, à la voix duquel ils avaient été d'abord si dociles, ni les conseils des plus expérimentés d'entre eux. Renouvelant une manœuvre dont leurs pères s'étaient si mal trouvés à Poitiers, ils mirent pied à terre, ces guerriers identifiés pour ainsi dire avec leurs chevaux, comme leur nom l'atteste ; et, l'épée à la main, ils se précipitent au milieu des Ottomans. Entourés par cette cavalerie tartare qui sait également attaquer et reculer, se découvrir et se dérober, criblés de flèches, attendant un secours qui ne doit pas leur arriver, ils succombent. Leurs chevaux dispersés portent l'épouvante dans le camp des Hongrois, qui prennent immédiatement la fuite, mais sans échapper au glaive des vainqueurs. Sigismond, entraîné dans la déroute, se jette dans une barque de pêcheurs1, suit de nouveau le cours du Danube, se lance dans le Pont-Euxin, pour traverser ensuite les mers de la Grèce et revenir par l'Adriatique dans sa patrie, où l'attendent les ressentiments provoqués par sa défaite. Plus de quatre cents chevaliers français sont restés sur le champ de bataille ; les autres sont faits prisonniers. Le Sultan déshonore sa victoire en les massacrant tous le lendemain, à part ceux dont il espère une riche rançon. Les historiens en comptent seulement vingt-quatre. Jean de Nevers, le
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1 Ilist. anon., pag. 352-357. — Pahl. Emil., de reb. Gest. Franc, lib. X. — PniuxTz., Citron. Constant., i, 19, et alii.
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malheureux chef de cette expédition, est de ce petit nombre. Il eût mérité comme Jean de Vienne, le grand amiral, et tant d'autres de ses valeureux compagnons, de mourir dans la mêlée. Ce digne petit-fils du héros de Poitiers avait tellement frappé d'admiration les Chrétiens et les Infidèles qu'ils lui décernèrent tous ce nom de Sans-Peur dont sera plus tard honoré le modèle de la chevalerie. Sa captivité se prolongea plus d'un an. On n'apprit en France le désastre de Nicopolis qu'aux fêtes de Noël ; et cette nouvelle répandit partout une consternation profonde. Ce n'est pas au premier moment qu'on pouvait réunir la somme énorme de deux cent mille ducats exigée par le cupide sultan, ni dans quelques semaines qu'on pouvait l'envoyer à cette distance. Quand vint l'heure du rachat, le prince dut s'engager à ne plus porter les armes contre les Turcs. Voyant son humiliation et sa répugnance, Bajazet lui dit : « Je te rends ta parole ; je dédaigne au même degré tes armes et tes serments. Jeune homme, peut-être auras-tu l'ambition d'effacer la honte ou de réparer le malheur de cette folle entreprise. Va, rassemble tes guerriers, prends les dispositions nécessaires; annonce-moi seulement ton retour, et sois sûr que tu trouveras Bayézit Ildérim toujours prêt à t'offrir la revanche. »
22. La revanche ! Dieu la prendra par les mains de Tamerlan, sans trop la faire attendre! Les chevaliers français tombés sur les rives du Danube étaient bien ses témoins, malgré les fautes réelles qu'ils avaient commises et les calomnies qu'ils ont subies. De tous ceux qui survécurent à la bataille, pas un ne demanda merci, pas un n'eut un instant de défaillance et ne renia son Dieu ; tous courbèrent la tête sous le cimeterre en témoignant les plus purs et les plus vifs sentiments de religion. Ainsi parle l'histoire ; vainement on chercherait un démenti dans les auteurs contemporains. Plusieurs attestent, dans le même ordre d'idées, une chose singulièrement remarquable, qui s'impose à notre récit par l'autorité de la justice non moins que par celle de la vérité. Poussant la haine et la vengeance au-delà de la mort, quand la victoire inspire ordinairement la clémence, le sultan défendit d'enterrer le corps des chré-
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tiens, pour les livrer en pâture aux bêtes féroces, aux oiseaux de proie, ou du moins à la vermine. Or, il arriva que ces corps jonchant au loin la plaine, non seulement furent respectés par les animaux, mais encore demeurèrent à l'abri de la corruption1. Un jour l'officier turc qui gouvernait la province et commandait dans Nicopolis, visitant le théâtre du carnage avec un gentilhomme français nommé Gauthier des Roches, lui demanda ce qu'il en pensait, quelle explication il donnait de cette étonnante merveille. Celui-ci répondit : « C'est visiblement un effet de la protection divine sur ces corps autrefois habités par des âmes chrétiennes. — Tu mens, répliqua le Barbare ; telle n'est pas l'explication. Les hommes dont nous voyons les misérables restes étaient remplis de tant d'impuretés et d'ignominies, que les brutes elles-mêmes ont horreur de leurs chairs et n'osent s'en repaître. » Mais la corruption? voilà le mystère, et voilà de plus l'apologie. Révoquer le fait en doute, ou le traiter de pure invention, ou mieux le passer entièrement sous silence, pour n'avoir pas à le discuter, c'est facile. ; mais honnête et rationnel, non en aucune sorte. On n'élimine pas ainsi la déposition des témoins, la parole d'un gentilhomme, d'un de ces vieux chevaliers pour qui le mensonge était un crime de félonie, on ne supprime pas une page historique garantie sous la foi du serment, parce qu'on aura résolu de la travestir ou de la taire. Tous les prisonniers ne revirent pas leur patrie ; le connétable Philippe d'Artois et le sire de Coucy moururent dans les fers de l'islamisme, à la veille de recouvrer la liberté. Mais le comte de la Marche, le maréchal de Boucicaut et plusieurs autres, avec le comte de Nevers, reparurent en France, et ne manquèrent pas de rendre témoignage à leurs amis, à ces vaillants frères d'armes qu'ils avaient laissés couchés sans sépulture sur le sol étranger.