Suppression des Jésuites 5

Darras tome 39 p. 407

 

   « Or, venant à considérer que l'esprit de l'Église est indivisible, unique, seul et vrai, comme il l'est en effet, nous avons sujet de croire qu'elle ne peut se tromper d'une manière si solennelle. Et cependant, elle nous induirait en erreur, nous donnant pour saint et pieux un institut qu'on maltraitait alors si cruellement, sur lequel l'Église, et par elle l'Esprit-Saint, s'énoncent en ces propres termes : Nous savons de science certaine qu'il respire très-fort une odeur de sainteté : en munissant du sceau de son approbation et confirmant de nouveau, non seulement l'institut en lui-même, qui était en butte aux traits de ses ennemis, mais encore les membres qui le composaient, les fonctions, qui y étaient exercées, la doc­trine qui s'y enseignait et les glorieux travaux de ses enfants, qui répandaient sur lui un lustre admirable, en dépit des efforts de la calomnie et malgré les orages des persécutions. L'Église se trom­perait donc effectivement et nous tromperait noui-mêmes, voulant nous faire admettre le bref destructif de la Compagnie, ou bien, en supposant qu'il va de pair, tant dans sa légitimité que dans son universalité, avec la constitution dont nous avons parlé. Nous mettons à part, très-saint Père, les personnes qu'il nous serait aisé de désigner et de nommer, tant ecclésiastiques que séculières, qui se sont égarées et ont trempé dans cette affaire. Elles sont, à dire vrai, de caractère, de condition, de doctrine et de sentiment, pour ne rien dire de plus avantageux, que cela seul suffirait pour nous faire porter avec assurance le jugement formel et positif que ce bref, qui détruit la Compagnie de Jésus, n'est autre chose qu'un jugement isolé et particulier, pernicieux, peu honorable à

==========================================

 

p408  PONTIFICAT   DE CLÉMENT  XIV   (t7G'J-177 i)

 

la tiare et préjudiciable à la gloire de l'Église, à l'accroissement et à la conservation de la foi orthodoxe.

 

   « D'un autre côté, Saint-Père, il n'est pas possible que je me charge d'engager le clergé à accepter ledit bref. Je ne serais pas écouté sur cet article, fussé-je assez malheureux pour vouloir y prêter mon ministère, que je déshonorerais. La mémoire est encore toute récente de cette assemblée générale que j'eus l'honneur de convoquer, par ordre de Sa Majesté, pour y examiner la nécessité et l'utilité des Jésuites, la pureté de leurs doctrines, etc. En me chargeant d'une pareille commission, je ferais une injure très notable à la religion, au zèle, aux lumières et à la droiture avec laquelle ces prélats exposèrent au roi leur sentiment sur les mêmes points qui se trouvent en contradiction et anéantis par ce bref de destruction. Il est vrai que, si l'on veut montrer qu'il a été nécessaire d'en venir là, colorant cette destruction du spécieux prétexte de la paix, laquelle ne pouvait subsister avec la Compa­gnie subsistante ; ce prétexte, très saint Père, tout au plus pourra suffire pour détruire tous les corps jaloux de cette Compagnie, et la canoniser elle-même sans autre preuve ; et c'est ce prétexte-là même qui nous autorise, nous, à former dudit bref un jugement très juste, mais fort désavantageux.

 

   « Car quelle peut être cette paix qu'on nous donne pour incompa­tible avec cette Société ? Cette réflexion a quelque chose d'effrayant et nous ne comprendrons jamais comment un tel motif a eu la force d'induire V. S. à une démarche aussi hasardée, aussi péril­leuse, aussi préjudiciable. Certainement la paix qui n'a pu se con­cilier avec l'existence des Jésuites est celle que Jésus-Christ appelle insidieuse, fausse et trompeuse ; en un mot, celle à qui l'on donne le nom de paix et qui ne l'est pas : Pax, pax, et non erat pax, cette paix qu'adoptent le vice et le libertinage, la reconnaissant pour leur mère, qui ne s'allia jamais avec la vertu, qui, au con­traire, fut toujours ennemie capitale de la piété. C'est exactement à cette paix que les Jésuites, dans les quatre parties du monde, ont constamment déclaré une guerre vive, animée, sanglante, et pous­sée avec la dernière vigueur et le plus grand succès. C'est contre

========================================

 

p409 CHAP.   IX.     VIE DE  CLÉMENT  XIV  ET   SUPPRESSION,   ETC.     

 

cette paix qu'ils ont dirigé leurs veilles, leur attention, leur vigi­lance, préférant des travaux pénibles à une molle et stérile oisi­veté. C'est pour l'exterminer qu'ils ont sacrifié leurs talents, leurs peines, leur zèle, les ressources de l'éloquence, voulant lui fermer toutes les avenues par où elle tenterait de s'introduire et de porter le ravage dans le sein du christianisme, tenant les âmes sur leurs gardes pour les en affranchir; et lorsque, par malheur, cette fatale paix avait usurpé du terrain et s'était emparée du cœur de quel­ques chrétiens, alors ils l'allaient forcer dans ses derniers retran­chements, ils l'en chassaient aux dépens de leurs sueurs, et ne craignaient point de braver les plus grands dangers, n'espérant d'autre récompense de leur zèle et de leurs saintes expéditions que la haine des libertins et la persécution des méchants.


« C'est de quoi l'on pourrait alléguer une infinité de preuves non moins éclatantes, dans une longue suite d'actions mémorables, qui n'a jamais été interrompue depuis le jour qui les vit naître jus­qu'au jour fatal à l'Église qui les a vu anéantir. Ces preuves ne sont ni obscures, ni même ignorées de Votre Sainteté. Si donc, je le redis encore, si cette paix qui ne pouvait subsister avec cette Compagnie, et si le rétablissement d'une telle paix a été réelle­ment le motif de la destruction des Jésuites, les voilà couverts de gloire. Ils finissent comme ont fini les apôtres et les martyrs ; mais les gens de bien en sont désolés, et c'est aujourd'hui une plaie bien sensible et bien douloureuse faite à la piété et à la vertu.

 

   « La paix qui ne pouvait se concilier avec l'existence de la Société n'est pas aussi cette paix qui unit les cœurs, qui s'y entretient réciproquement et qui prend chaque jour de nouveaux accroisse­ments en vertu, en piété, en charité chrétienne, qui fait la gloire du christianisme et relève infiniment l'éclat de notre sainte reli­gion. Ceci ne se prouve pas, quoique la preuve en soit très facile, non par un petit nombre d'exemples que cette Société pourrait nous fournir depuis le jour de sa naissance jusqu'au jour fatal et à jamais déplorable de sa suppression, mais par une foule innom­brable de faits qui attesteront que les Jésuites furent toujours et en

=========================================

 

p410  PONTIFICAT  DE CLÉMENT XIV  (1709-1774)

 

tout temps les colonnes, les promoteurs et les infatigables défen­seurs de cette solide paix. On doit se rendre à l'évidence des faits qui portent avec eux la conviction dans tous les esprits.


« Au reste, comme je ne prétends pas faire dans cette lettre l'apo­logie des Jésuites, mais seulement mettre sous les yeux de Votre Sainteté quelques-unes des raisons qui, dans le cas présent, nous dispensent de lui obéir, je ne citerai ni les lieux, ni les temps, étant chose très facile à Votre Sainteté de s'en assurer par elle-même et ne pouvant les ignorer.


« Outre cela, très saint-Père, nous n'avons pu remarquer sans frayeur que le susdit bref destructif faisait hautement l'éloge de certaines personnes dont la conduite n'en mérita jamais de Clé­ment XIII, de sainte mémoire, et, loin de cela, il jugea toujours devoir les écarter et se comporter à leur égard avec la plus scru­puleuse réserve.

 

   « Cette diversité de jugement mérite bien qu'on y fasse attention, vu qu'il ne jugeait pas même digne de l'honneur de la pourpre ceux à qui Votre Sainteté semble souhaiter celui de la tiare. La fermeté de l'un et la connivence de l'autre ne se manifestent que trop clairement. Mais, enfin, on pourrait peut-être excuser la con­duite du dernier, si elle ne supposait pas l'entière connaissance d'un fait qu'on ne peut tellement déguiser qu'on ne l'entrevoie.

 

   « En un mot, très-saint Père, le clergé de France étant un corps des plus savants et des plus illustres de la Sainte Église, lequel n'a d'autre vue ni d'autre prétention que de la voir de jour en jour plus florissante ; ayant mûrement réfléchi que la réception du bref de Votre Sainteté ne pouvait qu'obscurcir sa propre splendeur, il n'a voulu ni ne veut consentir à une démarche qui, dans les siècles à venir, ternirait la gloire en possession de laquelle il se main­tient ne l'admettant pas, et il prétend, par sa très-juste résistance actuelle, transmettre à la postérité un témoignage éclatant de son zèle pour la foi caholique, pour la prospérité de l'Eglise romaine et en particulier pour l'honneur de son chef visible.

 

   « Ce sont là, très-saint Père, quelques-unes des raisons qui nous déterminent, moi et tout le clergé de ce royaume, à ne jamais per-

==========================================

 

p411 CHAP.   IX.     VIE DE CLÉMENT  XIV ET  SUPPRESSION,   ETC. 

 

mettre la publication d'un tel bref et à déclarer sur cela à Votre Sainteté, comme je le fais par la présente lettre, que telles sont nos dispositions et celles de tout le clergé qui, d'ailleurs, ne cessera jamais de prier avec moi le Seigneur pour la sacrée personne de Votre Béatitude, adressant nos très humbles supplications au divin Père des lumières, afin qu'il daigne les répandre abondamment sur Votre Sainteté, et qu'elles lui découvrent la vérité dont on a obscurci l'éclat. «

 

   20. L'autre document est le jugement de Léonard Antonelli, cardinal, neveu du cardinal Nicolas Antonelli secrétaire des brefs sous Clément XIII. Pie VI, en 1775, avait demandé aux cardinaux ce qu'ils pensaient de la destruction des Jésuites, faite sans leur aveu ; Antonelli répondit :

Clément XIV, dans son bref, déclare, à la vérité, la destruction des Jésuites comme entière et totale ; mais l'est-elle? Non, il n'a pu l'effectuer ; peut-être même n'a-t-il pas prétendu qu'elle eût tout son effet. Le corps de la Compagnie n'est pas supprimé, mais subsiste encore; car autre chose serait dire: Des membres particuIiers et isolés ont été supprimés : autre chose est dire : Le corps ne subsiste plus. L'abolition d'un corps est une espèce de mort ; or, la mort est indivisible, rien ne vit plus après elle. Telle doit être l'abolition dont je parle ; elle doit être indivisible et embrasser la Société avec tous ses membres. En épargne-t-el!e quelques mem­bres, c'est à tort qu'on l'appelle l'abolition : la Société vit dans les membres que l'arrêt n'a pas frappés. Voyons maintenant si la Com­pagnie de Jésus a subi cette extinction totale, cette mort ecclésias­tique.

 

   Les Jésuites en France, pour ne pas parler d'autres pays, ne sont-ils pas encore Jésuites comme ils l'étaient avant le bref de Clément XIV ? Auraient-ils cessé de l'être en vertu des arrêts des parlements qui ne méritent que du mépris, lorsqu'ils ont la témé­rité de prononcer en matière de vœux? Auraient-ils cessé de l’être en vertu du bref? Il faudrait pour cela que le bref leur eût été signifié par l'autorité spirituelle des évêques sous lesquels ils se trouvent,  ce qui nulle  part en France n'a eu lieu. Il y a donc

=========================================

 

p412  PONTIFICAT   DE CLÉMENT  XIV  (17G9-1774)

 

encore bon nombre de sujets qui, selon les canons,  sont de vrais Jésuites. La Compagnie n'est donc pas morte, elle vit en eux.

 

   Cette vie, cette existence se démontre encore par toutes les rai­sons qui prouvent incontestablement que le bref de Clément XIV est injuste, nul et de nulle valeur. Pour s'en convaincre, il suffit de considérer les circonstances où il a été donné, les motifs qui y sont exprimés, l'esprit qui l'a dicté, les vues qui l'ont fait deman­der, la manière enfin dont il a été promulgué. On n'examine pas ici s'il a été permis ou non de souscrire un tel bref; le monde impartial convient de l'injustice de cet acte ; il faudrait être, ou bien aveugle, ou porter une haine mortelle aux Jésuites pour ne pas s'en apercevoir. Dans le jugement qu'on a porté contre eux, quelle règle y a-t-on observée? Les a-t-on entendus? Leur a-t-on permis de produire leurs défenses ? Une telle manière de procéder prouve qu'on a craint de trouver des innocents. L'odieux de pareil­les condamnations, en couvrant les juges d'infamie, fait honte au Saint-Siège même, si le Saint-Siège, en anéantissant un jugement si inique, ne répare son honneur.

 

   En vain les ennemis des Jésuites nous prônent-ils des miracles pour canoniser le bref avec son auteur. La question est si l'abolition est valide ou non. Pour moi, je prononce sans crainte de me trom­per que le bref qui la détruit est nul, invalide et inique, et qu'en conséquence la Compagnie de Jésus n'est pas détruite. Ce que j'a­vance ici est appuyé sur quantité de preuves dont je me contente d'alléguer une partie.

 

   Votre Sainteté le sait aussi bien que Messeigneurs les cardinaux, et la chose n'est que trop éclatante au grand scandale du monde, que Clément XIV a offert de lui-même et promis aux ennemis des Jésuites ce bref d'abolition, tandis qu'il n'était encore que personne privée, et avant qu'il ait pu avoir toutes les con­naissances qui regardaient cette grande affaire. Depuis, étant Pape, il ne lui a jamais réussi de donner à ce bref une forme authenti­que et telle que les canons la requièrent.

 

   Une faction d'hommes actuellement en dissension avec Rome, et dont tout le but était de troubler et renverser l'Église de Jésus-

========================================

 

p413 CHAP.  IX.    VIE DE CLÉMENT  XIV  ET   SUPPRESSION,   ETC. 

 

Christ, a négocié la signature de ce bref, et l'a enfin extorquée d'un homme déjà trop lié par ses promesses pour oser se dédire et se refuser à une telle injustice.

Dans cet infâme trafic, on a fait au chef de l'Église une ouverte violence ; on l'a flatté par de fausses promesses et intimidé par de honteuses menaces.


On ne découvre dans ce bref nulle marque d'authenticité ; il est destitué de toutes les formalités canoniques indispensablement requises dans toute sentence définitive. Ajoutez qu'il n'est adressé à personne, quoiqu'on le donne pour une lettre en forme de bref. Il est à croire que ce rusé Pape a manqué à dessein à toutes les for­malités, pour que son bref, qu'il n'a souscrit que malgré lui, parût nul à quiconque.

 

   Dans le jngement définitif et l'exécution du bref, on n'a observé aucune loi, ni divine, ni ecclésiastique, ni civile ; au contraire on y a violé les lois les plus sacrées que le souverain pontife juge d'observer.

 

   Les fondements sur lesquels le bref s'appuie ne sont autre chose que des accusations faciles à détruire, de honteuses calomnies, de fausses imputations.  

 

   Le bref se-contredit : ici il affirme ce qu'il nie ailleurs; ici il accorde ce qu'il refuse peu après.

 

   Quant aux vœux tant solennels que simples, Clément XIV s'attri­bue, d'un côté, un pouvoir tel qu'aucun Pape ne s'est jamais attri­bué ; d'un autre côté, par des expressions ambiguës et indécises, il laisse des doutes et des anxiétés sur des points qui devraient être le plus clairement déterminés.

 

   Si l'on considère les motifs de destruction que le bref allègue, en en faisant l'application aux autres ordres religieux, quel ordre, sous les mêmes prétextes, n'aurait pas à craindre une semblable disso­lution?  On peut donc le regarder comme un bref tout préparé pour la destruction générale de tous les ordres religieux.

 

   Il contredit et annule, autant qu'il le peut, beaucoup de bulles et de constitutions du Saint-Siège, reçues et reconnues par toute l'Église, sans en donner le motif. Une si téméraire condamnation des déci-

==========================================

 

p414      PONTlflCAT   Dli  CLK.MKNT   XIV   (1709-1774)

 

sions de tant de pontifes prédécesseurs de Ganganelli peut-elle être supportée par le Saint-Siège ?

 

   Ce bref a causé un scandale si grand et si général dans l'Église qu'il n'y a guère que les impies, les hérétiques, les mauvais catho­liques et les libertins qui en aient triomphé.

 

   Ces raisons suffisent pour prouver que ce bref est nul et de nulle valeur, et par conséquent que la prétendue suppression des Jésui­tes est injuste et n'a produit nul effet. La Compagnie de Jésus sub­sistant donc encore, le Siège apostolique, pour la faire paraître de nouveau sur la terre, n'a qu'à le vouloir et parler ; aussi je suis dans la persuasion que Votre Sainteté le fera, car je raisonne ainsi:

 

   Une société dont les membres tendent à une même fin, qui n'est autre que la gloire de Dieu, qui pour y arriver se servent des moyens qu'emploie la Compagnie, qui se conforment aux règles prescrites par l'Institut, qui s'entretiennent dans l'esprit de la Com­pagnie, une telle société, quels que soient son nom, son habit, est très nécessaire à l'Eglise dans ce siècle de la plus affreuse déprava­tion. Une telle société n'eût-elle jamais existé, il faudrait l'établir aujourd'hui. L'Église, attaquée au XVIe siècle par des ennemis furieux, s'est louée des grands services qu'elle a tirés de la Compa­gnie fondée par S. Ignace. A la vue de la défection du XVIIIe siè­cle, l'Église voudra-t-elle se priver des services que cette même Compagnie est encore en état de lui rendre? Le Saint-Siège eut-il jamais plus besoin de généreux défenseurs que dans ce temps où l'impiété et l'irréligion font les derniers efforts pour en ébranler les fondements? Ces secours, combinés par une société entière sont d'autant plus nécessaires que des particuliers, libres de tout engagement, sans avoir été formés sous des lois telles que celles de la Compagnie, sans avoir pris son esprit, ne sont pas capables d'entreprendre et de soutenir les mêmes travaux.

 

   21. Une question domine toutes les autres; les Jésuites étaient-ils coupables? Jusqu’ici on les a beaucoup accusés, beaucoup frap­pés, mais pas jugés. Les voici maintenant logés au château Saint-Ange. On avait offert à Ricci de soustraire aux regards les papiers les plus importantants de l'Ordre et de les cacher en lieu sûr. Ricci

=========================================

 

p415 CHAP.   IX.      VIE  DE  CLÉMENT  XIV  ET   SUPPRESSION,   ETC.                                        

 

déclara qu'il ne consentirait jamais à des mesures qui pourraient faire suspecter la parfaite innocence de la Compagnie. Ordre fut donné de laisser les archives et les livres de compte à leur place ordinaire ; chacun se conforma à la prescription du général. Main­tenant le général et ses assistants sont sous les verrous comme pré­venus ; leurs papiers sont entre les mains de leurs adversaires; une commission présidée par le cardinal Corsini doit les juger. Par un étrange renversement, cet appareil de justice qui épouvante les juges, ne trouble pas les accusés. On traîne en longueur, on tem­porise, on surseoit pour vaquer aux recherches et trouver enfin ce papier accusateur qui motivera la condamnation. On cherche depuis plus d'un siècle ; on accuse, on frappe toujours ; mais on n'a pas encore trouvé l'acte qui peut amnistier les juges. Le domi­nicain Mamachi avait été chargé de dresser un réquisitoire ; il l'avait dressé avec cette âpreté habile à créer des torts plus qu'à s'y autoriser ; le tribunal exceptionnel et tout puissant était en mesure de produire et de prouver les accusations. Or, quels inter­rogatoires a-t-on faits aux prisonniers ? Sur quelles imputations a roulé ce grand procès? Sur deux chefs principaux : les trésors dont on supposait l'Ordre possesseur ; et les démarches faites par les supérieurs de l'ordre pour empêcher sa ruine. Voilà à quoi se réduit ce cortège formidable de griefs formulés avec tant de vio­lence. Il nous semble que le lecteur ne verra pas sans intérêt sur quoi l'on croyait pouvoir interroger le P. Ricci et ce que pouvait répondre le supérieur d'une société de plus de vingt mille sujets, condamnés solennellement à la mort civile et religieuse, comme incompatibles avec le repos des nations.

 

   Après quelques questions vagues et sans importance l'avocat Andréatti, qui remplissait les fonctions de criminalisle, fit les demandes suivantes ; nous les traduisons du texte italien de l'inter­rogatoire, écrit de la main même de l'ex-général :

 

   « Question : On me demanda si l'on avait fait, durant mon gou­vernement, quelque changement dans l'institut de l'Ordre ?

 

   « Réponse : Absolument aucun ; et j'ai eu soin d'en conserver exactement l'intégrité.

========================================

 

p416 PONTIFICAT   DE  CLÉMENT   XIV  (17G9-1774)

 

   « Question : S'il y avait des abus dans l'Ordre?

 

   « Réponse : Des abus qui fussent en quelque sorte communs, il n'y en avait point, par la miséricorde divine, au contraire il y avait dans la compagnie beaucoup de régularité, de piété, et surtout d'union et de charité ; ce qui était démontré, puisque en quinze ans de tribulations extrêmes, il n'y avait eu ni trouble, ni tumulte interne, et que tous étaient restés très attachés à leur état, quoiqu'il fut persécuté à l'excès. Cela n'empêche pas que, selon la conduite humaine il ne naquit quelquefois des abus parti­culiers, auxquels on apportait les remèdes convenables.

 

   « Question : Si je croyois n'avoir plus aucune autorité depuis la suppression de la Compagnie ?

 

   « Réponse : J'en suis très persuadé ; et il faudrait être fou pour s'imaginer le contraire.

 

   « Question : Quelle autorité j'aurais cru avoir si le Pape, sans abolir la société, avait disposé d'elle d'une autre manière?

 

   « Réponse : L'autorité que le Pape m'eût laissée, et non une autre.... Mais ici je fis remarquer que ces dernières questions re­gardant les sentiments purement intérieurs, qui ne sont point sujets au for extérieur, j'y avais suffisamment répondu. »

 

   Vint enfin une des questions culminantes dans toute cette affaire; on demanda au général de la société détruite : « Où sont les tré­sors de l'Ordre?» A une pareille question, l'on aurait pu s'atten­dre aux protestations les plus vives et les plus animées. Le P. Ricci répond avec un calme, une brièveté et une simplicité qui étonnent et confondent. Du reste, la réponse était facile : il n'y avait pas de trésors. Mais l'histoire, l'impartiale histoire répond ainsi à la décharge de toute la compagnie, dont on a tant vanté les trésors imaginaires, que personne n'a jamais vus ni touchés. On ne le sait que trop, en effet, après l'expulsion des Jésuites, de Portugal, de France et d'Espagne, le général voulut venir au secours de ses frères expulsés ; mais, dans l'état de pénurie où se trouvaient presque toutes les provinces, il dut se confier à la charité publique. Aussi, aux questions qui lui étaient adressées, s'il avait caché des meubles ou de l'argent dans les souterrains du

==========================================

 

p417 CHAP.   IX.     VIE  DE  CLÉMENT   XIV  ET   SUPPRESSION, ETC.                                                 

 

Gesù, s'il avait envoyé de l'argent hors de Rome, le P. Ricci affirma que « ni lui ni aucun autre de sa connaissance et avec son aveu n'avait envoyé hors de Rome un sou pour le conserver, et n'avait rien mis sur la banque....» il ajouta que « la persuasion des trésors cachés ou placés était très fausse ; qu'elle n'était qu'un bruit populaire sans fondement, inventé peut-être par des ennemis, ou bien occasionné par la splendeur avec laquelle les Jésuites tenaient leurs églises ; que ce n'était là qu'un songe, qu'un délire, une véritable manie ; qu'il trouvait fort étonnant que des personnnes de mérite ajoutassent foi à cette fable ; qu'on devait enfin être convaincu de sa fausseté par les recherches elles-mêmes si multipliées et si étranges qui avaient été inutilement faites tant à Rome que dans différents pays, pour découvrir cet argent imaginaire. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon