Darras tome 14 p. 593
16. Au moment où Radegonde, âgée de vingt-cinq ans, commençait à Poitiers sa vie de réclusion et de pénitence, sa belle-mère, sainte Clotilde, achevait la sienne à Tours. La veuve de Clovis I, la mère de la grande nation chrétienne des Francs, avait épuisé la coupe des douleurs humaines, et rendu en bénédictions tout le fiel dont on abreuva ses lèvres. Depuis le meurtre de ses petits-fils, elle n'avait plus quitté le tombeau de saint Martin, asile
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1 Moines d'Occident, tom. 11, pag. 344.
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de sa vieillesse et consolation de ses maternelles douleurs. Elle était chaque jour témoin des miracles qui s'opéraient par l'intercession du thaumaturge. « Au nombre des infirmes qui accouraient à la basilique, dit saint Grégoire de Tours, on remarquait un jeune homme frappé d'une surdi-mutité accidentelle. Il se nommait Théodemund. Sa ferveur ne se lassait point. Agenouillé des journées entières près du saint tombeau, on voyait ses lèvres s'agiter dans une prière continuelle, et des larmes couler sans cesse de ses yeux. Quand les spectateurs émus de sa misère lui donnaient quelque aumône, il la distribuait aussitôt à ses compagnons d'infortune et de pauvreté. Cela dura trois ans. Un jour, averti par une vision divine, il vint se placer devant le maître-autel, et là, se tint debout, les yeux et les mains levés vers le ciel. En ce moment un flot de sang noirâtre s'échappa de sa bouche et coula longtemps. On eût dit, à voir le ruisseau ensanglanté tombant de ses lèvres, qu'il avait la gorge coupée par un fer invisible. Il faisait effort et se penchait à terre pour se débarrasser de cet afflux de sang. Enfin il se releva : l'ouïe et la parole lui étaient revenues, et de nouveau, les yeux et les mains levés au ciel, il s'écria : Grâces immortelles vous soient rendues, très-bienheuroux Martin ! C'est vous qui rouvrez ma bouche si longtemps fermée. A vous mes louanges pour jamais ! — La foule, qui remplissait la basilique, éclata en transports d'allégresse. La bienheureuse Clotilde voulut prendre soin de l'adolescent. Elle le fit admettre dans l'école qu'elle entretenait à Tours. Théodemund s'y distingua par son application et sa piété. En quelques mois il apprit et récitait de mémoire toute la série des psaumes. Dieu en fit plus tard un clerc accompli, qui rendit de grands services à l'Eglise1. » Clotilde elle-même était devenue thaumaturge. « A l'époque où les princes francs, ses fils, dit Grégoire de Tours, se livraient des combats fratricides, il advint que Childebert et Théodebert, à la tête d'une armée, se mirent en marche contre Clotaire. Celui-ci, désespérant de résister à leur attaque, s'enfuit avec les siens dans la forêt d'Arelaunum 2, où il cher-
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1. Greg.Turon., De mime. S. Martini, lib. I, cap. vu; Patr. lat., tom. LXXI, col. 921. — 2. C'était la forêt dite aujourd'hui de Bretonne ou de Routot,sur les bords de la Seine, près de Caudebec.
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cha a se couvrir par de grands abattis d'arbres. Mais cet expédient était d'un faible appui; le prince fugitif ne comptait plus que sur la miséricorde de Dieu. Cependant la bienheureuse reine Clotilde, à cette nouvelle, courut au tombeau de saint Martin. Nuit et jour prosternée, elle demandait à Dieu de mettre fin à la guerre impie que se faisaient ses enfants. Les deux rois alliés eurent bientôt découvert les traces de Clotaire; ils cernèrent la forêt, se préparant à livrer bataille le lendemain. A l'aube du jour, au moment où les soldats allaient se ranger en bataille, un effroyable ouragan se déchaîna soudain, enlevant les tentes, les armures, les casques, bouleversant tout le camp. Aux éclats de la foudre se mêla bientôt une grêle de pierres qui tombait des nues. Rois, chefs et soldats, tous se jetèrent la face contre terre, se couvrant le dos de leurs boucliers. Les chevaux épouvantés s'enfuirent dans toutes les directions. Quelques-uns se retrouvèrent le lendemain à vingt stades de distance. Cependant Childebert et Thierry, accablés sous les coups de la vengeance divine, se repentaient de leur entreprise. Le Seigneur nous punit, disaient-ils, d'avoir médité la mort de notre frère ! —Il est remarquable, en effet, que l'ouragan ne fit aucun mal au camp de Clotaire. La paix intervint entre les trois princes; et le peuple, d'une voix unanime, ajoute Grégoire de Tours, attribua cet heureux événement aux prières de la reine Clotilde et à l'intercession du bienheureux Martin 1. » Ce miracle de l'amour maternel fut le dernier acte de sainte Clotilde sur la terre. Elle s'endormit dans le Seigneur, le 3 juin 543. Ses fils Childebert et Clotaire lui donnèrent la sépulture dans le tombeau de Clovis, à la basilique parisienne de saint Pierre et saint Paul2. Outre le monastère qu'elle avait fondé à Tours, Clotilde fit construire, dans la villa mérovingienne de Calae (Chelles), un couvent qui devait plus tard servir d'abri à une autre reine des Francs, sainte Bathilde. A Auxerre, elle avait
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1 Greg. Turon., Uist. Franc, lib. Ill3 cap. xxvill; Patrol. lat., tom. LXXI, col. 262.
1 Voir pour l'histoire des reliques de sainte Clotilde le savant travail de M. Henri Conguet, doyen du chapitre de Soissons, inséré dans l'ouvrage du P. Gay, intitulé : Sainte Clotilde et les origines chrétiennes de la nation et monarchie françaises, pag. 362-872.
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réédifié en l'honneur de saint Germain, la basilique où reposaient les restes de ce thaumaturge. Non loin de Rouen, à Audelenis (les Andelys), elle avait érigé l'église de Notre-Dame. A Rouen même, elle fit construire la basilique des douze Apôtres, qui prit plus tard le nom de saint Ouen; enfin, à Calais, elle fonda un monastère de religieux augustins, un hospice pour les pauvres et une scola (collège) pour les enfants de la ville.
17. Notre siècle, si fier des progrès de la civilisation moderne, oublie trop les grandes œuvres fondées dans la Gaule mérovingienne par l'influence du christianisme. Chacun de nos saints était à la fois l'homme de Dieu et l'homme du peuple. L'évêque de Noyon, Médard, qui avait reçu les serments religieux de Radegonde, était un disciple de saint Rémi et continuait les glorieuses traditions de son illustre maître. «Médard, disent les actes, appartenait par son père Nectardus, un des leudes du roi Childéric, à la forte race des Francs. Sa mère, Protagia, était une gallo-romaine. Ils habitaient au territoire des Veromandui (Vermandois) leur domaine du pagus Salenliacus (Salency). Tous deux étaient des chrétiens fervents. Médard, élevé dans la vertu, donna de bonne heure des preuves de la plus tendre charité. Un jour qu'adolescent il se rendait à la scola de la ville voisine, sa mère lui remit une étoffe riche et neuve, pour la porter à un habile ouvrier qui devait la transformer en un manteau pour le jeune étudiant. Médard rencontra sur son chemin un aveugle demi-nu, et lui jeta l'étoffe sur les épaules. S'il lui arrivait de passer le jour à la garde du haras paternel, il distribuait aux pauvres toute la nourriture qu'on lui avait préparée pour lui-même, et rentrait le soir à jeun dans la maison paternelle. Un trait de son adolescence fut remarqué. Il avait pour condisciple, à la scola des Veromandui, un jeune homme de son âge, nommé Éleuthère. Tu feras partie un jour de la comitiva (comtes francs), lui dit-il, et à trente ans tu seras évêque. — En effet, Éleuthère, après avoir brillé à la cour, fut élu à trente ans évêque de Tornacum (Tournay), et mérita les honneurs que l'Église rend aux saints 1. On cite encore du jeune Médard un épi-
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1 Fortunat., Vit. S. Medardi, cap. il; Pair, lat., tom. LXXXVIII, col. 535.
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sode où sa précoce charité obtint du ciel un miracle. Un jour Nectardus, son père, obligé de faire un voyage et emmenant avec lui la plus grande partie de ses serviteurs, le chargea de veiller pendant son absence à la garde des chevaux au pâturage. Dans l'après-midi, un guerrier franc vint à passer. Il portait sur l'épaule une selle et une bride, et poursuivait à pied sa route. Pourquoi voyagez-vous ainsi? lui demanda Médard. — Le cheval que je montais, répondit l'inconnu, est tombé mort à quelque distance d'ici. J'ai dû l'abandonner, et je me suis chargé du harnais jusqu'à ce que je puisse me procurer une autre monture. Mais je n'ai point d'argent sur moi. — Le jeune homme dit à l'étranger : Voici des chevaux. Choisissez celui qui vous conviendra, et ne vous fatiguez pas davantage. — L'inconnu remercia Médard, accepta son offre, sella l'un des chevaux qui paissaient dans la prairie et s'éloigna. Au retour de Nectardus, un serviteur vint relever Médard de sa faction. Les chevaux furent comptés : il en manquait un. Le jeune homme avoua simplement ce qui s'était passé. Son père vint lui-même et commençait à lui faire de vifs reproches. Mais en comptant de nouveau, il se trouva que pas un des nobles coursiers ne manquait à l'appel. Mon fils, dit alors Nectardus, tout ce que j'ai est à toi. Dispose de tous nos biens selon ta volonté, et prie Dieu que ta mère et moi nous ayions part à la grâce et à la bénédiction du ciel 1. — En avançant en âge, Médard ne se sentait plus d'attrait que poulr les choses de la piété. Il ne quittait pas les oratoires des saints et les temples du Seigneur. Ses parents le confièrent à l'évêque de Vermand, Alomer, qui reçut ses premiers vœux, l'engagea dans la cléricature et plus tard lui conféra l'ordination sacerdotale. Prêtre à trente-trois ans, Médard eut la douleur de perdre son père et sa mère. Sa sœur avait elle-même consacré à Dieu sa virginité. Il revint habiter avec elle la villa de Salency. Ce fut alors qu'il institua la fête si connue sous le nom de la Rosière, pour laquelle il détacha de ses terres patrimoniales un petit domaine qui garda jusqu'à la Révolution française le titre de Fief de la Rose, et dont les re-
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1 Radbod., Vit. S. Medardi, eap. v; Patr. lut., tom. CL, col. 1501.
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venus, évalués à vingt-cinq solidi d'or, servaient chaque année à doter la fille la plus vertueuse du pays. La sœur de saint Médard fut la première qui, à l'élection des habitants, reçut des mains de son frère le chapel de roses. Cette année-là, les vingt-cinq solidi d'or furent distribués par la noble rosière aux pauvres de Salency 1. Les quelques années de sacerdoce passées par saint Médard dans son pagus natal furent marquées par des épisodes que les actes ont soigneusement enregistrés, et qui nous peignent au vif l'état des mœurs à cette époque. Un soir d'automne, à l'époque des vendanges, un violent orage éclata sur la contrée. La nuit fut horrible; un voleur en profita pour s'introduire dans la vigne de l'homme de Dieu. Il coupa autant de raisins qu'il put, et à l'aube du jour il se disposait à enlever le fruit de son larcin. Mais saisi d'une paralysie soudaine, il tomba sur le sol sans pouvoir se relever. Médard, averti du fait, vint le relever, le bénit, et sans autre châtiment, lui fit donner une abondante provision de raisins. Un autre voleur déroba quelques ruchers d'abeilles dans le verger de Médard. Les jardiniers et les gardes ne s'étaient point aperçus de cette soustraction qui avait eu lieu la nuit. Le lendemain, les abeilles vengèrent leur premier maître: elles poursuivirent le ravisseur jusqu'à ce qu'il fût venu confesser sa faute au bienheureux Médard et en obtenir le pardon. Une autre fois, un larron déroba une génisse; il remplit de foin la clochette [tintinnabulum) attachée au cou de l'animal, et s'enfuit avec sa proie. Mais la clochette n'en persista pas moins à se faire entendre. Le coupable fut saisi, et amené aux pieds de Médard, qui lui donna une large aumône et le renvoya converti. L'armée des Francs, sous la conduite de Clotaire, vint à traverser le fleuve de Sumina (la Somme), pénétra dans la forteresse de Noviomagus (Noyon), et pilla toute la contrée jusqu'à la rivière d'Isara (l'Oise), emmenant des files innombrables de chariots remplis de butin. Médard se présenta aux déprédateurs, au moment où ils arrivaient à Salency. Il leur parla avec tant de force et d'éloquence qu'ils déchargèrent tous les chariots, abandonnèrent leur proie, et se retirèrent2 . »
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1 Cf. Mémoire kist. relatif à la fête de la Rosière, in-12. Paris, Simon, 1755. 2. Irortunat.,F(7.S. Medurdi,Q,ay.iv-vni; Patrol.lat., lova. LXXXVIII, col. 53Î.
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p599 CHAP. VIII. — HAGIOGRAPHIE DES GAULES.
18. « L'évêque de Vermand, Alomer, étant venu à mourir, le clergé et le peuple, d’une commune voix, élurent a sa place le prêtre de Salency. La foule accourut pour enlever Médard à sa retraite, mais le bienheureux refusa l'honneur qu'on voulait lui décerner. Je suis indigne de l'épiscopat, s'écria-t-il. —Et il fondait en larmes. La multitude consternée éclata en gémissements et en sanglots. Dans cette lutte entre l'humilité d'un saint et les désirs de tout un peuple, ce fut le peuple qui l'emporta. Médard se laissa conduire devant le bienheureux Rémi, qui lui imposa les mains et lui donna la consécration épiscopale. La cité de Vermand, dévastée par les invasions successives des Vandales et des Huns, n'était plus qu'une ruine. Médard se fixa à Noviomagus (Noyon), dont les remparts mieux fortifiés offraient un asile plus sûr aux populations du Vermandois. Son ancien condisciple, Éleuthère, vérifiant la prédiction dont il avait lui-même été l'objet, devenait évêque de Tornacum (Tournay). Il mourut prématurément, et Médard fut appelé à présider les funérailles de son saint ami. Quand les obsèques furent terminées, un jeûne de trois jours fut indiqué pour se préparer à l'élection nouvelle. Le peuple et le clergé se rassemblèrent ensuite dans la principale église : plusieurs noms étaient désignés aux suffrages; on commençait à les discuter, lorsque, par une inspiration subite de l'Esprit-Saint, toutes les voix se réunirent dans une acclamation unanime : Médard, évêque de Noyon et de Tournay ! disaient le clergé et le peuple. Cette fois encore Médard essaya de résister ; mais le roi, les leudes, le clergé, la population tout entière firent intervenir le métropolitain saint Rémi, et Médard dut accepter ce double fardeau. II se fit bénir à Tournay comme à Noyon. Les Flandres comptaient encore de nombreux idolâtres. Le saint évêque, à pied, la croix à la main, parcourut toutes ces contrées. En quinze ans de labeurs, il vint à bout de les convertir à la foi du Christ. Dans chaque village, il bâtissait des églises, instituait des prêtres, établissait des monastères et des écoles. Les fatigues de cet apostolat épuisèrent ses forces. Un jour vint où le bon pasteur, frappé d'une maladie incurable, s'alita pour ne plus se relever. Il était alors à Noyon. A cette nouvelle, on accourut de toutes parts
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p600 PONTIFICAT DE SAINT PELAGE I (ooo-oGO).
près de son lit de douleur. On eût dit des milliers d'enfants qui venaient pleurer leur père. A ce moment, le roi Clotaire, trahi par son fils Chramne, revenait de la contrée des Bretons où il avait vaincu et brûlé dans une chaumière ce fils dénature. En apprenant la maladie du saint pontife, Clotaire précipita sa marche. Il arriva à temps pour recevoir une dernière bénédiction de l'auguste vieillard. Puis, se penchant à son oreille, il lui demanda s'il avait des ordres à donner pour sa sépulture. Roi des Francs, et vous tous qui m'entourez, dit Médard, je vous prends à témoins que je veux être enterré ici même, au milieu de mes enfants. — Clotaire le supplia de permettre que son corps fût déposé dans la résidence royale à Soissons. Le bienheureux pontife se rendit à ce pieux désir. Il commença ensuite une prière qu'il acheva au ciel. Ses lèvres se fermèrent. Il avait émigré vers le Seigneur (8 juin 545). Clotaire porta sur ses épaules les dépouilles mortelles du saint évêque jusqu'à la sortie de Noyon. Elles furent déposées au village de Crouy, près de Soissons, où un monastère et une église furent construits pour les recevoir1. »