Darras tome 15 p. 249
49. « Ce n'est pas ma cause personnelle que je défends, disait saint Grégoire, c'est celle de Dieu. Je ne suis pas le seul attaqué ici ; on insulte avec moi l'Eglise tout entière, on foule aux pieds les canons, les lois sacrées des conciles, les préceptes mêmes de Jésus-Christ. Quiconque a seulement ouvert l'Évangile ne peut ignorer que le Seigneur a confié au bienheureux Pierre prince des apôtres la charge de toute l'Église (totius Ecclesiœ cura). C'est à lui qu'il disait : « Pierre, m'aimes-tu? Pais mes brebis 1. » C'est à lui qu'il disait : « Voici que Satan a demandé à vous cribler comme du froment ; mais moi, j'ai prié pour toi afin que ta foi ne faillisse pas. Après ta conversion, confirme tes frères 2. » C'est à lui qu'il disait : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux3. » Voici donc que Pierre a reçu les clefs
--------------------------
1 Joan., xxt, 17. — 2 Luc, xxn, 31. — 3 Matth., xvi,, 8. Les textes évangéliques, cités ici par saint Grégoire, sont ceux qui ont motivé les décisions dogmatiques des conciles de Florence et du Vatican. On est libre de ne pas croire à l'Évangile, mais si l'on y croit, il n'est pas possible de nier la primauté de juridiction et l'infaillibilité doctrinale du pape.
=========================================
p250 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND (390-604).
du royaume des cieux, il a reçu le droit de lier et de délier, il a reçu le principat et la charge de l'Église tout entière. Cependant Pierre ne s'est jamais fait appeler apôtre universel, tandis que mon frère et coévêque Jean de Constantinople s'intitule évêque œcuménique. Ah ! je suis contraint de m'écrier : 0 temps, ô mœurs ! Quoi ! toute l'Europe est à la discrétion des barbares, les villes sont renversées, les châteaux en ruines, les provinces dépeuplées, la terre n'a plus de bras qui la cultivent, chaque jour les idolâtres immolent sous nos yeux les fidèles du Christ. Cependant des prêtres, qui devraient se prosterner sur le parvis du sanctuaire dans les larmes et la cendre, se cherchent des titres de vanité, des noms profanes, inventés par l'orgueil. Mais quel est cet usurpateur qui ose ainsi s'élever contre les statuts évangéliques, contre les décrets des canons? Plût à Dieu qu'il fût le premier et le seul de son espèce. Hélas ! nous n'en avons que trop vu de ces évêques de Constantinople naufragés dans le gouffre de l'hérésie, non-seulement hérétiques mais hérésiarques : un Nestorius, qui séparait en deux personnes le médiateur de Dieu et des hommes Jésus-Christ, et n'admettant pas l'incarnation du Verbe, reculait jusqu'à la perfidie judaïque : un Macedonius qui niait la divinité du Saint-Esprit et sa consubstantialité avec le Père et le Fils. Étaient-ils, ou non, évêques universels? et s'ils l'eussent été, l'Église catholique aurait donc sombré avec eux dans l'abîme de l'erreur! Qui donc ignore que par honneur pour le bienheureux Pierre, prince des apôtres, le concile de Chalcédoine offrit au pontife romain le titre de patriarche universel? Mais aucun pape n'a consenti à user de ce titre, pour ne point paraître par cette singularité priver tous les autres évêques de l'honneur qui leur est dû. Et c'est quand nous refusons un titre qui nous est offert, qu'un autre a l'audace de l'usurper! Pour moi, je suis le serviteur de tous les prêtres qui vivent sacerdotalement, mais si quelqu'un prétend par enflure de vaine gloire lever la tête contre le Dieu tout-puissant et contre les lois de nos pères, j'ai confiance que même avec le glaive il ne lui sera pas donné de faire courber la mienne 1. »
---------------
1.S. Grcg. Magn., lib. V, Epist. xxi; Patr. lat., tom. LXXVII, col. 746, 747.
======================================
p251 CHAP. IV. — SAINT GREGOIRE ET L‘EGLISE GRECQUE.
5O. En même temps Grégoire écrivait à l'ambitieux patriarche : « Comment vous qui vous êtes si longtemps proclamé indigne de l'épiscopat, pouvez-vous maintenant mépriser assez vos frères dans cette dignité, pour prétendre au droit de porter seul le nom d'évêque? Déjà mon prédécesseur de sainte mémoire, Pélage, vous a écrit à ce sujet une lettre pleine de graves enseignements. Depuis, lorsque malgré mon indignité je fus promu au gouvernement de l'Église, je vous ai fait avertir par mes précédents apocrisiaires et par le diacre Sabinianus qui remplit maintenant cette fonction à Constantinople, de renoncer à vos présomptueuses visées. J'aurais souhaité que dans des entretiens particuliers l'affaire fût terminée, sans être obligé de la traiter par écrit avec vous. Cependant j'avais ordonné à Sabinianus, dans le cas où vous refuseriez de vous soumettre, de ne plus communiquer avec vous pour la célébration de la messe. J'espérais amener ainsi votre sainteté à résipiscence, sans qu'il fût besoin de recourir à la voie des rigueurs canoniques. Maintenant encore, bien-aimé frère, je vous supplie, je vous conjure avec toute la tendresse dont je suis capable, de fermer enfin l'oreille à des conseils adulateurs. Je ne puis, sans verser des larmes, penser que jusqu'à ce jour mon frère bien-aimé n'a pu être amené au sentiment de l'humilité, lui dont le devoir est d'y ramener les autres. » — « Quant à nous, disait-il en terminant, nous que cette entreprise sacrilège offense si grièvement, nous voulons jusqu'à la fin observer le précepte évangélique : « Si votre frère a péché contre vous, allez, et reprenez-le seul à seul. S'il ne vous écoute pas, prenez avec vous un ou deux témoins ; s'il persiste à vous repousser, dites-le à l'Église, et s'il n'écoute pas l'Église, qu'il soit pour vous comme un païen et un publicain 1. » J'ai agi de la sorte vis-à-vis d'un scandale qui offense toute l'Église. A deux reprises je vous ai fait avertir par mes apocrisiaires : aujourd'hui je vous écris moi-même. Rien de tout ce qui pouvait être tenté, en toute humilité et charité fraternelle, n'a été omis. Il me restera, si ma parole est encore cette fois rejetée, à employer l'au-
----------------------------
1 Mattb., XVI1, 3.
==========================================
p252 TONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND (390-604).
torité de l'Église. En vous tenant ce langage, bien-aimé frère, le Dieu tout-puissant m'est témoin que je n'ai pour votre personne que des sentiments d'amour ; je ne suis pas contre vous, je pleure sur vous. Mais l'affection que je vous porte ne saurait prévaloir sur les préceptes de l'Évangile, les institutions canoniques et l'utilité générale 1. »
51. Ni le patriarche ni l'empereur ne tinrent compte de ces nobles paroles; Jean le Jeûneur continua à se faire donner le titre d'évêque œcuménique. « Cet Orient qui allait si prochainement devenir la proie de l'Islam, dit encore M. de Montalembert, s'obstinait à méconnaître sa meilleure chance de salut en s'aliénant les peuples et les églises de l'Occident, en énervant par son despotisme minutieux et vexatoire la vie chrétienne qui avait germé si brillante et si féconde dans son sein 2. » On prit à la cour de Byzance, et ce serait chose incroyable si nous n'en avions la preuve authentique, on prit l'habitude de traiter saint Grégoire le Grand de vieux fou. «Les lettres que je reçois des sérénissimes empereurs 3, dit-il lui-même, affectent de ménager en moi la dignité pontificale, mais elles ne ménagent guère ma personne. Avec une urbanité exquise on m'y applique l'épithète de fatuus 4. » Voilà certes qui dut consoler bien des papes, successeurs de saint Grégoire, lorsque de pareilles injures et plus grossières encore leur furent adressées. « Ce n'était pas ainsi, très-sérénissime prince, disait Grégoire à Maurice, que parlait votre prédécesseur de pieuse mémoire, le grand Constantin. On lui avait remis une requête pleine d'accusations contre des évêques. Il la déposa sur le bureau du concile de Nicée, en disant aux pères : « Vous êtes des dieux constitués par le Dieu véritable. C'est à vous qu'il appartient de connaître des causes ecclésiastiques; je ne suis pas digne de juger
-----------------
1.S. Greg. Magn., lib. V, Epist. xvm; tom. cit., col. 738-739. L'apocri-siaire Sabinianus, dont il est ici question, devait succéder à saint Grégoire le Graud sur le siège pontifical.
2. Moines d'Occident, tom. Il, pag. 125.
3 In serenissimis jussionibus suis, dominorum pietas, etc. Maurice avait en 591 associé son fils Théodose à l'empire. Voilà pourquoi saint Grégoire emploie ici le pluriel. — 4.Greg. Magn., Epist. xl; tom. cit., col. 767.
========================================
p253 CHAP. IV. — SAINT GRÉGOIRE ET L'ÉGLISE GRECQUE.
des dieux 1. » — « Au surplus, ajoutait Grégoire, que m'importeraient vos outrages et vos dérisions, si ma terre n'était pas sous le joug de la captivité : terrœ meœ captivitas 2. » Ces deux mots : terrœ meœ, « ma terre, » en parlant de Rome, durent exaspérer l'orgueil byzantin. L'expression cependant n'était que juste, les papes pouvaient déjà nommer Rome leur terre, car ils en étaient les seuls défenseurs.
52. D'autres difficultés surgirent, et cela devait être. Le patriarche œcuménique de Constantinople ne l'était qu'à la condition tacite d'approuver tous les empiétements du pouvoir civil sur les droits de l'Église. Maurice rendit un décret impérial qui interdisait aux fonctionnaires publics et aux militaires la faculté d'entrer dans la cléricature, ou d'embrasser la vie monastique. Il faut avouer qu'une pareille loi ne respectait pas plus la liberté individuelle que celle de l'Eglise. Au point de vue de la jurisprudence romaine, cette mesure était en contradiction flagrante avec les décrets de tous les empereurs depuis Constantin. Jean le Jeûneur ne vit cependant aucune objection à y faire. Mais le véritable évêque de l'Église universelle, celui qui l'était sans vouloir en porter le titre, ne fut pas de son avis. Il admettait bien que les fonctionnaires civils fussent astreints à une reddition de comptes avant d'entrer dans la vie cléricale ou religieuse, mais il ne pouvait comprendre que la liberté de servir Dieu dans la vocation où les appelait leur conscience, put leur être retirée. Quant aux soldats, tous enrôlés à la solde, et non recrutés comme de nos jours par une conscription régulière et pour un temps déterminé, il y avait une injustice souveraine à leur refuser la faculté de se faire moines ou clercs, quand on leur accordait celle de rentier à leur gré dans la vie civile. Grégoire écrivit à Maurice une lettre particulière qu'il lui fit remettre par un ami commun, le médecin Théodore, sans passer par la voie officielle qui eût été celle de l'apocrisiaire. «Dans cette circonstance, disait-il, je ne prends la parole ni comme évêque, ni comme sujet; je m'inspire
-----------------------------
1 Greg. Magn., Epist. xl, lib. V, col. 768. Cf. Sozomen., Hist. eccles., lib. 1, cap. xvi. La réponse de Constantin faisait allusion à ce verset du psaume : Ego dixi : du estis, et filii Excelsi ornnes, généralement appliqué par les interprètes aux ministres de Jésus-Christ. — 2. Id., ibid., col. 76G.
=======================================
p254 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND (590-GO-i).
de mon cœur, et je vous écris comme serviteur dévoué de votre piété sérénissime. Vous savez bien que vous étiez déjà mon maître et seigneur, avant d'être devenu celui de tous1. La constitution récente, je l'avoue, m'a consterné, car elle ferme le chemin du ciel à des milliers d'âmes et inaugure une rigueur jusqu'ici inconnue. Il en est beaucoup qui peuvent mener la vie chrétienne sous l'habit du siècle, mais il en est d'autres qui ne pourraient se sauver sans tout abandonner pour Dieu. Moi qui vous parle ainsi, à vous mes seigneurs, que suis-je, sinon cendre et poussière? Cependant quand je vois une constitution qui s'attaque au Dieu créateur de toutes choses, je ne saurais garder le silence devant les maîtres de la terre. Le pouvoir sur tous les hommes n'a été confié à la piété des empereurs que pour élargir la voie du ciel à quiconque veut la suivre, pour mettre la royauté terrestre au service du royaume céleste. Voici les paroles que le Christ vous adresse, à vous Maurice, par la voix de Grégoire le dernier de ses serviteurs et le vôtre : Je t'ai fait de notaire comte des gardes, de comte des gardes césar, de césar empereur; ce n'est pas assez, je t'ai fait père d'empereur. J'ai mis mes prêtres dans ta main, et toi, tu retires tes soldats de mon service ! — Répondez, je vous prie, très-pieux seigneur, et dites à votre serviteur la réponse que vous ferez au Seigneur Jésus, quand au jour du jugement il vous parlera ainsi. — Cherchez, je vous en conjure, quel empereur avant vous a rendu une loi pareille. Il y en a un, un seul; c'est Julien l'Apostat 2. Voyez s'il vous convient de l'imiter. — Quant à moi, j'ai respecté vos ordres. J'ai fait expédier votre loi dans les diverses provinces d'Occident qui vous sont soumises. Mais comme cette loi n'est nullement conforme à la volonté du Dieu tout-puissant, je
------------------------------
1 Celait
une allusion à l'intimité qui avait régné entre saint Grégoire et
Maurice, quand le premier, encore apocrisiaire, avait eu l'occasion de connaître
à Constantinople le second qui n'était point encore empereur.
2 Quam
tegem primum, sicut iï dicunt qui leges veteres noverunt, Julianus pr-o-
tulit, de quo scimus omnes quantum Deo adversus fuerit. Ces paroles se
trouvent
non pas dans la lettre à l'empereur, mais dans la suivante adressée au médecin
Théodore, choisi par saint Grégoire pour intermédiaire en cette circonstance. (Greg.
Magn., Epist. lxvi, col.
665.)
========================================
p255 CHAP. IV. — SAINT GRÉGOIRE ET L'ÉGLISE GRECQUE.
vous en avertis, très-sérénissime seigneur, dans cette lettre dictée par ma conscience. Des deux côtés j'ai accompli mon devoir; j'ai rendu obéissance à l'empereur, je ne suis pas resté muet dans la cause de Dieu 1. » Il paraît que cette fois Maurice trouva bon de faire justice, il révoqua sa tyrannique ordonnance.
53. Bientôt survint une affaire d'intrusion épiscopale. Maxime, un favori de l'empereur, s'était mis à main armée en possession de l'évêché de Salone. Grégoire lui interdit toutes les fonctions sacrées et prononça contre lui une sentence d'excommunication. La lettre pontificale fut lacérée sur la place publique de Salone par l'intrus. Le pape ressentit vivement l'outrage fait à la dignité apostolique dans sa personne. « Je suis prêt à mourir, écrivait-il au nonce de Constantinople, plutôt que de voir le siège de saint Pierre abaissé de mon temps.2» Il enjoignit à Maxime de venir rendre compte de sa conduite à Rome. Celui-ci chercha divers prétextes, et demanda enfin que le pape envoyât à Salone un chargé de pouvoirs, pour examiner l'affaire. L'empereur et l'exarque soutenaient Maxime dans sa rébellion. Les obstacles ne firent que redoubler l'énergie du saint pontife. Il chargea Marinien, évêque de Ravenne, d'examiner les faits relatifs à la promotion contestée. Enfin Maxime, touché de la grâce, se soumit à tout ce qu'on exigeait de lui, et mérita, par cet acte d'humilité, d'être confirmé dans ses fonctions. Jean le Jeûneur ne l'imita point; il mourut en 595, persistant à la fois dans son orgueilleuse révolte contre le saint siège, et dans son austérité accoutumée. Pour tout mobilier, on ne trouva dans son appartement qu'une couchette de bois, une mauvaise couverture de laine, et un manteau tout usé. Maurice les fit transporter au palais impérial comme des reliques. En même temps, il prenait des mesures pour l'élection d'un nouveau patriarche. Son choix tomba sur Cyriaque, qui maintint énergiqutment le titre usurpé par son prédécesseur, malgré toutes les réclamations du pape. Un nouvel apocrisiaire, le
--------------------
1. S. Greg. Magn., lib. 111, Epist. lxv; Patr. lat., tom. LXXVH, col. 662-664. 2. Ante pnratïor sum mori, quant beati Pétri apostoli Ecclesiam meis diehus degenerare. (Lib. V, épistl.; Patr. lat., tom- cit., col. 721.)
=======================================
p256 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND (590-604).
diacre Boniface fut envoyé par saint Grégoire à Constantinople, avec mission de joindre ses efforts personnels aux lettres les plus tendres et les plus pressantes adressées à Maurice et à Cyriaque. Tout fut inutile ; le pape se vit obligé de rappeler Boniface et de laisser la nonciature de Constantinople vacante.
54. Déjà pourtant les esprits les plus graves se préoccupaient de l'orage qui allait fondre sur un empereur si obstinément sourd à la voix de la justice et de la vérité. Un soir, le vieil évêque qui jadis avait prédit l'avènement de Maurice à l'empire, saint Théodore le Sicéote, alors démissionnaire et retiré dans un couvent, récitait ses psaumes dans l'oratoire. La lampe qui l'éclairait s'éteignit trois fois de suite, et l'on ne put la rallumer. L'homme de Dieu conjura le Seigneur de lui révéler s'il y avait là un phénomène surnaturel. Le lendemain, les religieux le virent répandre des larmes; il leur dit: « L'empereur Maurice et toute sa famille vont disparaître dans une horrible tourmente. Le jugement de Dieu qui frappera ce prince sera terrible, mais juste.» D'autres prédictions du même genre circulaient en Orient : on les criait dans les rues mêmes de Constantinople. « Maurice périra par l'épée, » disait-on de toutes parts, et les émeutes se renouvelaient presque sans interruption. Cet empereur, en qui l'histoire reconnaît d'ailleurs des qualités sérieuses, était dominé par un sentiment indigne d'un prince, l'avarice. Il pressurait ses peuples, en extorquait des sommes immenses, et laissait le khan des Awares égorger douze mille prisonniers romains pour n'avoir pas voulu les racheter moyennant une misérable somme de trois mille pièces d'or. Cette inhumanité excita l'indignation générale. L'armée se choisit un chef et revêtit de la pourpre le centurion Phocas. Toute la ville de Constantinople alla à la rencontre du nouveau césar, qui se fit sacrer à Sainte-Sophie par le patriarche Cyriaque (602). Maurice s'était enfui à Chalcédoine, d'où il fut ramené par ordre de Phocas à Constantinople. Traîné au bord de la mer, en vue des tours du palais où il avait régné, ce malheureux prince assista au supplice de ses cinq enfants. A chaque coup qui frappait des têtes si chères, il répétait les paroles du psaume : « Vous êtes juste, Sei-
======================================
p257 CHAP. IV. — SAINT GRÉGOIRE ET L'ÉGLISE GRECQUE.
gneur, et votre jugement est équitable. » Enfin, lui-même, il fut livré aux mains du bourreau. Les avertissements de saint Grégoire le Grand recevaient ainsi une terrible sanction.
55. Selon la coutume des nouveaux empereurs, Phocas envoya son buste couronné de lauriers et celui de sa femme Leontia dans toutes les principales cités de l'empire. Les deux statues arrivèrent à Rome le 25 avril 603, elles furent reçues aux acclamations du clergé , du sénat, du peuple, et Grégoire les déposa dans l'église de Saint-Césaire. Quelques jours après, il écrivit à Phocas en ces termes : « Dieu, l'arbitre souverain de la vie des hommes, en élève quelquefois un pour punir les crimes de plusieurs, comme nous l'avons éprouvé dans notre longue affliction ; et quelquefois pour consoler les cœurs affligés de plusieurs, il en élève un autre dont la miséricorde les remplit de joie. C'est dans ce sentiment que nous nous félicitons de ce que votre bonté est parvenue à la dignité impériale. Que les cieux et la terre s'en réjouissent avec nous ! » Il écrivait à l'impératrice : « Aucune langue ne saurait dire, aucune âme ne saurait comprendre la reconnaissance que nous devons à Dieu pour l'avènement de votre sérénité à l'empire. Nous sommes délivrés enfin du poids si dur que nous avons trop longtemps supporté. Nous sommes heureux de penser que le joug de votre puissance sera doux et n'aura pas le caractère intolérable du précédent. Que les chœurs des anges, que la voix des hommes se réunissent pour en remercier le Créateur 1. » M. de Montalembert s'est montré, croyons-nous, beaucoup trop sévère pour ces félicitations, selon lui, « inqualifiables, » — «C'est là, dit-il, un triste et coupable hommage adressé à un homme qui devait être l'un des plus odieux tyrans de son siècle, et qui venait de gagner l'empire par un attentat sans exemple, même dans les annales de cette abominable histoire. C'est la seule tache de la vie de saint Grégoire. Nous ne prétendons ni la dissimuler, ni l'excuser 2. » Tel est le langage du noble écrivain. Il convient d'en réduire considérablement l'exagération. Si Phocas se montra dans la suite un
------------------------------
1 S. Greg. Magu., lib. XIII, Epist. xxxix. — 2.Moines d'Occident, tom. II, paç. 132, 133.
========================================
p258 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND (590-604).
tyran odieux, saint Grégoire, qui mourut quelques mois après l'avènement de ce soldat parvenu, ne put absolument pas le prévoir. Les populations qui acclamèrent partout la chute de Maurice ne le prévoyaient pas davantage. Or, il est certain que les acclamations et l'enthousiasme furent unanimes. La révolution militaire qui portait un obscur soldat au trône, sur les cadavres d'une famille impériale régnant depuis vingt années, et n'ayant réussi qu'à s'aliéner tous les cœurs, n'était nullement une chose nouvelle dans l'histoire des césars de Rome ou de Byzance. Il serait plus vrai de dire que loin d'être l'exception, ces faits tout regrettables qu'ils fussent, se reproduisaient invariablement deux ou trois fois par siècle. Lebeau, l'historien du Bas-Empire, nous semble avoir judicieusement apprécié ces fameuses lettres de saint Grégoire le Grand. « Les termes, dit-il, en paraîtraient flatteurs, s'ils n'eussent pas été de style 1. » C'était une formule officielle de la chancellerie romaine, répondant à la notification officielle de la chancellerie byzantine. Deux partis seulement s'offraient au pape : reconnaître le nouveau pouvoir, ou se proclamer souverain indépendant de Rome. Que n'eût-on pas dit et que ne dirait-on pas encore contre son ambition et son injustice, si la grande âme de Grégoire avait saisi cette occasion pour devancer d'un siècle l'inauguration du royaume temporel des souverains pontifes? Sa lettre à Phocas fut donc ce qu'elle devait être dans les circonstances exceptionnelles qui l'inspirèrent. La suite et la fin de l’épître en justifiaient pleinement le début. « Que les cieux se réjouissent, disait le pape, que la terre soit dans l'allégresse, que toutes les populations de la république, si longtemps et si durement affligées, respirent enfin sous l'administration bienveillante que vous allez inaugurer. Il est temps de réprimer l'orgueil superbe des ennemis de l'empire, tout en relevant par la clémence le cœur abattu des sujets. Puisse la grâce céleste vous rendre terrible aux barbares et miséricordieux pour vos sujets. Qu'on ne voie plus la confiscation organisée sous le couvert de testaments forcés, ou de donations
--------------------------
1 Lebeau, Hist. du Bas-Empire, lova. XII, liv. LXV, cîiap. u.
=======================================
p259 CHAP. IV. — SAINT GRÉGOIRE ET L'ÉGLISE GRECOUE.
contraintes. Que chacun puisse rentrer paisiblement dans la possession de ses biens, en jouir sans être exposé à des embûches, à des alarmes continuelles. Qu'on rétablisse cette magnifique loi de l'empire chrétien, la liberté individuelle. Car il y a cette différence entre les rois barbares et les empereurs de la république, que ceux-là commandent à des esclaves, ceux-ci à des hommes libres 1. Mais nos prières seront peut-être plus efficaces que la parole. Veuille donc le Dieu tout-puissant tenir sous la main de la grâce le cœur de votre piété, et l'incliner à tous les actes de justice et de clémence. C'est par la clémence que s'illustrera votre règne sur la terre, et se préparera pour vous un autre royaume dans les cieux 2. »
36. Tant d'insistance à recommander la clémence au terrible césar qui venait de massacrer la famille impériale de Maurice, était l'unique moyen de donner à la fois un avertissement pour le passé et une leçon pour l'avenir. Cette même préoccupation se retrouve dans la lettre de saint Grégoire à Leontia. Elle se terminait ainsi : « Avec le zèle pour la foi catholique, puisse Dieu vous inspirer à vous-même et à votre sérénissime époux la douceur; faites respecter la loi divine, mais montrez-vous pleine de miséricorde. Que votre piété prenne pour modèle la clémente Pulchérie, qui mérita du concile de Chalcédoine le titre de nouvelle Hélène. Je n'ai pas besoin de vous recommander spécialement les droits de l'église du bienheureux apôtre Pierre. Vous avez pris l'initiative, et vous promettez de réprimer les entreprises sacrilèges des derniers temps. Plus vous avez la crainte du Seigneur, plus vous devez aimer d'un amour filial ce siège apostolique, auquel il a été dit : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon
--------------------------------
1. A propos de cette maxime, M. de Montalembert croit pouvoir dire que «c'était précisément l'inverse de la vérité. » Lebeau estime au contraire que saint Grégoire par ces belles paroles tâchait d'inspirer la clémence au nouvel empereur.» Quant au fond de la question, il est certain que la législation chrétienne tendait à l'abolition progressive de l'esclavage, au contraire les lois barbares en prescrivaient le maintien. La maxime de saint Grégoire n'était donc pas «l'inverse de la vérité. »
----------------------
1 S. Greg. Magn., Epiât, xxxi, lib. VI; Patr. lut., toui. I.XXVII, col. 1282.
======================================
p260 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND (590-604).
Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux; tout ce que tu lieras ou délieras sur la terre sera lié ou délié au ciel 1.» Il paraît, d'après ces paroles, que Leontia avait déjà pris l'engagement de faire cesser l'usurpation du patriarche byzantin. La nonciature de Constantinople fut donc rétablie, et l'apocrisiaire Boniface reprit possession de son poste.