Daras tome 27
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LIVRE TROISIEME
Augustin recherche si, dans les apparitions de Dieu dont il a été parlé plus haut, et qui se sont produites par des apparences corporelles, il y a eu simplement une créature de formée dont Dieu s'est servi pour le montrer aux yeux des hommes, quand il a jugé à propos de le faire, ou bien si ce sont les anges qui, existant i(a)ntérieurement, empruntaient une apparence corporelle à des êtres corporels lorsqu'ils étaient envoyés pour parler au nom de Dieu ou s'ils changeaient leur propre corps dans telles apparences qu'ils voulaient, appropriées à leurs fonctions, en vertu d'un pouvoir reçu du Créateur. Mais quant à l'essence même de Dieu, elle n'a jamais été vue en elle‑même.
PRÉAMBULE
Pourquoi Augustin écrit sur la Trinité.
On peut me croire, si on veut, j'aime bien mieux m'occuper à lire qu'à composer des livres, ceux qui ne veulent point le croire, peuvent, s'ils le veulent, s'en convaincre par expérience, en me donnant des livres qui répondent soit à mes recherches, soit aux questions que je suis obligé de subir à cause de mon rôle au service du Christ et de mon zèle à la défense de notre foi contre les erreurs des hommes charnels et
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p228 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
animaux, et ils verront avec quelle facilité et quelle joie je cesserai ce travail, et donnerai congé à ma plume. Mais les ouvrages latins sur ce sujet, n'étant pas suffisamment répandus parmi nous, ou même comme il ne s'en trouve point du tout en cette langue, ou du moins qu'il est très‑diffieile de se les procurer, et d'un autre côté, l'usage du grec ne nous étant point assez familier pour nous permettre de lire en cette langue et de comprendre les ouvrages traitant de ces matières, quoique je ne doute point que tout ce que nous pouvons rechercher d'utile sur ce sujet, se trouve dans les livres des Grecs, dont on ne nous a donné que quelques passages traduits, je ne puis résister au vœu de mes frères, qui me demandent, en vertu du droit qui me fait leur esclave, de répondre à leurs louables désirs en Jésus‑Christ. Ma plume et ma langue seront le double attelage que la charité pressera de son aiguillon. J'avouerai même qu'en écrivant, j'ai appris bien des choses que j'ignorais. Que mon travail ne semble pas superflu aux paresseux, ni aux hommes instruits, car il n'est pas de peu d'utilité à bien des paresseux et des ignorants et, entre autres, à moi‑même. Les choses que les autres ont écrites sur ce sujet et que j'ai lues, ont éveillé mon attention et m'ont beaucoup aidé; aussi, avec la grâce du Dieu souverainement bon et seul suprême, j'espère pouvoir rechercher et traiter avec piété ce qui touche à la Trinité; c'est en cédant à ses inspirations que j'ai entrepris ce sujet et c'est avec son secours que je vais l'exposer. S'il n'existe pas d'autres ouvrages de ce genre, ceux qui voudront et pourront lire ce travail auront de quoi se satisfaire ; s'il en existe déja, il leur sera d'autant plus facile de les lire, qu'il y en aura plus de semblables.
2. Je désire pour tout ce que j'écris, trouver un lecteur pieux, et un critique entièrement libre, mais je le désire tout particulièrement pour ce travail où il faudrait à la grandeur de la question autant d'inventeurs qu'elle a de contradicteurs. Toutefois si je ne veux point que mon lecteur soit de mon avis quand même, je ne veux pas non plus qu'il se montre critique personnellement intéressé, je ne veux point que l'un m'aime plus que la foi catholique, ni que l'autre s'aime lui‑même plus que la vérité catholique. Et de même que je dis à celui‑là : Ne vous soumettez point servilement à mes écrits, comme si c'étaient les Ecritures canoniques mêmes, mais croyez sans hésiter ce que vous y rencontrez que vous ne croyiez point auparavant; quant à ce qui n'était point certain pour vous et que vous trouvez dans mes écrits, ne le tenez fermement pour certain que si vous le comprenez ; ainsi je dis à celui‑ci : N'entreprenez point de corriger
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p229 LIVRE III. ‑ PRÉAMBULE.
mes écrits d'après votre opinion ou votre jugement, mais d'après les livres saints ou par des raisons incontestables. Si vous y trouvez quelque vérité, ce n'est pas mon bien, parce qu'il est là, mais il deviendra le vôtre et sera le mien si nous le comprenons et l'aimons. Si au contraire vous y trouvez quelque erreur, cette erreur est mienne, parce que c'est moi qui me suis trompé, mais si nous l'évitons, elle ne sera ni vôtre ni mienne.
3. Ce second livre commencera donc au point où le second s'est arrêté. Nous en étions arrivé à démontrer que le Fils n'est pas moindre que le Père, par la raison que celui‑là est envoyé et que celui‑ci l'envoie, et que le Saint‑Esprit non plus n'est pas moindre que le Fils et que le Père, parce qu'on lit dans l'Evangile qu'il est envoyé par l’un et par l'autre; lorsque nous avons entrepris de rechercher où était le Fils quand il a été envoyé en ce monde, attendu qu'il est venu en ce monde et « qu'il était déjà dans ce monde , » (Jean, I, 10) où était également le Saint‑Esprit quand il a été, lui aussi, envoyé sur la terre, puisque « l'Esprit du Seigneur remplit l'univers, et que contenant toute chose, il connait aussi tout ce qui se dit.» (Sag., I, 7.) Le Seigneur aurait‑il été envoyé, parce que de caché qu'il était, il est né dans la chair et qu'il est apparu du sein du Père, aux yeux des hommes, dans la forme de l'esclave, comme s'il était sorti du sein paternel? En serait‑il de même du Saint‑Esprit, pour être apparu sous la forme corporelle d'une colombe et pour s'être divisé en langues de feu? En sorte que, pour eux, être envoyé ce serait s'être produit, dans une forme corporelle, aux yeux des hommes, d'un état spirituel invisible. Comme le Père n'a rien fait de pareil, est‑ce pour cela qu'il a été dit de lui qu'il n'a point été envoyé, mais qu'il a envoyé ? Après cela, j'ai recherché pourquoi il n'est jamais dit que le Père ait été envoyé, s'il s'est montré aussi aux patriarches par le moyen des formes corporelles apparues aux regards des anciens. Si c'était le Fils qui se montrait alors, pourquoi ne dit‑on que si longtemps après qu'il a été envoyé, c'est‑à‑dire au moment où les temps se sont trouvés accomplis (Gal., IV, 4) pour qu'il naquit d'une femme, puisque avant cela il était envoyé lorsqu'il apparaissait dans des formes corporelles? Ou bien s'il n'était exact de dire qu'il était envoyé que lorsque le Verbe s'est fait chair (Jean, I, 14) pourquoi lisons‑nous que le Saint‑Esprit qui ne s'est jamais incarné a été envoyé? Si, au contraire, dans ces antiques manifestations, ce n'étaient ni le Père ni le Fils, mais le Saint‑Esprit qui se montrait, pourquoi donc ne dirait‑on aussi que maintenant seulement, de lui, qu'il a été envoyé, puisqu'il l'a été de ces différentes manières si longtemps auparavant? Après cela nous avons
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p230 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
fait une subdivision, pour traiter ces choses avec le plus de soin possible, et nous avons posé trois questions, dont la première a été traitée dans le second livre , et les deux autres nous restent à aborder maintenant. En effet, j'ai déjà trouvé dans mes recherches et démontré que, dans ces formes et ces visions antiques, ce n'est pas le Père seul, ni le Fils seul, ni le Saint‑Esprit seul, qui ont apparu, mais que ce fut indifféremment tantôt le Seigneur Dieu en qui on estime la Trinité même, tantôt l'une des trois personnes de la Trinité que les circonstances du récit permettent de reconnaitre à certains indices.
CHAPITRE PREMIER.
Ce qui reste encore à dire.
4. Maintenant donc donnons suite à nos recherches sur ce qui nous reste à étudier. Or, dans ma subdivision, j'ai placé, en second lieu, la question de savoir s'il a été fait une créature uniquement pour cette apparition, créature dans laquelle Dieu s'est rendu sensible aux regards des hommes, selon qu'il l'a jugé à propos; ou bien si les anges qui déjà existaient alors étaient envoyés parler au nom du Seigneur, en prenant à une créature corporelle, une apparence de corps pour le besoin du ministère qu'ils avaient à remplir, ou bien s'ils gouvernent leur propre corps soumis à leur volonté sans qu'ils lui soient soumis eux‑mêmes, en les changeant et les convertissant selon les apparences voulues, choisies, accommodées et appropriées à leur action, en vertu d'un pouvoir qu'ils tiendraient du Créateur. Après avoir traité cette partie de la question, selon que le Seigneur m'en fera la grâce, il faudra voir enfin, ce que nous avions indiqué comme le but de nos recherches; c'est-à‑dire si le Fils et le Saint‑Esprit étaient envoyés avant ce temps‑là; et, dans l'hypothèse où ils l'ont été, quelle différence il y a entre cette mission et celle que nous lisons dans l'Evangile; et si ni l'un ni l'autre n'ont été envoyés, excepté quand le Fils s'est fait chair dans le sein de la Vierge Marie, et lorsque le Saint‑Esprit apparut sous la forme visible, d'une colombe et de langues de feu.
5. Mais j'avoue que je ne me sens pas l'esprit de force à pénétrer si les anges, tout en conservant la spiritualité de leur corps dans lequel ils opèrent d'une manière cachée, empruntent aux éléments corporels qui leur sont inférieurs, quelque chose qu'ils s'adaptent, convertissent et changent, comme une sorte de vêtement, en toutes formes corporelles, et même en formes véritables, comme une vraie eau a été changée en
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un vrai vin par le Seigneur (Jean, II, 9), ou bien s'ils transforment leur propre corps en ce qu'ils veulent selon ce qu'ils ont à faire; mais, quoi qu'il en soit, toutes ces hypothèses n'ont aucun rapport avec la question. Et n'étant qu'un simple mortel, je ne puis arriver à savoir cela par ma propre expérience, comme les anges qui font ces choses‑là, et qui les connaissent beaucoup mieux que je ne sais moi‑même comment mon corps change au gré de ma volonté, ainsi que je l'ai expérimenté, soit en moi, soit dans les autres. Je ne dirai donc point pour le moment ma pensée sur ce sujet, d'après les textes même des saintes Ecritures, de peur d'être forcé de donner la preuve de ce que j'aurais avancé, et d'être entrainé beaucoup trop loin dans un sujet qui n'a point sa place nécessaire dans la question présente.
6. Ce qu'il faut voir, pour le moment, c'est si c'étaient des anges qui produisaient alors ces espèces de corps apparaissant aux yeux des hommes, ces voix retentissant à leurs oreilles, pendant que la créature sensible soumise à la volonté du Créateur se transformait selon qu'il en était besoin, comme il est écrit au livre de la Sagesse : « Car la créature vous étant soumise comme à son Créateur, redouble ses forts pour tourmenter les méchants, et s'adoucit pour contribuer au bien de ceux qui mettent leur confiance en vous. C'est pourquoi en se transformant alors en toutes sortes de goûts, elle obéissait à votre grâce qui est nourrice de tous, et s'accommodait ainsi à la volonté de ceux qui soupirent après vous. » (Sag., XVI, 24, 25.) En effet, c'est par le moyen de la créature spirituelle que la puissance de la volonté de Dieu est parvenue à produire les effets visibles et sensibles des créatures corporelles. Car où la sagesse du Dieu tout‑puissant n'opère‑t‑elle point ce qu'elle vent, quand elle atteint d'un bout du monde à l'autre avec force et dispose tout avec douceur? (Sag., VIII, 1.)
CHAPITRE II.
La volonté de Dieu, cause première de tout changement corporel.
7. Mais il y a un autre ordre naturel dans la conversion et le changement des corps, qui bien que soumis lui‑même à la volonté de Dieu, a cessé néanmoins, par l’habitude continuelle de les voir, d'exciter notre admiration. Tels sont les changements survenant à des intervalles très courts ou du moins de peu de durée, dans le ciel, sur la terre, et dans la mer, soit par la naissance de certains êtres, ou par la mort de certains autres, soit par leurs apparitions, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre. Il y en a qui, bien que venant dans l'ordre, cependant sont moins communs, parce qu'ils ne se produisent
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qu'à de grands intervalles de temps. Sans doute ces choses excitent l'admiration de bien des gens, mais comprises par ceux qui étudient le spectacle de ce monde, elles semblent d'autant moins étonnantes qu'elles sont connues de plus de monde et se répètent plus souvent sous les yeux des générations qui se succèdent. Telles sont les éclipses des astres et certaines espèces d'astres qu'on voit rarement, les tremblements de terre, les monstres qui naissent parmi les animaux et mille choses semblables dont aucune ne se produit sans la volonté de Dieu, ce que la plupart des hommes ne voient point. Aussi a‑t‑il passé par la tête de vains philosophes, de les attribuer à d'autres causes, soit vraies, mais secondes, parce qu'ils ne pouvaient en apercevoir la cause première, supérieure à toutes les autres, je veux dire la volonté de Dieu, soit fausses, dont la pensée leur était suggérée, non par l'étude attentive des êtres et des mouvements corporels, mais par la prévention et l'erreur.
8. Je vais, si je puis, en donner quelques exemples pour rendre mes paroles plus claires. Ainsi dans le corps de l'homme il y a une masse de chair et une espèce de forme, un ordre et une distinction, de membres et un certain équilibre qui fait la santé. Une âme habite dans ce corps et le gouverne, et cette âme est un être raisonnable; aussi, bien que muable, elle est cependant susceptible de participer à la sagesse immuable, et elle acquiert ainsi avec elle une sorte de ressemblance, comme dit le Psalmiste en parlant de tous les saints qui sont comme autant de pierres vivantes, dont est construite la Jérusalem céleste, notre mère éternelle, «cette Jérusalem qui est bâtie comme une ville et dont toutes les parties sont dans le même. » (Ps. CXXI, 3.) Par ces mots « le même, » il faut entendre le bien souverain et immuable qui n'est autre que Dieu, que sa sagesse et sa volonté. C'est de lui qu'il est question dans le psaume, où nous chantons : « Vous les changerez et elles seront changées ces choses, mais vous, vous êtes toujours le même. » (Ps. CI, 27.)
CHAPITRE III.
Représentons‑nous donc par la pensée un sage dont l'âme raisonnable participe déjà à l'immuable et éternelle vérité qu'il consulte dans toutes ses actions; ne faisant rien s'il n'a vu en elle ce qu'il devait faire, en sorte que toujours soumis à elle et obéissant à ses inspirations, il ne fasse rien que de bien. Supposons que cet homme, après avoir consulté la souveraine raison de la divine justice dont il entend secrètement la voix, de l'oreille du cœur, s'est épuisé pour obéir à ses ordres, dans quelque œuvre de miséricorde : il tombe malade et consulte deux médecins : l'un lui dit que la cause de son mal
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p233 LIVRE III. ‑ CHAPITRE IIÈ
réside dans la sécheresse du corps, le second au contraire qu'elle est tout entière dans une surabondance d'humeur; l'un donne la vraie cause du mal et l'autre se trompe, tous les deux néanmoins parlent des causes prochaines, c'est‑à-dire, des causes corporelles. Mais si on remonte à la cause de cette sécheresse et qu'on la trouve dans un travail volontaire, on arrive dès lors à une cause supérieure venant de l'âme pour affecter le corps qu'elle régit; mais cette cause n'est point elle‑même la première, car la cause première se trouve dans la sagesse immuable elle‑même aux ordres de laquelle l'âme de cet homme sage s'est soumise avec charité et a obéi en entreprenant le travail volontaire dont nous avons parlé. Ainsi la cause première de son mal en réalité n'est pas autre que la volonté même de Dieu. Si au contraire pour faire ce travail pieux et entrepris dans une pensée de devoir, cet homme sage s'était adjoint des aides qui eussent pris part avec lui à cette bonne ceuvre, bien que ce ne fût point en servant Dieu avec la même pensée, mais dans le but de parvenir ainsi à la récompense, objet de leurs désirs charnels, ou d'éviter des maux corporels, si, même il s'était fait aider par des bêtes de somme, dans le cas où l'accomplissement de l'œuvre entreprise pût se faire par le concours d'êtres dépourvus de raison ne mouvant point leurs membres, sous les fardeaux dont ils sont chargés, avec la pensée de tirer quoi que ce soit de cette bonne œuvre, mais seulement par instinct ou pour éviter les coups; bien plus si cet homme avait eu recours à des corps insensibles même, qu'il lui était nécessaire d'employer pour son oeuvre, tels que le blé, par exemple, le vin, l'huile, les vêtements, l'argent, des cahiers et autres choses semblables, est‑ce que dans tous ces êtres animés ou inanimés, occupés à la même oeuvre, tout ce qui se mouvrait, s'userait, se réparerait, se réformerait, tout ce qui d'une manière, ou d'une autre, cédant à l'action du temps et des lieux, viendrait à changer, éprouverait ces changements visibles et toutes ces altérations par l'effet d'une autre cause que la volonté de Dieu invisible et immuable, agissant par le moyen de l'âme juste comme siège de la sagesse et se servant de tout, des anges méchants et irraisonnables, aussi bien que des corps animés et inspirés par eux, et même d'êtres privés de sensibilité, bien qu'elle ne mit d'abord en œuvre que l'âme bonne et sainte du juste soumise à la volonté pour l'accomplissement d'une oeuvre pieuse et religieuse?
9. L'exemple que nous tirons de ce sage, bien que portant encore une chair mortelle, et ne
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voyant qu'en partie, on peut l'étendre à une maison tout entière où se trouverait une assemblée de personnes semblables à notre sage, à une ville et même à l'univers entier, si l'empire et le gouvernement des choses humaines étaient aux mains d'hommes sages, saints et parfaitement soumis à Dieu.
CHAPITRE IV.
Dieu se sert de toutes les créatures comme il veut, et il crée des êtres visibles pour se manifester lui‑même.
Mais comme il n'en est point encore ainsi, car il faut que, dans notre exil, nous soyons d'abord exercés comme des êtres mortels, et façonnés par la vertu de mansuétude et de patience, dans les fléaux, nous devons penser à la patrie supérieure et céleste d'où nous sommes exilés. C'est là, en effet, que le Dieu qui, par sa volonté rend ses anges rapides comme le vent et fait d'eux des ministres aussi ardents que les flammes dévorantes (Ps. CIII, 4), est assis au milieu d'esprits unis entre eux par une paix et une amitié profondes, et façonnés à n'avoir qu'une seule volonté, par le feu spirituel de la charité, si on peut parler ainsi; il est là comme sur un trône élevé, saint et secret; on dirait que là est son temple, sa demeure. De là il se répand dans tous les êtres par certains mouvements réglés de la créature, d'abord par des mouvements spirituels, puis par des mouvements corporels, et se sert au gré immuable de sa pensée, de tout les êtres tant corporels qu'incorporels, et des esprits tant raisonnables que privés de raison, soit bons par l'effet de sa grâce, soit mauvais par suite de leur propre volonté. Mais de même que les corps plus matériels et inférieurs sont régis dans un certain ordre, par les corps plus subtils et supérieurs, ainsi tout corps est régi par un esprit de vie, tout esprit de vie irraisonnable par un esprit de vie raisonnable, tout esprit de vie raisonnable mais ayant péché et déserté son poste par un esprit de vie raisonnable, pieux et juste, et ce dernier par Dieu, ainsi toutes les créatures sont régies par leur créateur de qui, par qui et en qui elles ont été faites et établies (Col., I, 16) : par ce moyen, la volonté de Dieu est la cause première et suprême de toutes les espèces et de tous les mouvements corporels. En effet, il ne se fait rien de visible, rien de sensible qui n'ait reçu de la cour invisible et intelligible du souverain Maître l'ordre ou la permission d'être selon l'ineffable justice des peines et des récompenses, des grâces et des rétributions dans cette sorte de république infiniment vaste et immense d'êtres créés.
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10. Si donc l'apôtre saint Paul, quoique portant encore le fardeau d'un corps soumis à la corruption et alourdissant l'âme, et ne voyant encore qu'en énigme et en partie (I Cor., XIII, 12), pressé du désir d'être dégagé des liens du corps et d'être avec le Christ (Philip., I, 23), gémissant en son cœur dans l'attente de l'adoption divine qui doit être la rédemption de son corps (Rom., VIII, 23), a pu prêcher le Seigneur Jésus au moyen de signes, tantôt par sa langue, tantôt par sa plume, dans ses lettres, d'autres fois par le mystère de son corps et de son sang, nous ne dirons point pour cela que la langue de l'apôtre, ses parchemins, son encre, les sons de sa voix qui le signifiaient, ni les lettres tracées sur le parchemin, soient le corps et le sang du Christ, nous n'appelons ainsi que ce qui, produit des fruits de la terre, et consacré selon les rites, par une prière mystique, est reçu par nous, pour notre salut spirituel, en mémoire de la passion du Seigneur par nous. Quand la main des hommes a préparé cette espèce visible, elle n'est sanctifié pour devenir un aussi grand sacrement que par l'invisible opération de l'Esprit de Dieu; car si tout dans cette oeuvre s'accomplit par des mouvements corporels, il n'y a que Dieu qui opère en mettant en mouvement, avant tout, ses ministres invisibles, les âmes des hommes et les vertus suscitées des esprits cachés qui lui sont soumis; qu’y a‑t‑il d’étonnant si même dans des créatures telles que le ciel et la terre, la mer et l'air, Dieu fait les choses sensibles et visibles qu'il lui plaît, pour se signifier ou se montrer comme il faut, mais sans rendre apparente sa propre substance par laquelle il est immuable et plus sublime intérieurement et dans le secret, que tous les esprits créés par lui ?
CHAPITRE V.
Pourquoi les miracles ne sont point habituels.
11 ‑ La force divine qui gouverne toutes les créatures spirituelles et corporelles, appelle à certains jours de chaque année les eaux de la mer et les répand sur la face de la terre. Mais quand cela s'est produit à la prière de saint Elie, après une sérénité du ciel si continue et si longue que les hommes mouraient de faim (III Reg., XVIII, 45), ceux à qui ce miracle était donné et dispensé, reconnurent la puissance de Dieu dans la pluie si abondante et si soudaine qui vint à tomber, bien que l'air ne présentât aucun signe ni la moindre apparence d'humidité, au moment où le serviteur de Dieu se mit en prière. De même c'est Dieu qui fait dans les airs la foudre et le tonnerre; mais parce qu'ils se produisirent d'une manière inaccoutumée sur
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p236 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITE.
le Sinaï et que les voix qui se faisaient entendre ne formaient point un bruit confus, mais semblaient aux Hébreux leur donner des signes par des indices très‑certains, c'étaient des miracles. (Exod., XIX, 16.) Qui conduit l'humidité par les racines de la vigne jusqu'au raisin et fait le vin sinon Dieu qui seul donne l'accroissement quand l'homme plante et arrose? (1 Cor., III, 7.) Mais quand, à la volonté du Seigneur, l'eau s'est changée en vin avee une rapidité inusitée, c'était le fait de la puissance divine, même de l'aveu des sots. Qui revêt journellement les arbres de feuilles et de fleurs? n'est‑ce pas Dieu? Mais quand la verge du grand prêtre Aaron se couvrit de fleurs (Num., XVII, 8), c'était la divinité qui s'entretenait d'une certaine manière avec l'humanité doutante. Le bois et les corps des animaux naissent et se forment tous de la terre leur commune matière. Mais qui les produit, sinon celui qui a dit à la terre de les produire (Gen., I, 24), et qui, du même mot qu'il créa, gouverne et administre ce qu'il a créé? Vient-il à changer tout à coup la matière et à en faire sur‑le‑champ de la verge de Moise un serpent, c'est un miracle, parce que si l’objet était susceptible de changement, ce changement néanmoins était inusité. Qui anime tous les êtres vivants à leur naissance, sinon celui qui a animé ce serpent, à l'instant même, selon qu'il en était besoin?
CHAPITRE VI.
Ce qui fait le miracle, c'est une variété seulement.
Qui rendait aux cadavres leurs âmes quand les morts ressuscitaient, n'est‑ce pas celui qui anime le corps dans le sein des mères et les fait naître pour mourir ensuite? Mais parce que toutes ces choses se font par une sorte de cours ininterrompu de choses qui passent, s'écoulent, et vont, par un chemin ordinaire, des ténèbres au jour, et du jour aux ténèbres, on dit qu'elles sont naturelles ; se produisent‑elles par un changement inusité, pour servir d'avertissement aux hommes, on les appelle miracles.
CHAPITRE VII.
Il s'est operé de grands miracles par les ressources de la magie.
12. Ici j'aperçois une pensée qui peut se présenter à l'esprit des faibles : pourquoi ces merveilles se produisent‑elles par les ressources de la magie ? En effet, les mages de Pharaon ont fait aussi des serpents et autres choses semblables. (Exod., VII, 12.) Mais ce qui est bien
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p237 LIVRE M. ‑ CHAPITRE VIII.
plus admirable encore, c'est de voir comment la puissance des mages, qui avaient pu faire des serpents, se trouva tout à fait en défaut quand il s'est agi de mouches infiniment petites (Exod., VIII, 18); les moucherons ne sont que de très petites mouches, et c'est la troisième plaie dont le peuple superbe d'Egypte s'est vu affligé. Et bien alors les mages évidemment pris en défaut de puissance s'écrièrent : « Le doigt de Dieu est là; » on peut comprendre par là que les anges transgresseurs, et les puissances des airs, qui ont été précipités du séjour qu'ils occupaient dans la pureté sublime des airs, et qui donnaient aux arts magiques le pouvoir de produire tous les effets qu'ils font, n'ont au fond de leurs ténèbres, espèce de prison proportionnée à leur état, d'autre pouvoir que celui qui leur est communiqué d'en haut. Or, ce pouvoir leur est donné, soit pour tromper les trompeurs, c'est ainsi qu'il a été accordé aux Egyptiens et aux mages, pour qu'ils parussent admirables par la séduction de ces mêmes esprits qui opéraient ces merveilles, et condamnables par la vérité de Dieu, soit pour avertir les fidèles de ne point désirer comme quelque chose de grand de faire de semblables merveilles, que les saintes Ecritures elles‑mêmes nous disent produites encore afin d’exercer, d'éprouver et de manifester la patience des justes. En effet, n'est‑ce point par un grand pouvoir de faire des miracles capables de frapper les regards, que Job perdit tout ce qu'il avait, la santé du corps, et jusqu'à ses enfants ?