FOI CHRÉTIENNE
hier et aujourd'hui
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Le paradoxe de la foi biblique consiste dans la liaison et dans l'unité de ces deux éléments: croire que l'Être est personne et que la Personne est l'être même; reconnaître pour le Tout Proche ce qui est caché, pour l'Accessible ce qui est inaccessible; croire que l'Un qui est pour tout et pour qui tous sont, constitue l'unité dernière.
Nous arrêtons ici l'analyse de la foi biblique en Dieu, pour reprendre sur des bases plus larges la question des rapports entre foi et philosophie, entre foi et raison, question rencontrée déjà au départ et qui se pose à nouveau maintenant.
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LE DIEU DE LA FOI
ET LE DIEU DES PHILOSOPHES
I. L'OPTION DE L'ÉGLISE PRIMITIVE POUR LA PHILOSOPHIE
Le choix dont témoigne l'image biblique de Dieu a dû être répété aux origines du christianisme et de l'Église; au fond, il doit être renouvelé dans chaque situation spirituelle; il demeure toujours à la fois une exigence et un don.
La prédication et la foi chrétiennes primitives se retrouvaient dans un monde saturé de dieux, affrontées à nouveau au problème qui s'était posé à Israel à ses débuts, et dans ses luttes avec les grandes puissances pendant et après l'exil.
Il s'agissait à nouveau de définir le Dieu confessé par la foi chrétienne. Le choix du christianisme, il est vrai, pouvait se rattacher à la longue lutte qui l'avait précédé, notamment à la dernière phase dont témoigne le Deutéro‑Isaïe et la littérature sapientielle; il pouvait profiter du progrès réalisé par la traduction grecque de l'Ancien Testament, et finalement des écrits du Nouveau Testament, spécialement de l'Évangile de Jean.
A la suite de cette longue histoire, la chrétienté primitive a opéré son choix et son travail de purification de façon décidée et audacieuse, en se prononçant pour le Dieu des philosophes contre les dieux des religions.
Aux païens qui demandaient: “A qui correspond le Dieu des chrétiens? à Zeus peut‑être, ou à Hermès ou à Dionysos ou à quel autre? » le chrétien répondait : « A aucun de tous ceux‑là! A aucun de ces dieux que vous priez. Notre Dieu est précisément celui que vous n'invoquez pas, l'Être Suprême dont parlent vos philosophes. »
L'Église primitive a catégoriquement repoussé toutes les religions antiques, les considérant toutes comme impos‑
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ture et fantasmagorie.
« Le Dieu que nous vénérons, disait‑elle, c'est l'Être même que les philosophes ont reconnu comme le principe de tout être, comme le Dieu supérieur à toutes les puissances; c'est Lui seul notre Dieu. »
Un tel choix et une telle option représentent un processus qui n'est ni moins providentiel ni moins décisif pour l'avenir que ne l'a été le choix de “El” et de “jah” contre Moloch et Baal, et l'évolution ultérieure des deux, devenus « Elohim » et «Yahvé », vers l'idée d'être.
Le choix ainsi opéré signifiait l'option pour le logos contre toute espèce de mythos, la démythologisation définitive du monde et de la religion. Ce choix pour le logos contre le mythes a‑t‑il été la bonne voie?
Pour répondre, nous devons retenir tout ce que nous avons dit jusqu'à présent sur l'évolution interne de la pensée biblique au sujet de Dieu. Les derniers pas avaient, en fait, déjà orienté en ce sens, dans le monde hellénistique, la pensée chrétienne.
Il faut noter aussi que le monde antique lui‑même connaissait parfaitement le dilemme entre le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes. Entre les dieux mythiques des religions et la connaissance philosophique de Dieu s'était développée au cours de l'histoire une tension toujours accrue, manifestée dans la critique des mythes par les philosophes, de Xénophane à Platon.
Ce dernier tenta même de supprimer le mythe homérique classique pour le remplacer par un mythe nouveau, conforme au logos. La recherche actuelle découvre de plus en plus l'existence d'un étonnant parallélisme réel et temporel, entre la critique philosophique des mythes en Grèce et la critique prophétique des dieux en Israel.
Les deux, il est vrai, partent de présupposés totalement différents et poursuivent des buts divergents. Mais le mouvement opposant le logos au mythos, tel qu'il s'est produit dans l'esprit grec au temps du rationalisme philosophique, pour aboutir finalement à la chute des dieux, présente un étroit parallélisme avec le mouvement entrepris par les prophètes et la littérature sapientielle pour démythologiser les puissances divines en faveur du Dieu unique.
Les deux mouvements, malgré toutes les divergences, coïncident dans une même tendance vers le logos. Le rationalisme philosophique et la contemplation «physique” de l'être ont évincé de plus en plus l'apparence mythique, sans supprimer toutefois la forme religieuse du culte des dieux.
La religion antique a d'ailleurs été ruinée à cause de cet abîme entre le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes, à cause de la totale dis-
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jonction entre la raison et la piété.
Parce que l'on n'avait pas réussi à unir les deux, mais séparé toujours davantage la raison et la piété, le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes, la ruine de la religion antique était devenue inévitable.
La religion chrétienne devrait s'attendre à un sort identique, si elle se laissait entraîner à une semblable coupure par rapport à la raison et à un repli pareil dans le religieux pur. C'est l'attitude que prône Schleiermacher; et nous la trouvons aussi en un certain sens, assez paradoxalement, chez Karl Barth, le grand critique et adversaire de Schleiermacher.