Darras tome 8 p. 456
§ II. Paul de Samosate.
6. La persécution de Claude le Gothique n'avait pas dépassé les limites de l'Italie. Cette particularité tint moins à la modération de l'empereur qu'à la situation particulière où se trouvait alors l'empire. Les provinces occidentales, gouvernées par Tetricus, n'avaient plus de rapports avec Rome; l'Orient relevait presqu'en entier du sceptre de Zénobie, la fameuse reine de Palmyrs1. Cette femme, d'un caractère viril, avait toutes les passions religieuses de sa race. Juive de naissance, et plus tard convertie à un christianisme fort peu éclairé, elle avait trouvé dans l'évêque d'An-tioche, Paul de Samosate, un instrument docile qui se prêtait à la fois à ses caprices de judaïsante et à ses vues ambitieuses de souveraine. Il en résultait pour Paul de Samosate une situation exceptionnelle d'influence et de crédit dans tout l'Orient. Il en usait,
=========================================
p457 CHAP. VI. PAUL DE SAMUSATE.
nous l'avons dit précédemment, pour la satisfaction de sa vanité, qu'il poussait jusqu'au délire, et il couvrait son hérésie d'un pan du manteau impérial. Les évêques, ses collègues, avaient donc à ménager en lui une véritable puissance. Ces sortes de personnalités mixtes, chez lesquelles la dignité ecclésiastique se trouve jointe à un pouvoir de circonstance emprunté aux relations avec le monde politique et civil, ne sont pas rares dans l'histoire de l'Église. Quand l'esprit de foi leur manque, elles deviennent un des plus grands obstacles au bien. Il en fut ainsi de Paul de Samosate. Les avertissements fraternels ne lui manquèrent pas. Six de ses collègues lui écrivirent la lettre suivante : « Hymenœus 1, Théophile, Théotecne 2, Maxime 3, Proclus et Bolanus, à Paul de Samosate, salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Déjà, dans une conférence publique, nous nous sommes réunis avec vous, et nous vous avons déclaré notre sentiment. Mais pour donner plus de méthode et de clarté à notre exposition de principes, il nous semble convenable de résumer ici par ordre les dogmes traditionnels qui ont été transmis jusqu'à ce jour au sein de l'Église catholique par les apôtres, témoins et ministres du Verbe, dont l'enseignement, promulgué sous la Loi nouvelle, forme un ensemble appuyé sur l'Ancien Testament, les Prophètes et la révélation de Jésus-Christ. Il n'y a qu'un Dieu, non engendré, sans principe, invisible, immuable, que nul entre les hommes n'a vu ni ne peut voir, dont la gloire et la grandeur dépassent toute intelligence humaine. La notion de Dieu, telle qu'il est donné à notre infirmité de la concevoir, nous a été révélée par son Fils. Il est écrit en effet : « Nul ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui auquel le Fils l'a révélé4.» Quant à ce Fils, nous confessons et déclarons, conformément à la doctrine de toutes les Écritures, qu'il a été engendré; qu'il est le Fils unique, image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, sagesse, verbe et vertu de Dieu avant tous les siècles; Fils de Dieu non par prescience, mais substantiellement et hypostatiquement. Qui-
--------------------
1. Évêque de Jérusalem. — 2. Évêque de Césarée en Palestine. — 3. Évêqne de Bosra. — 4 .M llli., si, 27.
==========================================
p458 TONTIFICAT DE SAINT FÉLIX I (209-271).
conque oserait soutenir que le Fils de Dieu ne préexistait pas à tout commencement; quiconque dit: Croire et professer que le Fils est Dieu, serait admettre l'existence de deux divinités, par conséquent le Fils n'est pas Dieu; celui-là nous le regardons comme un hérétique. Sur ce point toutes les églises de la catholicité sont d'accord avec nous, parce que les textes des Livres saints sont unanimes à déclarer que le Fils de Dieu est Dieu comme son Père. Nous ne rappellerons point ici ces textes; nous réservant de les produire en temps opportun. Le Fils est inséparable du Père. Nous croyons que c'est le Fils qui, accomplissant le décret paternel, a créé le monde. C'est le mot de l'Évangile : «Tout a été fait par le Verbe, rien sans lui 1.» Ainsi le Fils coexiste et opère véritablement comme Verbe à la fois et comme Dieu. C'est par lui que le Père a fait toutes choses, mais non point comme par un instrument, ni par une vertu sans hypostase. Non. Le Père a engendré le Fils comme une énergie vivante, subsistante par elle-même, et opérant tout en toutes choses. Le Fils n'a pas seulement assisté comme témoin à l'acte de la création : c'est lui qui opérait d'une manière active et appelait les êtres du néant à la vie. L'Ecriture nous apprend que le Fils apparut à Abraham sous le chêne de Mambré. Par l'ordre du Père il s'est manifesté aux patriarches, tantôt sous le nom de Dieu et de Seigneur, tantôt sous le titre d’ Aggelos « Envoyé. » Car le Fils est réellement l'envoyé du Père, bien qu'il soit lui-même Seigneur et Dieu. Le Fils de Dieu, dont l'Écriture déclare si formellement la divinité, est préfiguré dans l'Ancien Testament comme homme. C'est ce que l'Apôtre enseigne quand il dit : « Qu'était l'antique loi? Une barrière posée contre la transgression, jusqu'à l'avènement du Fils de la promesse; une constitution régie par les Anges, sous la main du médiateur. Et le médiateur entre Dieu et l'homme, c'est Jésus-Christ, Fils de Dieu, Dieu et homme à la fois 2. » Enfin nous croyons et professons, que le Fils coexistant avec le Père et comme lui Dieu et Seigneur de toutes les créatures, fut envoyé du ciel par le Père, et que, s’in-
------------------
1. Joan., i, 3. — 2. Galat., m, 19; I Timotb., i), 5.
==========================================
p459 CHAP. VI. — PAUL DE SAMÙSATE.
carnant, il s'est fait homme. Dans ce grand acte de l'Incarnation, le corps pris au sein de la Vierge, est devenu « l'habitacle où réside corporellement la plénitude de la divinité 1. » Il fut uni à la divinité d'une manière indissoluble; il fut déifié. Voilà pourquoi Jésus-Christ est à la fois Dieu et homme. Tel l'Ancien Testament et les prophètes l'avaient annoncé; tel le reconnaissent et l'adorent toutes les églises du monde, qui croient avec l'Apôtre que, dans sa personne, «l'égal de Dieu s'est anéanti lui-même, nous apparaissant comme le Fils de David selon la chair 2. » C'est comme Dieu que Jésus-Christ opérait les miracles décrits par l'Évangile. C'est comme homme, que participant à toutes les infirmités de la chair, sauf le péché, il a subi la tentation, la souffrance et la mort. Voilà les points principaux de notre croyance. Nous désirons savoir si vous les admettez et les enseignez comme nous. Veuillez donc nous déclarer catégoriquement si vous partagez notre foi 3. »
7. Nous ignorons quelle fut la réponse de Paul de Samosate. Peut-être se dispensa-t-il d'en faire aucune. Sa vanité personnelle semblait prendre plaisir à tout le bruit qui se faisait autour de son nom. Saint Denys d'Alexandrie avait deviné le caractère orgueilleux de l'hérésiarque. Dans les lettres qu'il lui adressait, il évitait de lui donner son titre d'évêque, se bornant à l'appeler : « Mon ami4. » Il insistait sur la frivolité de ses arguments, sur son ignorance profonde de la doctrine catholique, et sur l'inintelligence avec laquelle il ne saisissait des Écritures que la lettre sans en prendre l'esprit. « En vérité, lui disait-il, Jean l'Évangéliste eut raison d'écrire que le monde ne comprendrait point la doctrine du Verbe. Vous êtes l'un de ces lecteurs qui ne comprennent pas. Vous êtes condamné au triste rôle du serpent des anciens jours, forcé de se rouler sur le limon, se nourrissant de la terre qu'il souille, et s'efforçant de mordre la pierre immuable, c'est-à-dire le Christ5. » Paul de Samosate n'était point habitué à un langage aussi énergique. La faveur de Zénobie
-------------------------
1 Coloss., il, 9. — 2. Philipp., n, 7 ; Rom., I, S. — 3. Labbe, Concil., tom. '.. col. 844-849. — 4. Epist. Dionys. Alexand., ad Paul. Samosat.; Labtie, Coitcii., tom. I col. 850. — 5. Id., ibid. col. 851.
========================================
p460 CHAP. PONUKiCAT HE SAINT FU.IA I (-<)'.)--1 i).
lui ménageait un cercle d'admirateurs faciles, dont les complaisances et l'adulation ne manquaient jamais à son amour-propre. Voici comment il répondit au courageux évêque d'Alexandrie : «J'honore en votre personne ce qui est réellement digne d'honneur, votre âge vénérable et les stigmates du Christ, cicatrices de la persécution. Quant à votre sagesse et à votre prudence, je les abandonne aux éloges du vulgaire. Vos injures ne sauraient m'atteindre. Peu importe que vous m'appeliez un serpent, nourri de terre et soufflant l'abjection. Ces sortes d'aménités ne valent pas la peine d'un prologue. Vous me demandez d'expliquer clairement ma doctrine. Je vais le faire, ou plutôt, ce sont les paroles mêmes de l'Écriture qui vont le faire pour moi. Répondez, si vous le pouvez, aux dix questions suivantes : 1. Vous dites et vous écrivez que le Christ est Dieu par nature, et non point un homme comme nous. Or, nous l'entendons s'écrier dans sa Passion : « Mon âme est troublée 1. » Est-ce là, dites-moi, la parole d'un Dieu? 2° Quelques instants après il ajoute : « Mon âme est triste jusqu'à la mort 2. » Est-ce encore là une parole divine? Et ne sommes-nous pas obligés d'y voir l'infirmité de la nature humaine, impuissante à surmonter ses angoisses? 3° Lorsque les Juifs demandaient au Christ un prodige pour confirmer sa mission, il leur dit : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours. — « Il entendait, ajoute l'Évangéliste, le temple de son corps3. » Eh bien! direz-vous que le Verbe de Dieu fut détruit par les Juifs? Non, sans doute. Ce serait un blasphème. Convenez donc que le Christ mis à mort n'était point le Verbe, mais seulement le Temple du Verbe , comme Jésus-Christ le dit lui-même. 4° Il est écrit dans l'Évangile : « Après avoir pris le calice, Jésus rendit grâces, et dit : Recevez et partagez entre vous. Ce calice est le Testament nouveau de mon sang qui sera répandu pour vous 4. » Moi je demande comment le sang d'un Dieu aurait pu être partagé et répandu? 5° L'Évangile dit encore: « L'enfant croissait et se
----------------
1 Joan., m, 27. —2. Matlh., xxvi, 38. — 3. Joan., h, 19-31. —4. Luc, xxn, tt-20.
=========================================
p461 CHAP.. VI. — l'ALL DE SAMOSATE.
fortifiait 1. » Or, le Jésus, seul né du Saint-Esprit et de la Vierge, pouvait croître. Comment donc osez-vous soutenir que ce Jésus préexistait à tous les siècles, au sein du Père, sans avoir ni commencement, ni fin? 6° On lit de même dans l'Évangile: «L'Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : Lève-toi, prends l'enfant avec sa mère et fuis en Egypte. Car Hérode cherche l'enfant pour le mettre à mort 2. » Direz-vous que cet enfant fugitif avec sa mère était coéternel au Père et résidant au sein de la divinité? Comment eût-il été l'immuable, lui qu'on transporta d'un lieu à un autre? Comment eût-il été l'Éternel, lui dont l'Évangéliste vient de raconter la naissance à Bethléem? 7° Je n'ai point trouvé dans l'Écriture que la forme corporelle et l'âme puissent exister en un homme sans constituer une hypostase. Aussi je voudrais bien savoir comment vous entendez le passage de l'Apôtre : « Le Christ, qui avait la forme de Dieu, s'est anéanti jusqu'à prendre la forme d'un esclave, et il parut sous l'extérieur d'un homme 3. » Mais s'il a pris la forme d'un esclave, s'il en avait l'extérieur, il en avait donc aussi l'hypostase ou la personne. L'Écriture nous défend de reconnaître deux dieux. Vous le proclamez; je le sais comme vous. Que sera-ce pourtant que cette forme impersonnelle? cette apparition sans hypostase? Si le Christ n'eut pas de réalité substantielle, qu'était-il? Comment pouvait-il avoir une forme sans personnalité? — 8° Un autre épisode évangélique n'est pas moins significatif. Jésus, à l'âge de douze ans, s'était rendu au temple de Jérusalem avec Joseph et Marie. «Au retour, dit le texte sacré, l'enfant resta seul dans la ville; ses parents ne s'aperçurent point de son absence. Ils le croyaient avec le reste de la caravane. Le soir venu, ils le cherchaient parmi leurs parents et leurs amis. Ne l'ayant point trouvé, ils retournèrent à Jérusalem. Jésus était assis dans-le temple, au milieu des docteurs. Sa mère lui dit : Mon fils, pourquoi avez-vous agi de la sorte? Voilà que votre père et moi nous vous cherchions, pleins d'inquiétudes et d'angoisses 4. » Or, je vous le demande,
----------------
1. Luc, u, 40. — 2. Matth., h, 13. — 3. Philipp., n, 7. — 4. Luc, i, (4-iS.
=========================================
p462 PONTIFICAT DE SAINT FÉLIX I (2G0-271).
cet entant que ses parents cherchent ainsi, peut-il être l'Éternel, le Verbe immuable, demeurant au sein du Père? 9e Il est écrit au livre d'Isaïe : « Dieu, le grand, l'éternel, ne souffre ni la faim, ni la soif; il ne se fatigue pas: sa science ne saurait croître parce qu'elle est infinie 1. » Cette parole du Prophète n'est-elle pas la condamnation anticipée de votre doctrine? Est-ce que Jésus n'a pas souffert la faim, la soif, le travail, !a fatigue ? Il n'était donc pas le Dieu grand et éternel. 10° Enfin, vieillard, voici ma dernière objection. Je suppose que Pierre, l'apôtre, le disciple privilégié du Sauveur, avait plus que tous les autres une notion exacte de la nature du Christ. Vous ne le nierez pas, c'est un fait que vous affectez d'ordinaire de mettre particulièrement en évidence. Or, voici les paroles que Pierre adressait aux Juifs : «Sachez-le, maison d'Israël. Le Juif que vous avez mis en croix est celui que Dieu a fait Seigneur et Christ!. » Maintenant, vieillard, m'accuserez-vous d'inventer une doctrine mensongère? Ce n'est pas moi, c'est l'apôtre Pierre qui déclare que le Jésus crucifié par les Juifs a été fait, par Dieu, Christ et Seigneur. Donc c'est vous qui inventez une erreur, quand vous dites que le Christ crucifié était co-éternel avec le Père 3. »
8. Telles étaient ces dix objections de Paul de Samosate. Il les croyait triomphantes; elles n'embarrasseraient plus aujourd'hui
le moindre élève de théologie. Paul de Samosate confondait en Jésus-Christ les personnes avec les natures. Il dédoublait
la personnalité du Sauveur, et faisait du Verbe une hypostase, du Christ une autre hypostase. Saint Denys d'Alexandrie essaya vainement d'éclairer cet esprit vaniteux. Deux conciles se tinrent successivement à Antioche. L'hérésiarque y comparut. Un saint prêtre, illustre par son érudition et son éloquence, Malchion, fut chargé de soutenir une conférence publique contre le sectaire. Les arguments présentés de part et d'autre, dans la discussion, étaient recueillis par des sténographes. Paul de Samosate fut réduit au silence; mais il ne s'avoua pas vaincu. Un troisième
-------------------
1. Isaîe., xi, 28. — 2. Acir,Kïi, 36. – 3. Labbe, Concil., tom. I, col. 850-89*.
=========================================
p463 CHAP. VI. — PAUL DE SAMOSATE.
concile, plus nombreux que les précédents, se réunit alors. Cent cinquante évêques y assistèrent. Denys d'Alexandrie ne put venir le présider. Il était déjà atteint de la maladie qui devait terminer sa carrière mortelle, mais son zèle et sa foi paraissaient lui survivre pour animer cette imposante assemblée. On avait convoqué tous les évêques de l'Asie-Mineure, et, à leur tête, Firmilien de Cappadoce, le même qui, après avoir un instant suivi le parti de l'antipape Novatien, avait ensuite pris une part active dans la controverse du baptême. Entraîné deux fois dans l'erreur, il avait deux fois réparé sa chute par une noble rétractation. Firmilien se mit en route, malgré son grand âge, pour venir une fois encore attester la divinité de Jésus-Christ; mais il mourut à Tarse, le 28 octobre 269, sans avoir pu achever son voyage. L'Église catholique a inscrit son nom au catalogue des saints. Paul de Samosate aurait pu trouver dans Firmilien un glorieux exemple à suivre. Ce que l'Église condamne dans les hérétiques ce n'est pas la faiblesse humaine, toujours sujette à l'erreur; c'est l'obstination qui refuse de s'incliner devant la vérité définie par l'autorité de Pierre: c'est l'orgueil qui affiche, hautement sa révolte contre le Saint-Esprit. Denys d'Alexandrie envoyait au concile une réponse détaillée à toutes les objections de Paul de Samosate. Il établissait la vérité catholique dans toute sa netteté. Les deux natures en Jésus-Christ sont étroitement unies, disait-il, mais elles ne forment pas deux hypostases ou personnes. C'est donc bien réellement que Jésus-Christ est Dieu; c'est bien réellement que la Vierge Marie porte le titre de Mère de Dieu, théotoxos expression que l'illustre évêque répète après Origène et saint Denys l'Aréopagite1. Nous n'avons plus les actes du concile d'Antioche. Eusèbe les résume en ces termes : « Jamais un pareil nombre d'évêques n'avait été réuni. On eût dit que toute l'Église catholique s'était donné rendez-vous pour confondre la sacrilège doctrine de Paul de Samosate. Condamné unanimement, convaincu d'erreur et de mauvaise foi, il fut excommunié et déposè. Celui qui se distingua le plus, dans la con-
--------
1 Labbe, Concil., tom. I, loc. citât.
==========================================
p464 PONTIFICAT DE SAINT KKI.:\ I (lM'i'.u-JT i'.
troverse soutenue au sein de l'assemblée, fut le prêtre d'Antioche, Malchion, que sa vertu et sa science éminentes avaient fait placer à la tête du didascalée chrétien de cette ville. Malchion, réfuta avec une vigueur irrésistible tous les sophismes de son adversaire. Dans une exposition pleine d'éloquence et de solidité, il mit à nu les fraudes et les déguisements de l'hérésiarque. Tous les Pères souscrivirent la sentence de condamnation, et adressèrent au pape saint Denys I, dont ils ignoraient encore le glorieux martyre, ainsi qu'à Maxime d'Alexandrie, qui venait de succéder au patriarche saint Denys, mort lui-même dans l'intervalle, une lettre ainsi conçue : « A Denys de Rome, à Maxime d'Alexandrie, à tous les ministres de Dieu, évêques, prêtres et diacres de l'Église catholique; Helenus et Hymenœus, Théophile, Théotecne, Maxime, Proculus, Nicomas, Émilien, Paul, Bolanus, Protogène, Hierax, Eutychius, Théodore, Malchion, Lucius avec tous les autres évêques, prêtres et diacres de l'Église de Dieu réunis de toutes les provinces de l'Orient, salut dans le Seigneur. —A la nouvelle du progrès de l'hérésie, nous avons convoqué les évêques des provinces les plus lointaines, afin de pouvoir, en un concile solennel, mettre un terme à l'arrogance de Paul de Samosate. Ainsi nous avons invité spécialement Denys d'Alexandrie et Firmilien de Cappadoce, ces pontifes de bienheureuse mémoire. Denys ne put se rendre à notre appel. Il adressa toutefois une lettre détaillée au clergé et aux fidèles d'Antioche. Dans cette lettre, fidèle au précepte de l'Apôtre, il ne voulut même pas inscrire de salutation pour l'hérésiarque. Nous joignons ici une copie de cette lettre. Firmilien de Cappadoce avait précédemment assisté aux deux conciles qui ont été tenus contre Paul de Samosate. Il avait flétri de ses anathèmes la nouvelle hérésie. Nous fûmes témoins du zèle qu'il déploya dans ces deux circonstances. Cependant l'hérésiarque, par de vaines promesses de soumission, avait trompé Fir-milien, lui jurant d'abandonner son erreur. Ce n'était qu'une feinte. Firmilien touché de ses démonstrations hypocrites consentit à différer la sentence d'excommunication. En apprenant la duplicité de Paul de Samosate, l'évêque de Cappadoce, margré son
=========================================
p465 CHAP.VI. — PAUL DE SAMOSATË. -i-.vî
grand âge, se mit en route pour venir
au concile. Nous attendions avec impatience l'arrivée de ce saint pontife; mais
il s'endormit à Tarse dans les bras du Seigneur. Après avoir procédé à l’examen des doctrines de Paul de Samosate, nous dûmes commencer une enquête sérieuse
sur sa conduite et ses mœurs. Il fut solennellement établi que ce docteur de
mensonge avait abandonné la vérité
catholique; qu'il a commis une foule d'altérations et d'interpolations pour
accréditer ses erreurs; enfin qu'il s'est banni lui-même de la communion de
l'Église. Quant à sa conduite, elle n'est pas moins scandaleuse. Né de parents pauvres, élevé par la charité des fidèles,
n'ayant jamais acquis par des moyens licites aucune fortune, il nage
aujourd'hui dans l'opulence. L'argent et l'or dont il dispose sont le fruit
d'industries sacrilèges, ou de concussions criantes. Ainsi il se fait payer par les solliciteurs des services qu'il
dédaigne de leur rendre, après en avoir touché le prix. Dans les procès qui
surviennent entre les frères, il vend aux deux parties sa future sentence, et
transforme le tribunal du Christ en un comptoir de marchand. Tout respire autour
de sa personne le faste et l'arrogance. Il exerce plusieurs dignités civiles qu'il préfère à celles de
l'Église : il aime mieux son titre de procureur fiscal que celui d'évêque.
Il se montre au forum dans l'appareil d'un proconsul, recevant des placets,
lisant sa correspondance et dictant des lettres aux secrétaires qui
l'accompagnent. Précédé d'une multitude servile, suivi d'un troupeau
d'adulateurs, il étale ainsi aux yeux du public un luxe et un faste qui
excitent la haine et l'envie contre notre religion sainte. Dans les assemblées des frères auxquelles il
préside, c'est toujours la même pompe mondaine, le même déploiement d'un
cortège tout profane. Il veut dominer les consciences par la terreur. Il s'est
fait ériger un trône, non point comme en ont les évêques de Jésus-Christ, mais
absolument pareil à ceux des magistrats civils ; il l'appelle son tribunal et ne permet pas qu'on lui donne un autre nom. Quand il y vient prendre place,
on le voit s'agiter au moindre prétexte, se livrer parfois aux transports de sa fureur et frapper du pied comme un proconsul
mécontent. Il veut y être applaudi, comme un acteur;
=========================================
p466 PONTIFICAT DE SAIN':1 FEUX I (269-27î;.
il a, parmi la foule, des satellites qui donnent le signal, et si quelques fidèles, par respect pour la maison de Dieu, refusent de s'associer à ces indécentes manifestations, il les interpelle avec des menaces et des injures. Parmi ceux de nos pieux collègues qui ont cessé de vivre, il en est contre lesquels il se déchaînait dans ses discours
avec une véritable rage. Au contraire, il ne parlait jamais de lui-même que pour exalter sa capacité, son mérite et sa science. On eût dit un sophiste, ou un charlatan. Il en vint à ce point d'orgueilleuse folie de substituer aux hymnes et aux cantiques en l'honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ des vers à sa propre louange. Ce fut pendant la solennité pascale qu'il inaugura ces chants sacrilèges. Des actrices les exécutèrent au milieu des fidèles que ce spectacle fit frémir d'horreur. Parmi les évêques et les prêtres du voisinage, il s'en est associé un certain nombre qui se font ses échos au milieu de leurs populations et travaillent à propager son impiété et son erreur. Il refuse de dire avec nous que le Fils de Dieu soit descendu du ciel. Il a répété vingt fois devant nous que le Christ, né comme tous les autres hommes, est un homme semblable à nous. Cependant, lui qui refuse à Jésus-Christ le titre de Dieu, se laisse effrontément proclamer un ange du ciel, dans les hymnes qu'il fait chanter en son honneur et dans les discours de ses adeptes. Il prend plaisir à ces adulations infâmes, et ne manque jamais d'aller en personne les entendre. Nous rougissons d'avoir à déclarer qu'il vit notoirement dans un commerce impudique. Les prêtres et les diacres de son parti imitent ses désordres et l'on a inventé à Antioche un nom pour désigner les femmes qui se prêtent à leurs honteuses passions. On les appelle : suneisaxtai, subintroductœ. Couvert de tant de crimes, Paul de Samosate s'est fait des complices en autorisant dans ses inférieurs les débordements dont il se rend lui-même coupable. Il espérait ainsi ensevelir dans un éternel silence les forfaits dont il est souillé. Ses richesses lui permettent de gorger ses créatures, en sorte qu'il s'est formé un parti qui l'exalte et prend sa défense. Frères bien-aimés, nous savons que l'évêque et le clergé ne doivent donner aux fidèles que des exemples de la vertu. Or, nous avons acquis
==========================================
p467 . VI. — PAUL DE SAMOSATE.
la certitude que cette funeste coutume des subintroducae a déjà causé la chute d'un grand nombre de prêtres d'Antioche, et fait peser sur tous les autres les plus odieux soupçons. Qu'on n'essaie donc point de la justifier, en taxant d'exagération notre sentence. De quel front un évêque oserait-il prêcher aux fidèles la chasteté, la fuite des occasions, quand on l'a vu prendre d'abord dans sa maison une jeune femme dont il s'est lassé bientôt et qu'il a remplacée par deux créatures, éclatantes de jeunesse et de beauté, qu'il traîne partout à sa suite, et dont il se fait accompagner dans ses somptueux festins! Le scandale était à son comble; les vrais chrétiens gémissaient en silence; la crainte du tyran leur fermait la bouche. A ces causes, nous avons d'abord solennellement excommunié Paul de Samosate, cet orgueilleux esprit en révolte contre Dieu et son Église. Comme il a refusé de se soumettre, nous l'avons déposé de l'épiscopat et nous avons élu à sa place un pontife selon le cœur de Dieu, Domnus, fils de Démétrien 1, pontife d'heureuse mémoire, qui avant Paul de Samosate avait saintement présidé l'Église d'Antioche. Domnus s'est fait remarquer jusqu'ici par toutes les qualités qui conviennent à un saint évêque. Nous vous notifions donc sa promotion, afin que vous receviez ses lettres, et que vous l'admettiez à votre communion 2. »
90. Dans ces fragments de la lettre synodale d'Antioche, Eusèbe n'a reproduit in extenso que les détails relatifs à la conduite scandaleuse de Paul de Samosate; il a écourté, ou passé sous silence toute la partie dogmatique. C'est que l'historien, attaché du fond du cœur à l'Arianisme, avait quelque intérêt à laisser dans l'ombre
---------------
1. Nous n'avons pas besoin après les anathèmes que le concile vient de prononcer contre les suneisaxtai d'expliquer ici que le saint évêque Démé-trien, père de Domnus, avait été promu à l'épiscopat après avoir été marié. Le protestantisme passe volontiers sous silence la question des subitroductae, mais il relève avec soin la mention d'un évêque d'Antioche, fils d'un autre évêque, espérant, à l'aide d'une équivoque vingt fois éclaircie par les témoignages explicites de l'histoire, persuader aux lecteurs inattentifs que les évêques et les prêtres de la primitive Église ne renonçaient point au mariage pour entrer dans les ordres.
2. Euseb.. Bist. ecclw.» Hh, YUt cap, xxx.
========================================
p468 PONTIFICAT DE SAIXT FÉLIX I
une discussion qui condamnait d'avance la doctrine d'Arius. La personnalité divine de Jésus-Christ avait, dans sa courte manifes-tation sur la terre, si puissamment saisi le coeur du monde, que, durant les trois premiers siècles de l'Église, toutes les discussions, toutes Ies controverses dogmatiques eurent cette personnalité pour objet. Les gnostiques de toute nuance la représentaient comme l'incarnation du démiurge, inférieur il est vrai au Dieu éternel, mais supérieur à tout le cosmos visible. Les patripassiens, exagérant dans un autre sens, confondaient Jésus-Christ avec le Père; Paul de Samosate divisait en deux la personnalité de Jésus-Christ. L'une des personnes avait été un homme, l'autre un Dieu. Arius reprendra cette thèse en la développant, et tombera sous l'anathème du concile de Nicée, comme Paul de Samosate sous celui du concile d'Antioche. Un terme théologique déjà employé pour désigner l'union hypostatique des deux natures en la personne de Jésus-Christ, le mot de consubstantiel, omoousios, fut sérieusement discuté par les Pères du concile d'Antioche. Cette particularité importante, qu'Eusèbe n'a pas cru devoir signaler, nous est attestée à la fois par saint Basile et saint Athanase. « Les évêques réunis pour la condamnation de Paul de Samosate, dit saint Basile, écartèrent le terme de consubstantiel, parce qu'il prêtait à une interprétation fausse, en exprimant la notion de la substance et de ses accidents, selon l'acception matérielle du mot; en sorte qu'il pouvait impliquer une division complète entre les deux termes jouissant de la consubstantialité. Par exemple, deux pièces de monnaie, frappées d'un même métal, sont réellement consubstantielles. Mais c'était là une acception trop grossier pour qu'on pût raisonnablement l'appliquer à la substance divine, en laquelle il n'y a point de partie divisible, ni plus ancienne l'une que l'autre. Le penser seulement serait une impiété. Qu'y a-t-il en effet de plus ancien que ce qui n'a point de commencement? Un tel blasphème détruirait l'essence même du dogme catholique. Entre le Père et le Fils il y a consubstantialité, sans division, quoiqu'avec distinction de personnes 1. » Ces paroles de
--------------
1. Basil.. Efist. lu ; Pair, grac,} tom. XXXII, col. 393.
==========================================
p469 CHAP. VI. — PAUL DE SAMOSATE.
saint Basile, exactes quant au fond, présentent néanmoins dans la forme une erreur que saint Athanase a relevée. D'après le témoignage de saint Basile, on pourrait croire que les Pères d'Antioche rejetèrent absolument le terme de consubstantiel : ils se contentèrent seulement de l'expliquer et de prévenir ainsi la fausse interprétation que lui donnait Paul de Samosate. Voici comment saint Athanase s'exprime à ce sujet : «Les évêques qui déposèrent Paul de Samosate avaient admis le terme de consubstantiel. Mais l'hérésiarque abusa de cette expression pour la détourner dans le sens de son erreur. Vous distinguez la substance divine en trois hypostases, disait-il. Je veux bien admettre cette distinction. Mais il en résulte nécessairement que, sur ces trois substances, il y en a une qui a précédé les deux autres, et c'est ce que je soutiens. Tel est le sens dans lequel le concile d'Antioche répudia le mot de consubstantiel. Du reste, ce terme était usité bien antérieurement dans l'Église. Ainsi les fidèles avaient dénoncé, à Rome, saint Denys d'Alexandrie, sous prétexte que ce grand évêque refusait d'employer le mot de consubstantiel. Le pontife romain lui écrivit à ce sujet pour lui attester que ce terme était reçu par toute l'Église catholique. Denys d'Alexandrie se justifia près du pape, son homonyme, dans un livre intitulé : « Exposition de Foi et Apologie. » Il y parlait ainsi : « J'ai déjà repoussé l'accusation mensongère par laquelle on prétend que je me refuse à déclarer que le Christ est consubstantiel à Dieu. Je n'ai jamais repoussé le terme de consubstantiel; j'ai seulement dit, ce qui est vrai, qu'il ne se trouve nulle part dans les Écritures, mais quant au sens qu'il exprime, je le tiens pour indubitable et l’ai toujours professé1. » II est donc incontestable que le mot de consubstantiel, qui devait plus tard si souverainement déplaire à Eusèbe de Césarée, était déjà, en l'an 200, consacré dans le langage théologique de l'Église. Les Pères d'Antioche formulèrent en ces termes leur profession de foi, qu'Eusèbe n'a pas jugé à propos d'insérer dans son Histoire, mais qui nous a été conservée par le concile d'Éphèse : « Nous confessons que Jésus-Christ, notre Sei-
------------
1. Athanag., de Synodis, cap- xlhi,z.Uv; Patr. grac, tom. JEXVI, col. 770-711»
=========================================
p470 PONTIFICAT DE SAINT FELIX I (269-274).
gneur, engendré du Père avant les siècles, s'est incarné en ces derniers temps dans le sein de la Vierge; qu'il n'y a en lui qu'une seule personne, mais qu'il réunit les deux natures, divine et humaine. Tout entier Dieu; tout entier homme; il est Dieu avec le corps; mais ce n'est pas en raison du corps qu'il est Dieu. Tout entier homme avec la divinité, ce n'est point en raison de la divinité qu'il est homme. Ainsi il est tout entier adorable avec le corps, bien que ce ne soit point en raison du corps qu'il est adorable. Tout entier adorateur avec la divinité, ce n'est point selon la divinité qu'il est adorateur. Tout entier incréé avec le corps, bien que selon le corps il ne soit point incréé. Tout entier informé avec la divinité, bien que selon la divinité il n'ait point été formé. Tout entier consubstantiel à Dieu, même avec le corps, bien que ce ne soit point selon le corps qu'il est consubstantiel à Dieu. Par la même raison ce n'est point selon la divinité qu'il est coessentiel aux hommes, bien que, selon la chair, et même avec sa divinité il soit coessentiel aux hommes 1. »
10. Quand la lettre synodale adressée au pape saint Denys par les pères d'Antioche arriva à Rome, c'était saint Félix I qui occupait la chaire de saint Pierre. Il confirma solennellement la sentence portée contre l'hérésiarque, et écrivit aux évêques d'Orient une lettre dont nous possédons encore un fragment : « Notre foi à l'Incarnation, disait-il, est celle que nous ont transmise les apôtres. Nous croyons que Jésus-Christ Notre-Seigneur, né de la Vierge Marie, est le Verbe, le Fils éternel de Dieu, et non point un homme élevé par Dieu à cet honneur, de telle façon qu'il serait autre que Dieu même. Le Fils de Dieu n'a point choisi un homme pour se l'associer, en telle sorte qu'il y aurait deux personnes en Jésus-Christ. En s'incarnant au sein de la Vierge, le Verbe, Dieu parfait, est devenu homme parfait 2. » Il était assez facile de condamner Paul de Samosate et de le déposer canoniquement ; mais l'exécution de la sentence semblait devoir présenter plus de difficultés. L'hérésiarque joignait à son titre
--------------------
1. Labbe, Concil., tom. III, col. 880. — » Pair, lai., tom. V, col. i«.
=========================================
p471 CHAP. VI. — SYNCHRONISME.
d'évêque celui de procureur de Zénobie à Antioche. Il disposait donc de la force armée, et il en usa pour se maintenir dans l'Église au mépris de la sentence du concile. Domnus ne put prendre possession de son siège. Il se produisit alors une intervention tout à fait inattendue, mais que la situation politique à cette époque explique à merveille. Aurélien, nous l'avons dit, songeait à relever le pouvoir de Rome en Asie. Il tourna donc ses armes contre la reine de Palmyre. L'une des premières conquêtes d'Aurélien fut précisément Antioche, cette capitale de la Syrie, qui était alors comme la clef de l'Orient. « Or, dit Eusèbe, les chrétiens s'adressèrent à l'empereur, pour en obtenir l'expulsion de Paul de Samosate. L'empereur voulut lui-même examiner l'affaire ; il prononça la sentence en ces termes : L'église d'Antioche et les bâtiments qui en dépendent doivent être livrés à celui des deux compétiteurs qui est reconnu par l'évêque de Rome et en correspondance avec lui 1. » Les officiers impériaux se chargèrent d'exécuter cette sentence. Paul de Samosate, banni par eux, alla mourir dans l'exil et vraisemblablement dans l'impénitence finale. L'histoire du moins ne parle pas de son repentir.