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85. Ce fut à lord Buckurst, membre du conseil privé, qu'échut la mission de notifier, à Marie Stuart, la fatale sentence; il exhorta la reine à l'aveu du crime et au repentir; il s'abaissa même jusqu'à lui promettre une grâce qu'elle n'eut pas même la pensée de solliciter. Le geôlier fit alors abattre le dais et les armes, emblèmes du pouvoir souverain. « C'est par la grâce de Dieu, s'écria Marie, que j'ai été appelée à ce haut rang ; c'est par sa grâce que j'ai été ointe et sacrée. De lui seul tenant cette dignité, à lui seul je la rendrai avec mon âme. Je ne reconnais point la reine d'Angleterre pour ma supérieure, non plus que son conseil et une assemblée d'hérétiques pour mes juges. Je mourrai reine en dépit d'eux. Ils n'ont pas plus de puissance sur moi que les voleurs au coin d'un bois n'en peuvent avoir sur le plus juste prince ou juge de la terre. Mais j'espère que Dieu montrera sa justice sur cet Etat après ma mort. Les rois de ce pays ont été souvent assassinés ; il ne me semblera pas étrange que je sois parmi eux et ceux de leur rang. C'est ainsi qu'on a traité le roi Richard pour le déposséder de son droit. » Les jours suivants, Paulet s'appliqua à vexer la reine; Marie, de son côté, écrivait au duc de Guise, au pape Sixte-Quint et à plusieurs autres personnages, notamment à Elisabeth. Henri III et Jacques VI firent, pour sauver leur sœur et leur mère, de vains efforts; ils paraissent ne les avoir faits que pour l'honneur, du moins pas assez pour le succès. Pour couper court aux négociations, Cécil et Walshingham répandaient les plus étranges bruits. Elisabeth, que cet assassinat effrayait, ajourna quelque temps sa signature ; enfin avec une joie mal dissimulée, elle signa le warrant d'exécution. Alors elle se prit à trembler et insinua qu'on la délivrerait utilement de la responsabilité d'une exécution publique, en assassinant sa cousine. Sur le refus de Paulet de commettre un crime si lâche, elle en assuma pour elle tout l'odieux en proférant d'horribles blasphèmes. Le 7 février 1587, arrivait à Fotheringay, le comte de Shrewsbury; sa charge de comte-maréchal indiquait assez l'objet de sa visite. Interrogé par Marie sur l'instant marqué pour son supplice, il répondit : «Demain matin, à huit heures. » Précédemment la reine avait demandé avec instance qu'on lui rendit son
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aumônier; il était au château; on le refusa comme représentant des choses abominables devant Dieu ; on offrit le ministre prolestant : « Non, répondit-elle, je n'ai que faire de lui. Je ne veux ni le voir, ni l'ouïr et qu'on ne se mette pas en peine davantage de me persuader. » Le comte de Kent, un des plus sots fanatiques de cette espèce, lui déclara qu'elle ne pouvait vivre sans mettre en danger l'État, la vie de la reine et la religion protestante : «Votre vie serait la mort de notre religion; votre mort sera sa vie. »— «J'étais loin de me croire digne d'une telle mort, s'écria Marie ; je la reçois humblement comme le gage de mon admission parmi les serviteurs élus de Dieu. » Jusque-là Marie n'avait pu faire son testament; elle demanda ses papiers et ses livres de comptes aussi vainement que son aumônier ; la reine fit d'autres demandes qui furent toutes rejetées sans pitié ni merci. Alors la reine se tournant vers ses serviteurs : « Eh bien, ne l'avais-je pas bien dit? Je savais bien qu'ils ne me laisseraient pas vivre; je leur étais un trop grand obstacle pour leur religion. Et vous, il faut qu'on hâte le souper, afin que je mette ordre à mes affaires. » Et comme elle voyait couler les larmes de ses serviteurs : «Mes enfants, ajouta-t-elle, il n'est plus temps de pleurer, cela ne sert de rien, que craignez-vous maintenant? Vous devez plutôt vous réjouir de me voir en si bonne voie pour sortir de tant de maux et d'afflictions où j'ai été si longtemps; je ne sers de rien en ce monde. Je suis inutile à tous; vous devriez plutôt vous consoler avec moi de ce qu'il a plu à Dieu me faire grâce que je meurs pour une si bonne querelle. Je lui rends grâce et le remercie de très bon cœur qu'il lui a plu m'appeler à cette heure et m'a donné si bonne occasion de souffrir la mort pour son saint nom, sa vraie religion et son Église. Il ne me pouvait advenir un plus grand bien en ce monde. » Lorsque tous les hommes furent sortis, elle passa quelque temps en prières avec ses femmes ; puis elle divisa son argent en plusieurs parts, pour le distribuer à ses serviteurs. Son souper fut très modeste ; en prenant sa réfection, elle conversait avec son maître d'hôtel des incidents de la journée et rappela en particulier les propos du comte de Kent : « S'il a espéré, dit-elle, me faire embrasser sa croyance, il
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a bien perdu son temps ; il aurait fallu un autre docteur que celui-là. Pour toutes les vies du monde, je ne changerais pas d'une seule petite pensée. » Sur la fin du souper, elle fit appeler ses serviteurs et but à leur santé. Sur quoi, ils se mirent à genoux et lui demandèrent pardon de leurs offenses : « De bien bon cœur, mes enfants, dit-elle avec un gracieux sourire, comme je vous prie aussi de me pardonner mes duretés et mes injustices. » Puis elle partagea entre ses femmes et ses serviteurs les divers objets précieux qui avaient échappé à la sauvage dévastation de Chartley. Après quoi elle écrivit à son aumônier, pour le prier de régler l'emploi pieux de ses derniers moments; elle rédigea ensuite un long testament et adressa encore, à Henri III, de France, une assez longue épitre, où nous lisons : «La religion catholique et le maintien du droit que Dieu m'a donné à cette couronne : voilà les deux points de ma condamnation. » Enfin elle lut, dans la Fleur des Saints, la vie du bon larron, demandant, pour elle, au Sauveur, souvenance et merci. A deux heures du matin, elle se mit au lit et resta étendue, les yeux fermés, les mains jointes sur sa poitrine, dans l'immobilité d'une statue couchée sur un tombeau. Mais elle ne s'endormit pas. Au mouvement de ses lèvres, au paisible sourire qui errait sur son visage, ses femmes s'aperçurenLqu'elle priait, que son âme était absorbée dans la contemplation de la vie future. A six heures, elle s'habilla et distribua, à ses serviteurs, les petites bourses préparées la veille : il y avait une forte aumône pour les pauvres. Personne ne put surprendre aucune émotion, ni sur son visage, ni dans sa contenance, ni dans sa voix. Lorsqu'elle eut terminé sa toilette, elle s'agenouilla et resta longtemps en prière. Alors son médecin, la voyant pâlir, lui présenta un peu de pain et de vin qu'elle accepta avec un doux sourire. A huit heures, les soldats heurtèrent violemment la porte et menacèrent de l'enfoncer. Au second coup, elle fit ouvrir. « Madame, dit le shérif troublé, les lords m'ont envoyé vers vous. »— « Oui, allons, » dit la reine. Son médecin lui demanda si elle voulait le crucifix d'ivoire placé sur l'autel. « Vous m'avez fait grand plaisir, répondit-elle, de m'en faire souvenir; c'était mon intention. » A l'entrée de la salle, elle désigna,
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pour l'accompagner, cinq de ses hommes et deux femmes. Les comtes hésitaient. « Oubliez-vous, s'écria Marie, que je suis cousine de votre reine; que je suis issue du sang royal de Henri VII, que je suis reine douairière de France et reine sacrée d'Ecosse.» Le cortège se mit en marche; la reine était vêtue comme aux jours de fêtes solennelles; sa noble tête reposait sur un large collet à l'italienne. A l'extrémité de la grande salle basse était dressé l'échafaud : il avait deux pieds de haut et douze de large. La reine promena ses regards calmes sur le lugubre appareil de son supplice. Un greffier lut la sentence; la reine ne ‘écoulait pas, elle priait. «Madame, dit Shrewsbury, vous entendez ce qui nous est ordonné de faire.— « Faites votre devoir,» répondit-elle simplement, et elle fit le signe de la croix, puis : « Milords, dit-elle, je suis née reine, princesse souveraine et non sujette aux lois, proche parente de votre reine et sa légitime héritière. Après avoir été longtemps détenue à tort en ce pays, sans que l'on eut droit sur moi, maintenant, par la force des hommes, près de finir ma vie, je remercie Dieu de ce qu'il a permis qu'à cette heure je meurs pour sa religion et m'a fait cette grâce, qu'avant de mourir, j'aie été devant une compagnie qui sera témoin que je meurs catholique. » Le doyen protestant de Péterborough essaya plusieurs fois, mais vainement, de la haranguer ; elle refusa de l'entendre et réclama encore un prêtre. Un membre de l'Assemblée proposa de prier en commun ; Marie pria en son particulier. Les mains jointes, les yeux levés au ciel : « Envoyez-moi, disait-elle, votre Saint-Esprit, pour qu'à l'heure de la mort, je comprenne le mystère de votre passion et pour que je persévère dans votre foi jusqu'à mon dernier soupir, et que j'endure avec patience le supplice que l'on inflige, en ma personne, à l'Eglise catholique.» Marie invoqua aussi sa patronne et pria pour son fils. Ainsi agenouillée, elle ressemblait à une martyre des premiers âges du Christianisme. Lorsqu'elle eut fini ces dévotions, elle embrassa encore le crucifix, et le fixant d'un regard plein d'espérance, elle s'écria : « De même que tes bras, ô mon Dieu, furent étendus sur une croix, ainsi étends sur moi tes bras miséricordieux, reçois-moi à merci et pardonne-moi mes péchés. » A l'approche de
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l'heure terrible, elle n'avait rien perdu de sa présence d'esprit et de son naturel plein de charme. Ses filles lui ôtèrent sa croix, son manteau, son voile, son pourpoint et son tour de gorge ; il ne lui restait qu'un corsage et une jupe. En ce moment les deux bourreaux la prièrent de leur pardonner sa mort. « De bien bon cœur, répondit-elle. » On lui banda les yeux et la conduisit au billot. En s'in-clinant, elle dit : « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains.» Le bourreau la frappa d'une main mal assurée ; la tête ne roula qu'au troisième coup. L'exécuteur la saisit et la montrant aux spectateurs, cria: «Dieu sauve la reine Elisabeth?» — «Ainsi périssent tous ses ennemis», répondit le doyen de Péterborough. La tête fut exposée à une des fenêtres de la grande salle; puis réunie au corps qui resta au château, sans sépulture. Le billot, le bois de l'échafaud, les tentures, les vêtements de la reine, tout fut brûlé. Les objets à l'usage de Marie Stuart furents volés par le geôlier à l'entourage de la reine et même aux bourreaux, puis envoyés à Elisabeth. Le sang ne suffisait pas à sa vengeance; sa cupidité réclamait encore les dépouilles de la victime (1).
86. « Le jour de son martyre, dit Hilarion de Coste, elle se communia : car ne lui étant pas permis de voir son aumônier et par conséquent se voyant privée de l'usage des sacrements, elle avait obtenu du Pape S. Pie V, de sainte mémoire, par un privilège spécial, de se communier soi-même, afin de n'être pas privée de ce salutaire Viatique ; et sous main on lui faisait tenir des boîtes pleines d'hosties consacrées (2); la nouvelle de sa mort fut saluée par de fanatiques acclamations de la populace. Elisabeth demanda la cause de ces démonstrations; dès qu'elle l'a connut, elle joua la surprise et la douleur; chassa de sa présence ses conseillers, fit mettre Davison à la Tour et porta même le deuil. Dans son audacieuse hypocrisie, elle espérait aussi tromper Jacques VI, Henri III, Philippe II et détourner l'orage qui menaçait de fondre sur sa tête.
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(1) Ciiaxtelauze, Marie Stuart, son procès et son exécution, passim.
(2) Éloges des Dames illustres, II, 520. Brantôme, Jebb et Conn donnent le même fait comme une certitude. Cette communion explique l'héroïsme de Marie Stuart, martyre pour la religion et la patrie.
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Pour plus de sécurité, elle fit inhumer, avec une pompe royale, à Péterborough, les restes de Marie Stuart; d'où ils ont été transportés à l'abbaye de Westminster. Jacques VI prit le deuil, promit de venger la mort de sa mère, mais oublia, pour se ménager la succession d'Elisabeth et la rivalité de l'Espagne, qu'il avait, à sa ceinture, une épée. En France, on porta aussi le deuil avec apparat ; Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, prononça à Notre-Dame l'éloge funèbre de Marie Stuart. Un seul prince eut sérieusement la pensée de venger la mort de Marie : ce fut Philippe II. L'Angleterre était le centre politique de toutes les forces protestantes, et c'était dans Elisabeth que les Néerlandais et les huguenots de France trouvaient leur appui. Les circonstances semblaient favorables à Philippe pour amener le triomphe du catholicisme. Déjà il était prépondérant en Allemagne; Genève avait perdu ses alliances; en France, le massacre de la Saint-Barthélémy et les victoires des Guises avaient réduit les huguenots à la plus complète impuissance ; depuis trois ans, Alexandre Farnèse avait rétabli l'ancien culte dans les Pays-Bas et en partie dompté l'insurrection. La conquête de l'Angleterre eût porté peut-être le dernier coup au protestantisme. Les Guises, mis dans le secret, devaient assurer en France le triomphe définitif de la vieille orthodoxie; Sixte-Quint renouvelait les anathèmes et les subsides de S. Pie V et de Grégoire XIII. L'Italie, l'Espagne, le Portugal, fournirent donc leurs vaisseaux, leur meilleure marine et leurs plus braves soldats. A cette flotte, composée de cent trente-cinq vaisseaux, on donna le nom d'Invincible Armada: Elle portait huit mille marins, vingt mille soldats d'élite pour le débarquement, d'abondantes munitions et un vicaire général du Saint-Office. L'un des plus grands capitaines du siècle, le duc de Parme qui, de son côté, pouvait disposer de trente mille hommes, avait été choisi comme chef de l'expédition. Cette immense flotte était destinée à étouffer la révolte des Pays-Bas, à opérer une descente en Angleterre, à conquérir de vastes continents dans le nouveau monde. Malgré le secret dont furent couverts ces armements, le but en fut connu : Elisabeth trembla, l'Angleterre fut frappée de terreur. Incapable de se dé-
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fendre, elle se voyait déjà abattue. En une seule nuit fut engloutie et dispersée par l'ouragan, cette flotte gigantesque, œuvre patiente de plusieurs années, qui portait, dans ses flancs, l'avenir de l'Europe et du monde. Elisabeth n'eut plus rien à craindre et put se livrer impunément à ses passions impies. Bien que les catholiques anglais se fussent noblement préparés à défendre, contre Philippe II, l'indépendance de leur patrie, Elisabeth ne récompensa leur patriotisme que par une plus atroce persécution. Un grand nombre périt par la main du bourreau, d'autres eurent les oreilles percées par un fer rouge, d'autres expirèrent sous le fouet, plusieurs furent écrasés sous de lourdes pierres, tous eurent à subir des vexations lâches, œuvre favorite de la tyrannie, surtout quand cette tyrannie est aux mains d'une femme qui, les mains teintes de sang, à dû trembler devant le châtiment de son crime.
87. Elisabeth ne mourut qu'en 1603, mais son agonie dura deux ans. Une sombre mélancolie s'était emparée de son esprit, les historiens l'ont attribuée à la mort de son dernier favori, Essex; aux révélations qu'il fit sur l'échafaud ; d'autres l'attribuent aux menées secrètes de ses ministres. Ces misérables, ainsi qu'elle les appelait, comblés de ces faveurs, n'avaient jamais eu pour elle qu'une déférence dictée par l'égoïsme. Incapable de les estimer et de s'en défaire, elle se sentait sans amitié et sans amour, juste châtiment de ses vices et de ses crimes. Ses traits s'altéraient et elle était réduite à l'état de squelette : on peut en juger par la maquette ridicule qui se voit à la tour de Londres, place qu'elle eût dû occuper plutôt. Bientôt elle perdit le goût, même de la parure, elle qui avait mis presque autant de fard qu'elle avait versé de sang. Rien ne pouvait plus lui plaire ; elle tourmentait ses dames de compagnie, frappait des pieds et jurait horriblement. Pour se défendre, elle avait toujours, près d'elle, une arme. Des visions hantaient ses nuits; une fois elle se vit entourée de flammes. Depuis vingt ans, elle n'osait plus se regarder dans un miroir; en ayant, un jour, rencontré un, elle eut la faiblesse de s'y regarder et jeta de grands cris. Le mal étant devenu extrême, la reine, pendant deux jours et trois nuits, resta ainsi tout habillée dans son fauteuil et refusa
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toute nourriture. Gécil s'étant hasardé à lui donner quelques conseils, elle le chassa en l'insultant. A l'amiral, resté près d'elle, d'une voix plaintive, elle dit: « Je suis liée par une chaîne de fer autour du cou et, autour de moi, les choses sont bien changées. » La reine resta encore quinze jours au lit ; le conseil lui envoya l'archevêque de Cantorbery et quelques autres prélats. Leur présence l'offensa beaucoup : elle les apostropha même avec colère et leur ordonna de se retirer, disant qu'elle n'était pas une athée, qu'elle savait bien qu'ils étaient de faux prêtres, et qu'elle regardait comme une chose indigne qu'ils osassent lui parler. Au moment où on la priait de désigner son successeur, elle rendit l'esprit. Quand son cadavre eut été enfermé dans le cercueil, il arriva que le corps et la tête s'ouvrirent avec un si grand fracas, qu'ils rompirent les deux cercueils de plomb et de bois. Ainsi finit Elisabeth: ses artifices et sa déloyauté sous le règne de sa sœur, son hypocrisie sacrilège et son parjure au commencement de son règne, les statuts et les lois pénales de son Parlement, la servilité des lords, l'iniquité des juges et des jurés, la ruse des espions, la violence des poursuivants et des hommes d'armes, la dureté scélérate des geôliers, la cruauté inouïe des bourreaux, les gémissements des opprimés, le sang des martyrs, l'assassinat de Marie Stuart, voilà les faits principaux de son règne. « L'Angleterre, dit Destombes, n'a pas encore compris les pertes immenses qu'elle fit alors par son schisme, et celles plus grandes encore que ce schisme multiplie depuis trois siècles au sein du monde entier. Certes, Elisabeth catholique n'eût privé ses États d'aucun des avantages matériels qu'elle a pu leur procurer. (Excepté toutefois ceux qu'elle doit aux courses des écumeurs de mers et aux brigandages de ses pirates dont on essaie vainement de faire des grands hommes.) Même avant son avènement au trône, le commerce anglais avait commencé à prendre ces développements extraordinaires qui en font la plus industrieuse et la plus riche nation de l'univers. Sa grandeur, dont les troubles religieux ralentirent longtemps les progrès, ne pouvait souffrir d'une union avec le centre de l'unité catholique. Elle devait y trouver plutôt comme un nouvel essor, alors que la nation tout
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entière, se pressant autour du môme autel et du même trône, aurait évité tant de déchirements et de divisions intestines. L'Angleterre eût vu tous ses enfants, unis dans leurs croyances, chercher par de communs efforts la prospérité de la commune patrie ; elle eût épargné ces flots d'un sang pur, qui ne cessa de couler pendant un siècle et demi et conservé devant toutes les nations, ses amies ou ses rivales, le caractère noble, loyal et religieux que lui avaient légué ses ancêtres. Elisabeth hérétique, au contraire, rejette son pays dans une nouvelle série d'erreurs, de divisions et de calamités. Elle rompt irrévocablement avec un passé civilisateur, où se confondent, avec les bienfaits de l'Église romaine, toutes les gloires de la nation. Elle livre l'Angleterre à l'esprit de mensonge, qui y multipliera, sans mesure et sans fin, les discussions, les sectes, les révolutions et les crimes, jusqu'au jour où, dégoûtée de toute croyance, cette nation s'attachera, par raison d'Etat, à une forme religieuse imposée par la loi. Dès lors, la voila qui se lance, avec une sorte de frénésie, à la recherche d'un bien-être matériel, qui donne tout aux jouissances passagères de la vie présente, pour ne laisser aux vérités religieuses qu'une importance de calcul et de politique tout humaine (1). »
88. D'autres diront que les machinations d'Elisabeth pour semer les semences, de division et de révolte chez les nations voisines, la corruption des juges de rang inférieur substitués aux magistrats, le parti orgueilleux de la reine, la servile bassesse des grands, la cruauté inique des commissions judiciaires. Pour nous, en finissant, nous citerons seulement, sur Elisabeth, quelques témoignages d'historiens protestants et, par conséquent, peu suspects. » Elisabeth, dit Higgons, abolit la suprématie du Pape et se l'attribua à elle-même ; ce qui parut d'abord une plaisanterie à tout le monde, à cause de l'incapacité où est son sexe de remplir les fonctions du ministère. » « Cet acte de suprématie, ajoute le docteur Néal, fut la base de la réformation et le principe de tous les mouvements qui suivirent. » Aussi ce premier pas fait, un acte « donna à la reine et à ses suc-
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(1) La persécution religieuse sous Elisabeth, Ixtrod, p. 115.
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cesseurs le pouvoir d'ériger une cour de haute commission pour l'exercice de la juridiction ecclésiastique. Ses membres peuvent assigner par lettres patentes, sous le grand sceau, telle personne, et pour aussi longtemps qu'ils le jugeront convenable, afin d'exercer, sous l'autorité de la couronne, tous les actes de juridiction spirituelle ou ecclésiastique. Cette commission ecclésiastique peut, s'il plait à la reine, n'être composée que de laïques. » « Si la conduite de cette reine à l'égard de son clergé était mise en parallèle avec celle de son père, assurément on pourrait dire que son petit doigt était plus gros que le corps de son père, et que si Henri VIII a châtié avec des verges, Elisabeth a châtié avec des scorpions. » « Elisabeth compléta la réformation par les mêmes moyens qu'on avait d'abord employés parmi le petit peuple, quand ses prédicants enflammèrent son ignorance, la poussèrent au sacrilège, à la guerre et à tous les excès de désordres. » « Si ses sujets n'avaient eu d'autres intérêts que ceux de ce monde, peu de princes auraient laissé une mémoire plus recommandable ; mais, quant à ce qui concerne la religion, je suis triste de le dire, sa conduite ne fut pas également heureuse (1). » « Pendant tout son règne, elle ne fut occupée qu'à ravir à l'Église ses possessions par toutes sortes de misérables ruses, d'impositions sacrilèges, d'excitations audacieuses. » « Petit tyran de son palais, elle avait une audace plus que virile et était, surtout dans l'injure, prompte à lever la main et à frapper de coups de poing ses courtisans (2). » Elisabeth frappait aussi avec le couteau; une fois elle cassa le doigt à une femme et mit cet accident à la charge d'un chandelier. Cette misérable reine fit statuer, d'une manière indirecte, mais claire, par une loi spéciale, qu'après sa mort, le trône passerait à ses descendants naturels, euphénisme qui désignait ses bâtards. Les vices de cette femme ne lui permirent pas d'être féconde ; sa cour était un lupanar ; elle-même n'était, sous la couronne, dont elle fit une tiare, qu'une prostituée.
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(1)IIiGGONS, Short view of hislory of England, p. 202 ; — NÉAL, Historg of Purilans ; — Collier, Hist, ecclés., II, 420, 471, UG9.
(2)Whitaker, Mary quaen of Scols viii-iicaledj — Cambell, The care of Marg queen of Scols, chap. XVII.
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Ses administrateurs même ne peuvent taire ses habitudes honteuses avec ses favoris ; pure, elle n'eût pas été cruelle. « Son excessive affection pour Leicester, Hatton, Essex, sans mentionner Montjoy et d'autres ; de plus, ses rapports avec l'amiral Seymour, racontés par Haynes, rendent sa chasteté très suspecte : » dit Hume lui-même. On pourrait, avec Lingard et d'autres, ajouter encore à cette liste Raleigh, Oxford, Blount, Simier et le duc d'Anjou. Déjà paralysée par l'âge, dit Osborn, elle brûlait encore de désirs inextinguibles ; elle tirait encore vanité de ses traits hâves, hagards, cadavéreux et cherchait à captiver ses nombreux amants (1). « Elisabeth avait l'habitude de jurer ; il lui arrivait souvent de proférer des impiétés audacieuses. » « Sa vie tout entière n'a été qu'une scène d'artifice et de licence; et sa politique un vaste système de chicane et d'injustice pour toutes les nations voisines. Vie malheureuse et misérable ; malheureuse pour les autres par les complots qu'elle formait toujours contre eux ; misérable pour elle-même par les craintes et les appréhensions, qu'elle entretenait toujours à cause de ses complots. Vraie fille de Henri VIII, elle avait des instincts malfaisants et des fantaisies tyranniques. » « Pour conclure, je ne puis m'empêcher d'observer qu'elle a uni, au même degré, dans sa personne, la corruption humaine dans ce qu'elle a de sensuel et de malicieux, qu'elle la poussée à des limites extrêmes, comme l'hypocrisie qu'elle y a ajoutée et qu'ainsi elle a été entre tous, un prodige de scélératesse (2). » Pour résumer, d'un mot, toutes les appréciations d'auteurs protestants, Elisabeth fut un Néron femelle ; elle plaça son trône sur un fumier qu'elle arrosa de sang ; elle avait mérité qu'on lui donnât dessous, dans la fange, sa sépulture. En tout cas, même pour ses admirateurs, car elle en a, — le vice couronné et triomphant n'en manque jamais, — si l'humanité, après trois siècles, avait à décerner une couronne à la reine d'Angleterre ou à la reine d'Ecosse, elle la déposerait certainement sur la tombe de Marie Stuart.
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(1) Ca.mden, Annales, p. 107 ; — Hume, Elisabeth, p. 107; — Lixgard, ch. IV; — Cahuex, Life of James I, t. I, p. 291.
(■2) Vv'iTAKEn, Mary queen vindicated ■ — Campdell, The Careof'Maryqueen, ch. XVII.