Daras tome 27
p341 LIVRE VIII. ‑ PRÉLUDE.
LIVRE HUITIÉME
Saint Augustin fait voir, et en donne la raison, que non‑seulement le Père n'est pas plus grand que le Fils, mais encore que le Père et le Fils ensemble ne sont pas plus grands que le Saint‑Esprit, que deux quelconque des trois Personnes de la Trinité ne sont point plus grandes qu'une seule, et que même les trois ensemble ne font point un tout plus grand que chacune des trois en particulier. Après cela il fait en sorte que par l'intelligence de la vérité, la notion du souverain bien et de l'amour que nous ressentons au dedans de nous pour la justice qui fait que même l'âme qui n'est point encore juste aime celle qui l'est déjà, on comprenne la nature même de Dieu; il insiste tout particulièrement sur la nécessité de rechercher la connaissance de Dieu par la charité qui, dans les Ecritures, est appelée Dieu; il trouve même dans cette charité une sorte d'image de la Trinité.
PRÉLUDE.
Résumé de ce qui a été dit plus haut.
1. Nous avons dit plus haut que, à proprement parler, toute appellation relative d'une personne de la Trinité par rapport à l'autre, telle que Père et Fils, et le don de l'un et de l'autre qui est le Saint‑Esprit, est propre à chacune de ces personnes. En effet, le Père n'est pas la Trinité, le Fils n'est point non plus la Trinité, et le Don ne l'est pas davantage. Toute appellation propre à chacune des trois personnes ne se dit point au pluriel de trois, mais ne se dit qu'au singulier, c'est la Trinité même. Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint‑Esprit est Dieu; le Père est bon, le Fils est bon, le Saint-Esprit est bon ; le Père est tout‑puissant, le Fils est tout‑puissant, et le Saint‑Esprit est tout-puissant, cependant cela ne fait ni trois Dieux, ni trois bons, ni trois tout‑puissants; mais ne fait qu'un seul Dieu, bon, tout‑puissant, qui est la Trinité même. Il en est de même de toute appellation non relative d'une personne à l'autre, et qui se dit de chacune des trois personnes, attendu qu'elle ne se dit qu'au point de vue de l'essence, parce que dans la Trinité, être est la même chose qu’être grand, bon, sage, et tout ce que peut être appelée une des trois personnes en soi, et la Trinité même. Si on dit trois personnes ou trois substances, ce n'est point pour donner à entendre une diversité d'essence, mais c'est pour pouvoir répondre par un seul terme à cette question : qu'est‑ce que ces trois êtres, ou: qu'est‑ce que ces trois choses ? Mais telle est l'égalité des trois personnes dans la Trinité, que non‑seulement le Père n'est point plus grand que le Fils, en ce qui est de la divinité, mais que le Père et le Fils ensemble ne sont point
=================================
p342 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITE
quelque chose de plus grand que le Saint‑Esprit, ni qu'aucune des trois personnes prise à part n'est pas moindre que la Trinité même tout entière. Voilà ce qui a été dit, et si, en revenant sur ces matières, on se répète souvent, on en acquiert du moins une connaissance plus intime. Mais pourtant il faut y apporter une mesure, et prier Dieu, avec une très‑grande dévotion et piété, de nous ouvrir l’intelligence, de nous dépouiller de tout esprit de contention, afin que notre esprit puisse voir l'essence de la vérité, sans aucune entrave matérielle, sans aucun changement. Maintenant donc, autant que le Créateur lui‑même nous en fera la grâce, dans son admirable miséricorde, appliquons‑nous à ce qui va suivre et que nous allons étudier d'une manière plus intime encore que ce qui précède, bien que ce soient les mêmes choses, et tenons pour règle de ne point laisser échapper à la fermeté de notre foi ce qui n’est pas encore devenu clair pour notre intelligence.
CHAPITRE PREMIER.
Preuve tirée de la raison montrant que, dans la Trinité, les trois personnes ensemble ne font point un tout plus grand que chacune d'elles en particulier.
2. Nous disons donc que, dans la Trinité, deux ou trois personnes ensemble ne font point un tout plus grand que l'une d'elles séparément; si notre habitude charnelle d'entendre les choses ne saisit pas cela, il n'y en a point d'autre cause que parce que notre esprit qui sent comme il peut les vérités créées, ne saurait percevoir la vérité même par laquelle celles‑là ont été créées. S'il le pouvait, la lumière du jour qui nous éclaire ne serait pas plus claire que ce que nous avons dit. En effet, dans la substance de la vérité, attendu qu'il n'y a qu'elle qui soit véritablement, la plus grande est celle qui est plus véritablement. Or, un être intelligible et immuable n'est point plus vrai qu'un autre être également intelligible et immuable, parce que l'un et l'autre sont immuablement éternels; et, dans ce cas, ce qui est appelé grand n'est grand que par cela même qu'il est. Aussi, dès que la grandeur est la vérité même, tout ce qui est plus grand est nécessairement plus vrai; d'où il suit que tout ce qui n'est point plus vrai, n'est pas non plus plus grand. Or, ce qui est plus vrai est bien évidemment ce qui a plus de vérité, de même que ce qui est plus grand est ce qui a plus de grandeur; par conséquent, dans ce cas, être plus grand c’est être plus vrai. Or, le Père et le Fils ensemble ne font point un tout plus vrai que le Père seul ou que le Fils seul; par conséquent le Père et le Fils ensemble ne font pas un tout plus grand que chacun d'eux en particulier. Et comme le Saint‑Egprit est véri-
=================================
p343 LIVRE VIII. ‑‑CHAPITRE II
tablement aussi, le Père et le Fils ensemble ne font point quelque chose de plus grand que lui, parce qu'ils ne font point quelque chose de plus vrai. Finalement, le Père et le Saint‑Esprit ensemble ne surpassent point le Fils en vérité, car ils ne sont pas plus véritablement que lui, ils ne le surpassent point non plus en grandeur. Ainsi le Fils et le Saint‑Esprit sont ensemble quelque chose d'aussi grand que le Père seul, parce qu'ils sont aussi véritablement que lui. De même aussi la Trinité est quelque chose d'aussi grand que chacune des trois personnes qui se trouvent en elle, car il n'y a point plus grand, puisqu'il n'y a point plus vrai en elle où la vérité même c'est la grandeur; attendu que dans l'essence de la vérité, c’est la même chose d'être et dêtre vrai, et comme c'est une seule et même chose aussi d'être et d'être grand, il s'ensuit que c'est une même chose encore d'être grand et d'être vrai. Par conséquent il suit nécessairement de là, que ce qui, dans la Trinité, est également vrai, est aussi également grand.
CHAPITRE II.
Il faut éloigner toute pensée charnelle pour comprendre comment Dieu est vérité.
3. Dans les choses corporelles il peut se faire que ce lingot d'or soit aussi vrai que cet autre lingot d'or, et pourtant que celui‑là soit plus grand que celui‑ci, parce que, dans ce cas, la grandeur n’est pas la même chose que la vérité, attendu que pour un lingot d'or autre chose est d'être, et autre chose d'être grand. Il en est de même de la nature de l'âme; ce qui fait qu'on la dit grande, n'est point ce qui fait qu'on la dit véritable; car on peut avoir une âme vraie sans avoir une grande âme, parce que l'essence du corps et de l'âme n'est point celle de la vérité, comme la Trinité est un Dieu, unique, seul, grand, vrai, véritable et vérité. Si nous essayons de nous en faire une idée, autant qu'il le permet et qu'il nous en fait la grâce, nous ne saurions le concevoir touché et embrassé par un espace local, comme s'il s'agissait de trois corps, ni composé d’un assemblage de corps, comme les fables nous représentent le triple Géryon; nous devons au contraire rejeter sans hésiter, de notre esprit, tout ce qui se présenterait à lui dans des conditions telles qu'il y eût quelque chose de plus grand dans les trois personnes ensemble, que dans chacune d'elles en particulier, et de moins grand dans une d'elles que dans les deux autres. Tout ce qui est corporel se trouve donc ainsi rejeté, mais dans les choses spirituelles on ne devra point non plus tenir pour Dieu tout ce que l'esprit aura conçu comme étant muable. Il ne s'agit pas en effet pour nous d'une connaissance de mince importance, quand de ce lieu si bas où nous nous trouvons, nous aspirons à
=================================
p344 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
nous élever à une telle hauteur, si avant de pouvoir savoir ce qu'est Dieu, nous pouvons du moins savoir ce qu'il n'est pas. Or, il est bien certain qu'il n'est ni la terre, ni le ciel, ni quelque chose qui soit comme le ciel et la terre, ni rien de semblable à ce que nous voyons dans le ciel, ni même rien de semblable à ce que nous ne voyons point, et qui peut‑être se trouve dans le ciel. Et si, par un effort de l'imagination ou de la pensée, vous augmentez la lumière du soleil autant que vous le pourrez, en sorte qu'elle soit ou plus grande ou plus éclatante mille fois plus qu'elle ne l'est, ou un nombre de fois innombrable, ce n'est pas Dieu encore. Si on se représente les anges, de purs esprits qui animent des corps célestes, et qui les changent ou les tournent à leur gré pour servir Dieu, et si on les réunit tous en un seul, bien qu'il y en ait des milliers de mille, on n'aura pas encore Dieu. Si on se représente ces mêmes esprits sans corps, ce qui est bien difficile à une pensée charnelle, ce n'est pas encore Dieu. Ainsi vois, si tu le peux, ô mon âme qu'appesantit un corps sujet à la corruption, et qu'alourdissent des pensées terrestres aussi nombreuses que variées (Sag., IX, 15), oui, vois, si tu le peux, Dieu est vérité. En effet, il est écrit que « Dieu est lumière, » (I Jean, I, 5) non point telle que celle que voient les yeux de ton corps, mais telle que celle que voient les yeux de ton cœur, quand tu entends ces paroles: Dieu est vérité. Ne vas pas chercher qu'est‑ce que la vérité, car aussitôt s'élèveront devant toi les ténèbres des images corporelles et les nuages des imaginations qui troubleront la sérénité qui de prime‑abord a lui à tes yeux, quand je prononçais ce mot vérité. Si tu le peux, demeure dans la première impression que tu as ressentie, comme on est frappé d'un éclair, quand ce mot vérité a été prononcé devant toi; mais tu ne le peux pas, et tu retombes dans les choses auxquelles tu es habituée, dans les choses de la terre. Mais quel poids, je te le demande, te fait ainsi tomber, si ce n'est celui des attaches de la cupidité produites par les souillures que tu as contractées et les erreurs de ton exil?
CHAPITRE III.
Comment on connait que Dieu est le souverain bien.
4. Mais vois encore, si tu le peux, ô mon âme, certainement tu n'as d'amour que pour le bien; ainsi la terre est un bien avec l'élévation de ses montagnes, les pentes plus douces de ses collines et l'étendue de ses plaines, c'est un bien aussi qu'un domaine bien situé et fertile, c'est un bien encore qu'une maison bien divisée, ample et bien éclairée, c'est aussi un bien que des corps d'animaux doués de vie, c'est un bien
=================================
p345 LIVRE VIII. ‑ CHAPITRE Ill.
qu’un air tempéré et salubre, c'est un bien
qu’une nourriture agréable et propre à entretenir la santé, c'est un bien que la santé sans douleur et sans fatigue, c'est un bien que la face de l'homme également bien prise dans ses proportions, que le sourire épanouit, et que des teintes brillantes colorent, c'est un bien que l’âme d'un ami avec la douceur d'un mutuel accord et la fidélité de l'affection, c'est un bien qu’un homme juste, c'est un bien que les richesses, parce qu'elles nous tirent aisément d'affaire, c'est un bien que le ciel avec son soleil, sa lune et ses étoiles, c'est un bien que les anges avec leur sainte obéissance, c'est un bien que la parole qui instruit avec douceur, qui avertit à propos celui qui l'écoute, c’est un bien qu'une poésie avec l'harmonie de sa mesure et la gravité de ses pensées. Que dirai‑je de beaucoup, beaucoup d'autres choses encore? Ceci est un bien, cela est encore un bien; mais ôte ceci et cela, et vois le bien lui‑même, si tu peux, et tu verras Dieu qui n'est pas le bien par le fait d'un autre bien, mais qui est le bien même de tout bien. En effet, dans tous les biens que je viens de citer, et dans une multitude d'autres qu'on peut voir ou concevoir, nous ne pourrions point dire que l'un est meilleur que l'autre, quand nous en jugeons avec vérité, si la notion du bien même ne se trouvait imprimée en nous, cette notion, dis‑je, d'après laquelle nous approuvons certaines choses, et nous préférons un bien à un autre bien. C'est donc Dieu qu'il faut aimer, ce n'est pas tel ou tel bien, mais c'est le bien même. En effet, le bien que l'âme doit rechercher, ce n'est pas un bien au‑dessus duquel elle s'élève dans son vol par son jugement, mais auquel elle s'attache en l'aimant. Or, quel est ce bien, si ce n'est Dieu? Ce n'est pas l'âme qui est un bien, ce n'est point l'ange qui est un bien, le bien ce n'est point le ciel, mais le bien c'est le bien. Peut‑être est‑il plus facile comme cela de voir ce que je veux dire. Car lorsque j'entends dire, par exemple, que l'âme est un bien, comme il y a là deux mots de prononcés, il s'ensuit que de ces deux mots je comprends deux choses, l'une qu'il y a une âme, et l'autre qu'elle est un bien. Mais pour être, l'âme elle‑même n'a certainement rien fait, attendu qu'elle n'était point encore pour faire qu'elle fût; mais pour que l'âme soit bonne, je vois qu'elle doit y travailler par sa volonté; non pas que par cela même que l'âme est, elle ne soit pas un certain bien, car pourquoi dit‑on avec une très‑grande vérité, qu'elle est meilleure que le corps? Mais si elle n'est pas encore appelée bonne, c'est parce qu'il lui reste l'action de la volonté par laquelle elle devient meilleure, attendu que si elle néglige cette action, elle est justement trouvée en faute, et c'est avec raison alors qu'on dit qu'elle n'est pas bonne. En effet, elle se place à une certaine distance de l'âme qui fait cette action, et si l'une est louable de la faire,
=================================
p346 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
certainement l'autre est blâmable de ne la point faire. Mais lorsqu'elle fait cette action de la volonté avec zèle, elle devient bonne; mais à moins qu'elle ne se tourne vers quelque chose qui n'est pas elle, elle ne peut arriver là. Mais de quel côté l'âme se tournera‑t‑elle pour devenir bonne, sinon vers le bien, en l'aimant, en le désirant, en l'atteignant? Si elle s'en détourne, elle n'a plus où se retourner quand elle veut se corriger.
5. Ainsi il n'y aurait pas de biens muables, s'il n'y avait un bien immuable. Lors donc que vous entendez dire: ceci est bon et cela est bon, en parlant de choses qui pourraient également n'être pas appelées bonnes, si vous pouvez, sans le secours de ces biens qui ne sont des biens que parce qu'ils participent à un bien, percevoir le bien même dont la participation les rend bons, car vous comprenez ce bien quand vous entendez dire ceci est bon, cela est bon; si donc vous pouvez, laissant ces biens‑là de côté, percevoir le bien lui‑même, vous percevez Dieu, et si vous vous attachez à lui par l'amour, à l'instant même vous êtes bienheureux. Mais c'est une honte quand on n'aime les autres biens que parce que ce sont des biens, de ne point aimer, en s'attachant à eux, le bien même par lequel ils sont des biens. Et ce bien même, je veux dire l'âme, en tant qu'elle n'est qu'une âme, même lorsqu'elle n'est pas encore rendue bonne par la manière dont elle se tourne vers le bien immuable, cette âme, dis‑je, qui en tant qu'elle n'est qu'une âme, nous plait au point que nous la préférons, si nous comprenons bien ce qu'elle est, à toute lumière corporelle, ne nous plaît point par elle‑même, mais par l'art avec lequel elle a été faite. Or, nous ne la trouvons digne d'éloge que pour avoir été faite par celui seul qui semble avoir dû la faire. Or, celui‑là c'est la vérité, c'est le bien simple; car ce n'est pas autre chose que le bien même, et par conséquent le souverain bien. En effet, un bien ne peut s'accroître ou diminuer que quand il n'est un bien que par un autre bien. C'est donc vers ce bien-là que l'âme se tourne pour être bonne, vers ce bien dis‑je de qui elle tient qu'elle est âme. La volonté est donc d'accord avec la nature pour que l'âme se perfectionne dans le bien, quand le bien aimé par la conversion de la volonté est celui de qui vient que l'âme ne se perd pas, même quand la volonté se détourne de lui. En effet, si en se détournant du souverain bien, l'âme perd d'être une bonne âme, elle ne perd point d'être une âme; or, cela même est un bien meilleur que le corps. Ce que la volonté perd, c'est donc ce qu'elle acquiert. Car déjà l'âme était une âme, pour vouloir se tourner du côté de celui par qui elle est, mais qui n'était point encore, pour vouloir être avant qu'elle fût. Notre
=================================
p347 LIVRE VIII. ‑ CHAPITRE IV.
bien à nous c'est donc de voir si elle a dû ou doit être tout ce que nous comprenons qu'elle a dû et doit être, et de voir encore qu'elle n'aurait pu être, si elle n'avait pas dû être ce que nous ne comprenons pas bien comment elle a dû être. Ce bien donc n’est point placé loin de chacun de nous, car c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes.
(Act., XVII, 27.)
CHAPITRE IV.
Pour pouvoir aimer Dieu, il faut commencer par le connaitre d'une foi exempte d'erreur.
6. Mais il faut vous tourner par l'amour vers ce bien, et nous attacher à lui afin de jouir de la présence de celui par qui nous sommes et sans qui nous ne pourrions être. Car pendant que c'est « par la foi que nous marchons vers lui, non pas encore par une claire vue, » (II Cor., V, 7) nous ne voyons pas encore Dieu de la manière que le même apôtre dit : « Face à face. » (I Cor., XIII, 12.) Mais si dès maintenant nous ne l'aimons pas, jamais nous ne le verrons ainsi. Or, qui aime ce qu'il ne connaît pas? On peut bien connaître une chose sans l'aimer, mais aimer ce qu'on ignore, je me demande si on le peut, attendu que si ce n'est point possible, nul n'aime Dieu avant de le connaître. Or, qu'est‑ce que connaître Dieu sinon le voir des yeux de l'esprit, et le percevoir fermement? Car ce n'est pas un corps pour être recherché des yeux du corps. Mais avant que nous puissions regarder et percevoir Dieu, comme il peut être regardé et perçu, ce qui n'est donné qu'aux cœurs purs, car, «bienheureux les cœurs purs parce qu'ils verront Dieu, » (Matth., V, 8) si on ne l'aime par la foi, le cœur ne peut se purifier pour devenir apte, propre à le voir. Où se trouvent en effet ces trois choses, la foi, l'espérance et la charité, pour l'édification desquelles dans notre âme s'élèvent tous les matériaux des livres saints, si ce n'est dans l'âme qui croit ce qu'elle ne voit pas encore, et qui espère et aime ce qu'elle croit? On aime donc ce qu'on ne connaît point, mais toutefois on le croit. Mais ce dont il faut se garder, c'est que l'âme en croyant ce qu'elle ne voit point, ne se forge quelque chose qui n'est point, et n'espère et n'aime quelque chose qui soit faux. S'il en était ainsi, ce ne serait plus la charité procédant d’un cœur pur, d'une conscience bonne, et d'une foi sans feinte (I Tim., I, 5), qui est la fin même du précepte selon ce que dit le même apôtre.
7. Il est nécessaire, quand nous croyons de certaines choses corporelles que nous lisons ou que nous entendons rapporter, mais que nous
=================================
p348 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
ne voyons pas, que l'esprit se les représente à l'aide de lignes et de formes corporelles, selon qu'elles se représentent à l'esprit, soit qu'elles soient véritablement ainsi, ce qui est bien rare, soit qu'elles ne le soient point; ce n'est pas cependant qu'il y ait quelque avantage à les tenir par la foi, mais cela nous sert pour quelque chose d'utile qui nous est insinué par là. En effet, qui est‑ce qui en lisant ou en entendant lire les écrits de l'apôtre Paul, ou ce qui a été écrit à son sujet, ne se représente pas, en esprit, la face de ce même apôtre, ainsi que celle de tous ceux dont les noms sont cités dans ces écrits? Et, dans la multitude d'hommes à qui ces lettres sont connues, quand les uns se représentent les traits et la figure de ces corps d'une manière et les autres d'une autre, on ne sait pas qui approche le plus de la ressemblance dans sa pensée. Aussi notre foi ne s'occupe‑t‑elle point de la figure corporelle de ces hommes, elle ne s'occupe d'eux que parce qu'ils ont vécu de telle ou telle manière, par la grâce de Dieu, et ont fait les choses que l'Ecriture nous rapporte. C'est là ce qu'il est utile de croire, voilà ce qu'il ne faut pas cesser d'espérer et de rechercher. Les traits de la figure de Notre‑Seigneur même varient et se façonnent selon la différence d'une multitude de pensées, cependant ils ne font qu'une figure, quelle qu'ait été cette figure. Mais dans la foi que nous avons de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, ce qu'il y a de salutaire, ce n'est point l'image que notre esprit se fait de lui, laquelle est peut‑être bien loin de la vérité, mais c'est ce que nous pensons de lui en tant que revêtu de l'apparence de l'homme. Car nous avons une notion de la nature humaine, je dirai, régulièrement fixée en nous, d'après laquelle tout ce que nous voyons de semblable est pour nous un homme ou une forme d'homme.
CHAPITRE V.
C'est sur cette notion que se forme notre pensée, quand nous voyons que Dieu s'est fait homme pour nous, afin de nous servir de modèle d'humilité, et pour nous montrer l'amour de Dieu pour nous. Car ce qu'il nous est avantageux de croire et de retenir fermement et inébranlablement dans notre cœur, c'est que l'humilité avec laquelle Dieu est né d’une femme et a été mis à mort par les hommes au milieu de tant d'ignominies, est le suprême remède pour nous guérir de l'enflure de notre orgueil et le profond mystère par lequel le lien du péché a été dénoué. C'est de la même manière aussi que nous croyons, du Dieu tout‑puissant, la vertu de ses miracles et de sa résurrection, parce que nous connaissons ce que c'est que la toute‑puissance, et nous nous faisons une idée de ces faits d'après les espèces et les genres de choses qui se trou-
=================================
p349 LIVRE VIII. ‑ CHAPITRE V.
vent dans la nature ou que nous avons recueillies par notre propre expérience, de telle sorte pourtant que notre foi ne soit point une foi feinte. Car nous ne connaissons point le visage de la Vierge Marie, de qui il est né miraculeusement, sans qu'elle eût été touchée par un homme, ni corrompue dans cet enfantement même. Nous n'avons pas vu non plus les traits corporels de Lazare, ni Béthanie, ni son sépulcre, ni la pierre que Jésus fit enlever quand il le ressuscita, non plus que le monument nouvellement creusé dans le roc d'où il s'est ressuscité lui-même, ni la montagne des Oliviers d'où il s'est élevé dans le ciel, et, qui que nous soyons, qui n'avons pas vu ces lieux, nous ne savons pas s'ils sont tels que nous nous les représentons, bien plus nous pensons même qu'ils ne sont pas tels; car lorsqu'il nous arrive de voir de nos propres yeux l'aspect d'un endroit, d'un homme, ou d'un corps quelconque, dont nous nous faisions une idée en esprit, quand notre pensée se portait sur ces objets, avant que nous les eussions vus, nous ne sommes pas peu surpris, tant il arrive rarement pour ne point dire presque jamais, qu'il en soit comme nous nous le figurions. Néanmoins nous croyons à ces choses très‑fermement, parce que les pensées que nous en avons se rapportent à des notions spécifiques et génériques qui sont certaines pour nous. En effet, nous croyons que Jésus‑Christ est né d'une Vierge qui s'appelait Marie. (Luc., Il., 7.) Quant à ce que c'est qu'une vierge, que naître, qu'un nom propre, ce n'est pas l'objet de notre foi, mais nous savons très‑bien ce que c’est. Mais Marie a‑t‑elle eu telle ou telle figure qui se présente à notre esprit, quand on parle d'elle, ou quand elle nous revient en mémoire? nous n'en savons absolument rien, et nous ne le croyons pas. Aussi peut‑on dire là, sans blesser la foi, peut‑être avait‑elle telle figure, peut‑être‑aussi ne l'avait‑elle point, mais personne ne peut dire sans blesser la foi chrétienne, peut‑être le Christ est‑il né d'une Vierge.
8. Comme nous désirons comprendre, autant que cela nous est donné, l'éternité, l'égalité et l'unité de la Trinité, nous devons croire avant de comprendre, et nous devons veiller, de peur que notre foi ne soit feinte, car c'est de la même Trinité que nous devons jouir pour que nous vivions heureux. Or, si nous n'avons en ce qui la concerne qu'une foi fausse, notre espérance sera vaine et notre charité ne sera point pure. Comment donc aimons‑nous cette Trinité que nous ne connaissons pas ? Est‑ce par le moyen d'une notion spécifique et générique d'après laquelle nous aimons l'apôtre Paul? Il a pu sans doute n'avoir point le visage qui se présente à notre esprit quand nous pensons à lui, c'est ce que nous ne savons pas le moins du monde, mais ce que nous savons c'est qu'il est un homme.
=================================
p350 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
Et, pour ne pas aller plus loin, c'est ce que nous sommes nous‑mêmes, et il est manifeste qu'il l'a été aussi, et que son âme a vécu, comme celle de mortels, unie à son corps. Nous croyons donc pour ce qui le concerne ce que nous trouvons en nous, selon le genre et l'espèce, qui comprennent également toute la nature humaine. Que connaissons‑nous donc de l'excellence de la Trinité, soit au point de vue de l'espèce, soit au point de vue du genre, comme s'il y avait beaucoup de Trinités pareilles, dont nous aurions pu connaître plusieurs par expérience, de manière à croire, par une règle de similitude, que la Trinité en question est telle que celle dont nous aurions une notion spécifique et générique, imprimée dans notre esprit, et à aimer ainsi une chose que nous croyons sans la connaître encore, par comparaison avec une autre chose que nous connaissons? Or, il n'en est pas du tout ainsi. Est-ce que nous pouvons aimer, en croyant en elle, la Trinité que nous ne voyons pas, et dont nous n'avons jamais vu la pareille, comme nous aimons dans Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, le ressuscité d'entre les morts, quoique jamais nous n'ayons vu personne de ressuscité? Mais nous savons parfaitement ce que c'est que vivre et que mourir, car nous vivons, nous, et nous avons vu des morts et des mourants, nous connaissons cela par expérience. Or, qu'est‑ce que ressusciter sinon revivre, c'est‑à‑dire revenir de la mort à la vie? Lors donc que nous disons et croyons la Trinité, nous savons bien ce que c'est que la Trinité, parce que nous savons ce que c'est que trois, mais nous ne la comprenons pas. En effet, quand nous le voulons, nous avons facilement trois, pour ne point parler d'autres moyens, en levant trois doigts. Est‑ce que nous aimons non point ce qui fait toute espèce de trinités, mais ce qui est la Trinité divine ? En ce cas, ce que nous aimons dans la Trinité, c'est qu'elle est Dieu. Mais nous n'avons jamais vu, nous ne connaissons aucun autre Dieu; attendu qu'il n'y a qu'un Dieu, le seul que nous n’avons point encore vu, et que nous aimons en croyant en lui. Mais on demande par suite de quelle ressemblance ou de quelle comparaison avec des choses connues, nous aimons un Dieu qui ne nous est pas encore connu.