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38. L'abandon des écoles et la décadence des études devaient assurer la dissolution des doctrines, et l'affaissement des esprits dans l'ignorance ou l’indifférence. On était poussé à pleines voiles, vers les mêmes abîmes, par le principe du libre examen et par l'infâme théorie de la justification sans les œuvres. Certes, il est facile d'écrire que chacun est libre de se faire des croyances à son gré en lisant la Bible sans notes ni commentaires : une telle affirmation flatte l'orgueil humain, elle cadre surtout avec la paresse d'esprit qui se refuse aux réflexions profondes ; et puisqu'il est si aisé d'être docteur, on présume bien que la fatuité et la faiblesse même ne manqueront pas de s'attribuer, sans frais, un si beau titre. Ce titre, suppose la science, mais ne la donne pas ; il aide à produire une foule d'opinions individuelles, surtout des opinions folles et dépravées ; il aboutit à la réalisation de l'adage latin : Tot capita tot sensus ; et à la justification de cette antilogie de Munzer : Babel Bibel. La lecture de la Bible par cette cohue de cervelles vides et de têtes à l'envers aboutit à la confusion des idées, à la Babel des intelligences. Le principe de la justification par la foi seule, qui décharge la volonté des œuvres, débarrasse aussi l'esprit de ses scrupules. Luther a souvent répété que la justification par l'imputation extérieure des mérites de Jésus-Christ, est la base et l'idée dominante de tout son système de doctrines religieuses ; qu'il est la source d'où découlent toutes ses idées sur la religion et l'Église ; mais il n'en a jamais traité avec méthode ; il n'en a parlé au contraire qu'avec une inconsistance singulière et en véritable rhéteur.
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1 Gf Dcellisger, La Réforme, son développement intérieur, t. II, p. 397. Il y a là plus de cent pages de considérations et de textes sur la mine des écoles et des études par l'effet direct et immédiat du luthéranisme.
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A côté de la foule qui se complaît béatement dans son infaillibilité personnelle, il devait donc se trouver et il (se) trouva des docteurs pour essayer d'approfondir cette foi justifiante dans son principe et dans son objet, dans ses rapports avec les Ecritures et dans son influence sur la vie. En l'absence d'une autorité doctrinale, car Luther ne pouvait pas aisément faire accepter son autocratique prépotence, il était fatal que, parmi ces docteurs, il ne se produisit, je ne dis pas des dissidences d'opinion, mais des oppositions irréconciliables de doctrines. Dans les accalmies que laissent la tenue des diètes, les agitations des ligues et les rencontres sur le champ de bataille, on ne voit partout que querelles sur la symbolique saxonne. Non-seulement les chefs se querellaient entre eux, mais ils n'étaient pas toujours d'accord avec eux-mêmes: ils prenaient, abandonnaient, reprenaient, atténuaient, exagéraient les mêmes articles; ils consultaient, dans ces variations, les besoins et les circonstances ; ils variaient même souvent par pure fantaisie et inconstance naturelle, en hommes qui se jouent, avec une facilité sacrilège de cette foi, dont ils n'ont ni le sentiment, ni la conviction. Praetorius et Musculus se disputent sur la distinction entre la loi et l'Évangile; Agricola essaie de modifier la doctrine luthérienne sur leur différence et devient le chef des Antinomiens. Osiandre oppose à la justification sans les œuvres, l’inhabitation divine et la justice qu'elle procure à l'homme: ceux de Wittemberg lui reprochent les effets démoralisants de la doctrine ; ils leur répond que la leur est la désolation de sa conscience. Grandes batailles sur le péché originel et le libre arbitre : Pfeffinger d'un côté et Flaccius de l'autre, mettent, avec ces deux questions, la contradiction dans toutes les écoles. Major proclame la nécessité des bonnes œuvres ; il est rudement relevé par Amsdorf qui l'accuse d'amoindrir la rédemption, de renverser l'Evangile de Luther et de revenir au papisme. Disputes avec Karg sur l'imputation de la justice active de Jésus-Christ ; disputes contre les calvinistes sur l'inamissibilité de la foi et de la justice. L'histoire doctrinale du protestantisme à bout de querelles, se réduit à une série de zéros non précédés d'un chiffre positif ; et, selon la très juste observa-
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tion de Arms, on pourrait écrire sur l'ongle ce qui est resté des doctrines de Luther.
39. Les conséquences de la prétendue réforme sur la moralité des princes et des peuples ne furent pas moins déplorables; et, comme pour bien apprécier l'arbre, il importe de connaître les fruits, nous croyons devoir insister sur ce point. La déroute des intelligences devait, on le prévoit, amener la déroute des consciences ; et puisque le protestantisme n'a plus rien pour éclairer les esprits, fortifier les volontés, donner à la conscience les saintes délicatesses et au cœur une indomptable énergie, il va de soi que les âmes aillent à la dérive. Nous citerons toutefois de préférence les auteurs protestants. Voici d'abord Jacques Schmiedel, célèbre prédicateur luthérien de Tubingen : «Une partie de l'Allemagne, dit-il, permet bien que la parole de Dieu soit prêchée. Toutefois on n'y sent aucune amélioration, mais une vie épicurienne, dépravée, bestiale, qui ne sait que manger et boire outre mesure, nourrir l'envie et l'orgueil, blasphémer Dieu, etc. etc. Nous avons appris, s'écrient-ils, que nous sommes sauvés par la foi seule en Jésus-Christ, qui a racheté tous nos péchés par sa mort ; nous ne pouvons pas le payer par nos jeûnes, nos aumônes, nos prières et nos autres bonnes œuvres ; c'est pourquoi ne nous en parlez pas. Et pour que tout le monde voie qu'ils ne sont pas papistes et ne veulent point se confier dans les bonnes œuvres, ils n'en font aucune. Au lieu de jeûner, ils mangent et boivent nuit et jour ; au lieu de faire des aumônes, ils écorchent les pauvres ; au lieu de prier, ils jurent, honnissent et blasphèment le nom de Dieu d'une manière si horrible, que le Christ n'endure pas de pareils outrages de la part des Turcs. » Gaspard Faber, dans son Théâtre des Démons, parle ainsi de ses coreligionnaires: « Ils ont le Christ à la bouche, dit-il, mais leur grand Dieu c'est le ventre. Plusieurs ont soixante ans sur le corps et ne connaissent pas un seul mot de la Sainte Écriture, ne savent pas plus ce que c'est que le péché ou la grâce ; un grand nombre ne savent pas bien le Credo et le Pater, encore moins les commandements de Dieu, ni s'il y en a dix ou vingt. Quelques-uns disent même : Puisque nous ne savons pas les dix commande-
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ments, nous ne péchons pas contre eux. Ils se vantent d'être des lions évangéliques et crient sans cesse : Évangile ! Évangile ! La doctrine du Pape n'est rien. Mais quand il s'agit d'en venir au fait, il n'y a plus personne: ce sont les cochons gras de Notre Seigneur Dieu. » Musculus, moine apostat, donne aux luthériens le même témoignage : « La noblesse de la campagne, dit-il, est devenue entièrement tyrannique, n'a souci ni de Dieu ni de diable, se livre à la crapule, à l'ivrognerie, à la débauche, comme des pourceaux, avec grande oppression de leurs pauvres sujets. Le bourgeois ne pense ni à Dieu, ni à sa parole, ni aux sacrements ; mais à semer, à planter, à bâtir, à nourrir son corps, à contenter son orgueil et son arrogance. Les paysans et les jardiniers sont si pieux en ce moment, qu'ils ont oublié le Pater et le Credo ; excepté ceux qui sont tout vieux, qui ont appris leurs prières dans le papisme et qui les retiennent encore. » Enfin écoutons Luther lui-même : « Par suite de cette doctrine, dit-il, le monde devient toujours plus méchant. Aujourd'hui les hommes sont possédés de sept démons, tandis qu'auparavant ils n'étaient possédés que d'un seul. » Et ailleurs : « Par suite de notre Evangile, les paysans sont aujourd'hui sans frein. Comme ils croient pouvoir faire ce qui leur plait, ils n'ont peur ni de l'enfer ni du purgatoire, mais disent: « Je crois, donc je serai sauvé. » — L'ivrognerie était entrée, grâce au protestantisme dans les mœurs allemandes. Boire à l’évangélique était synonyme de s'enivrer. « Chaque peuple a son démon, disait encore Luther ; celui de l'Allemagne ; c'est la bouteille et le diable sera bien malin s'il l'en corrige. » Au contraire, je crois qu'il les poussa avec vigueur ; Luther convient d'avoir été ivre plus d'une fois ; c'était l'état ordinaire de l'électeur de Saxe, qui, dans un règlement relatif au culte, permit, aux quatre bonnes fêtes, de boire dans les Églises. Des races princières disparurent sous les influences morbides de cet ignoble vice. A Wittemberg, les plus dévots passaient de la cène au cabaret et digéraient l'impanation avec de l'eau-de-vie. D'autres pieux compagnons donnèrent à leur prédicant, qui les invitait à venir entendre le prêche, l'avis de mettre une enseigne à la sacristie et des tonneaux dans l'Eglise. Le même
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progrès se fit également sentir, sous d'autres rapports, dans les mœurs. Luther se plaint lui-même à plusieurs reprises de l'horrible dissolution qui régnait parmi la jeunesse de Wittemberg. La rupture du lien de l'Église semblait avoir entraîné celle de tous les autres. D'ailleurs, pourquoi de bonnes œuvres? Loin d'offenser la justice de Dieu, le péché formait la matière de sa miséricorde ; de là l'axiome de réforme si commode et si à la portée des plus viles passions : Pecca fortiter. On conçoit que les conséquences pratiques de ces principes devaient manifester nécessairement un progrès marqué sur le passé, déjà si mauvais. La réforme, véritable déversoir des eaux gâtées du catholicisme, comptait d'ailleurs, parmi ses adhérents, et surtout chez ceux que lui avaient jeté les couvents, trop d'âmes dépravées pour que l'application de ses doctrines ne se fit pas immédiatement sur la plus large échelle. Un seul fait permet, en dehors même des citations que nous avons faites, de juger du niveau moral des réformateurs, et par conséquent des réformes : C'est l'acte infâme signé par Luther, Mélanchthon, Bucer, Mélander, etc., en vertu duquel ces pères du libre examen déclarèrent, d'après l'Evangile, au landgrave Philippe de Hesse, qu'il pouvait en conscience avoir deux femmes à la fois, pourvu que sa bigamie restât secrète. Et qu'on ne croie pas que les choses allèrent en s'améliorant ! Les protestants, dit Gfrœrer, paraissaient alors supérieurs aux catholiques par le nombre et la force ; mais en réalité ils étaient en dessous de ceux-ci. Il faut avouer que la force morale et la vertu s'étaient réfugiées chez ces derniers. Serrés de près par la réforme, les princes catholiques étaient obligés de s'observer. Leurs docteurs, les Jésuites l'emportèrent de beaucoup sur les prédicateurs de cour luthériens, auxquels les grands seigneurs protestants prêtaient l'oreille. La science régnait dans les cours catholiques, tandis que les princes protestants convertis en petits papes locaux par la paix de religion n'oubliaient que trop souvent toute pudeur. On ne peut concevoir à quel point les mœurs avaient dégénéré parmi les protestants depuis le temps de Luther. L'ivrognerie devint si fort à la mode, surtout dans les cours, que la Diète impériale crut nécessaire d'exhorter « tous les électeurs, princes et
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seigneurs, à éviter de donner par eux-mêmes à leurs sujets l'exemple des excès et des débauches du vin. » D'autres vices marchaient de pair avec celui-là. La fureur de la chasse atteignit son apogée. Les alchimistes chercheurs d'or et les juifs devinrent les meubles les plus indispensables d'une cour. A ce désordre vint se joindre une dissolution de mœurs inouïe jusqu'alors. L'électeur Joachim II de Brandebourg entretenait une multitude de maîtresses, faisait l'usure avec les Juifs et bâtissait, aux dépens de ses sujets écrasés, quantité de châteaux de plaisance, où il célébrait ses orgies. L'électeur Christian II de Saxe était devenu paralytique à force de boire. Ce même prince, prenant congé de l'empereur Rodolphe, après un séjour de quelque durée à Prague, le remerciait en ces termes : « Votre Majesté Impériale m'a si merveilleusement traité que je n'ai pas cessé un seul moment d'être ivre. » D'autres princes ne restèrent pas en arrière, et l'Allemagne recueillit les fruits de l'affranchissement de toute crainte de l'Empereur et de l'Eglise produit par la réforme dans la haute aristocratie. Parmi les seigneurs catholiques, il s'en trouva bien quelques-uns qui se laissèrent entraîner par le torrent, mais la grande majorité donna un meilleur exemple. Les empereurs Maximilien II et Frédéric II se distinguèrent par leur sobriété ; le duc Maximilien de Bavière n'était pas moins l'ennemi de l'intempérance. L'archiduc Ferdinand de Tyrol épousa une bourgeoise d'Augsbourg, la belle Philippine Welser, et le duc Guillaume de Bavière, Marie Gettenbech. Ces mariages étaient autant de mésalliances, mais ils témoignent hautement du sens moral de ceux qui les contractèrent. La dégradation des mœurs nécessairement entraîna leur endurcissement ; la volupté est, bien plus encore que l'ivrognerie, la mère de la cruauté. Les passions sans frein, constamment allumées par d'incessants excès, ont bientôt tué toute fibre de sensibilité, abaissé l'intelligence, et avili le cœur. Et lorsqu'aux instincts brutaux, devenus aussi prédominants, la guerre vint offrir une issue, il y eut comme une soif de sang qui parcourait le monde. C'est alors que furent engendrés les Christian de Brunswick, les Mansfeld, et tant d'autres de rang inférieur, dont la mission sur la terre semble avoir été plutôt celle de
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démons exterminateurs que d'hommes. De là cette froide cruauté, mille fois plus impitoyable que le fanatisme, cette soif de destruction, cette fureur de dévastation dont la guerre de Trente ans fournira tant d'exemples. Pour le moment, au terme de ces guerres suscitées par le protestantisme, à la vue de ces ruines matérielles, de cette dissolution des idées, des mœurs et des institutions, l'histoire ne peut amnistier ni les hommes ni les faux principes qui ont précipité de pareils désastres.