Darras tome 23 p. 153
§ IX. Expédition de Henri IV en Italie (1090-1093).
48. Henri IV était d'un autre avis ; il comptait encore, malgré tant d'échecs successifs, sur un retour triomphant de la fortune ; il se promettait d'écraser la papauté sous l'effort de ses armes victorieuses. En attendant, il s'affranchissait sans pudeur de toutes les lois divines et humaines. « L'an 1089, dit Ekkéard d'Urauge, l'empereur Henri célébra en grande pompe à Cologne ses nouvelles noces avec la veuve du margrave Uto, fille du roi de Russie1. » Or, en ce moment l'impératrice Praxède vivait encore ; mais elle était devenue odieuse à son infidèle époux, qui l'accablait d'outrages et l'abreuvait d'ignominie. Nous ne savons si l'antipape Wibert fut appelé à sanctionner un divorce que rien n'autorisait, sinon la passion insensée du pseudo-empereur. Une sentence de ce genre ne lui aurait pas coûté davantage que celle qu'il rendit à cette époque en faveur de Luithold, duc de Carinthie, l'un des plus ardents champions du césar excommunié. «Luithold ayant injustement répudié sa femme légitime, dit Bernold, fut autorisé par Clément III à en épouser une autre2. » Ce qui inspire à Muratori cette réflexion fort judicieuse: « L'antipape était contraint de se prêter à tous les caprices de ses partisans, sous peine d'être lui-même abandonné par eux3. » Tant est vraie la parole du comte de Maistre : « Sans les papes, nous aurions aujourd'hui en
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pe chrétienne, respublica christiana, tel qu'il était admis unanimement au moyen âge, tel que nous l'avons entendu proclamer par Henri IV lui-même dans sa première lettre à saint Grégoire VII. (Cf. t. XXI de cette Histoire, p. 595 et suiv.) D'après ce principe, il ne suffisait pas qu'un roi fût criminel pour cesser d'être roi, il fallait que jugé et condamné solennellement, il eût été enfin déclaré par le pape, vicaire de Jésus-Christ, déchu de son pouvoir de roi chrétien. Le code des leges palatinae qui réglait spécialement le droit royal en Germanie fixait un an et jour à tout roi, prince, ou seigneur excommunié, pour se faire relever du ban d'anathème, sous peine de déchéance irrévocable. (Cf. t. XXII de cette histoire, p. 164, 186.) Voilà ce que Fleury savait parfaitement, mais il se gardait bien de le dire.
1. Ekkéard. Uraug. Chronic. Patr. lai., t. CLIV, col. 937.
2. Bernold. Chronic. Patr. lut., t. CXLVIII, col. 1402.
3. Muratori. Annal, liai. ann. 1090.
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Europe la polygamie 4. » La décision de Wibert au sujet du divorce de Luithold devait être renouvelée plus tard par Luther en faveur du landgrave de Hesse-Cassel. Bien différente était la conduite du bienheureux pape Urbain II. En 1089, il avait frappé d'excommunication le comte Hugues second fils du marquis Azzo d'Esté, pour avoir répudié sa femme légitime, fille de Robert Guiscard. L'année suivante, Hugues fut appelé à recueillir en France, à titre d'agnat, l'héritage des comtes du Mans dont la branche masculine venait de s'éteindre. «Mais, dit Ordéric Vital, Hugues était un prince incapable, ignorant et lâche. Marié à une fille de Robert Guiscard, il ne put s'accommoder du caractère noble et généreux de cette princesse et la répudia. Le pape Urbain II l'avait pour ce fait publiquement excommunié. Hugues ne sut pas mieux se plier aux habitudes guerrières des chevaliers français. Il s'estima trop heureux de trouver à vendre le comté du Mans à son cousin Elie de Baugency, pour le prix de dix mille solidi d'or, et se hâta de retourner en Italie1. » Quant au troisième mariage du pseudo-empereur avec la veuve du margrave Uto, princesse d'origine russe, le témoignage d'Ekkéard d'Urauge est formel. Toutefois ce chroniqueur ne nous donne pas le nom de la malheureuse princesse dont Henri IV fit alors sa troisième épouse, et dont il devait bientôt faire une troisième victime. Mais les Annales de Disemberg nous apprennent qu'elle se nommait Adélaïde, et que répudiée à son tour, comme venait de l'être Praxède, elle se réfugia dans sa patrie et mourut abbesse d'un monastère russe2.
49. Ce fut sous ces funestes auspices qu'au mois de mars de l'an 1090 le roi excommunié franchit de nouveau les Alpes, pour sa troi- sième et dernière expédition en Italie. « II traînait à sa suite, dit Domnizo, les noires phalanges de ses cavaliers et de ses hommes d'armes, qui s'abattirent comme des sauterelles sur nos campagnes déjà
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1. Du Pape, liv. II, chap. 8.
2. Orderic. Vital. Ristor. tcclesiast. lib. VIII, cap. XI ; Patr. lat. t. CLXXXVI1I, col. 590.
3. Cf. Watterich. t. I, p. 592.' Annales Disibodenbergenses ap. Bôhmer: Fontes rer. German. t. III, p. 195. Annales Stadenses. Monum. Germ. Script., t. XVI, p. 316.
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couvertes des fleurs et de la verdure du printemps1. » Rome était le but que se proposait d'atteindre le prince excommunié, mais la parole prophétique inscrite à la notice pontificale de saint Grégoire VII ne fut pas démentie 2. Jamais plus le tyran ne devait remettre le pied à Rome. Pour arriver jusqu'à la ville éternelle, il aurait fallu triompher de la comtesse Mathilde et de son nouvel époux le jeune Welf de Bavière : ce triomphe lui fut refusé. En sept ans d'une lutte acharnée, Henri IV ne put forcer le boulevard vivant que leur héroïsme opposa à sa fureur et à ses vengeances. « Dès son arrivée sur le sol italien, dit Bernold, il sema l'incendie, la dévastation et le pillage dans toutes les provinces lombardes, mais partout il trouvait sur son chemin le duc de Welf, intrépide guerrier qui se montra digne, par sa bravoure et sa fidélité à saint Pierre, d'être associé au sort de la grande comtesse3.» Tous les moyens de défense avaient été concentrés à Mantoue par la prévoyance de Mathilde. L'armée allemande vint en commencer le blocus aux premiers jours d'avril. Voici en quels termes la muse de Domnizo célèbre les hauts faits de ce siège mémorable, qui devait durer onze mois : «Lorsque le roi vint fixer ses pavillons autour de la cité de Mantoue, elle était munie de vaillants athlètes prêts à la défendre. Avec ses autres troupes Mathilde occupa les hauteurs voisines, et de là tint en échec ses insolents ennemis. Le roi multipliait les assauts avec fureur, mais les assiégés répondaient par des sorties victorieuses. Soutenues par la comtesse elle-même, qui se précipitait à leur secours du haut de ses montagnes, ils tuaient, écrasaient et mettaient en fuite les bataillons allemands cœtum pellunt Alemanum. La ville bien protégée ne cédait pas ; le roi se retira de sa personne à l'écart, essayant au dehors quelques coups de main. Durant onze mois il en fut ainsi. Dans cet intervalle, la trahison lui ouvrit les portes de Rivalta et de la forteresse de Governolo3. Ces pertes n'ébranlèrent point le courage
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1. Domnizo, Vita Mathild. Patr. tat. t. CXLV1II, col. 1007.
2. Codex Regius, 136, verso. — Watterich. tom. I, p. 307. — Cf. tom. XXII, de cette Histoire, p. 555.
3. Bernold. Chronk. Patr. lot. t. CXLVIII.
4. Rivalta dans le district de Mantoue ; Governolo au confluent du Pô et du Mincio.
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de l'héroïque fille de saint Pierre. Chaque jour elle faisait parvenir des convois de vivres aux citoyens de Mantoue ; elle les conjurait de tenir ferme dans leur fidélité, et elle en recevait les promesses les plus solennelles. Promesses menteuses, auxquelles la noble Mathilde ajouta foi, car son grand coeur ne pouvait admettre la possibilité d'une trahison. Déjà pourtant un pacte d'infamie avait été conclu. Les citoyens s'étaient clandestinement mis en rapport avec le roi, ils lui avaient promis d'ouvrir leurs portes à son armée avant la prochaine fête de Pâques. Or, les nouveaux Judas tinrent parole. Dans la nuit du jeudi au vendredi saint (11 avril 1090), en cette même nuit où Iscariote le traître vendit Jésus aux bourreaux, Mantoue fut livrée à l'ennemi. Mais à l'heure où le tyran, furieux d'une si longue résistance, faisait son entrée dans la ville, les principaux citoyens et les soldats de la garnison, restés fidèles à la grande comtesse, s'embarquaient sur une flotille, traversaient le Mincio et allaient rejoindre leur souveraine. Plus ferme que le roc, plus solide que le diamant, Mathilde ne chancela même pas devant ce désastre imprévu, car elle s'appuyait sur la pierre immuable où Dieu a fondé son Eglise. Ni les vents ni les flots, ni l'orage ni les tempêtes, ne purent faire fléchir son invincible courage 1. »
50. « Et maintenant, s'écrie l'Homère de Canosse dans une prosopopée qui sait être éloquente malgré la rudesse de la versification, infidèle Mantoue, cité perfide, va chercher ta gloire anéantie ! L'antique Troie résista dix ans aux Grecs, et dans ces dix années de lutte elle conquit un renom immortel. Ce n'est pas dix ans, mais vingt ou trente que la comtesse Mathilde aurait pourvu à ta défense si tu fusses restée fidèle. Tes ennemis seraient tous morts au pied de tes remparts, ou plutôt le roi vaincu fût allé cacher sa honte en Germanie, te laissant l'honneur d'une paix conquise par ta vaillance. Célèbre aujourd'hui avec cet excommunié la grande fête pascale, où tous les catholiques de l'Italie avaient coutume d'affluer dans ton enceinte ; cette Pâque du Dieu Christ, où Mathilde au milieu de sa cour resplendissante distribuait à pleines mains les dons et les lar-
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1 Domuizo. loc. cit.
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gesses. Tu as aujourd'hui la cour affamée du tyran germain. Bois avec les Allemands hérétiques le vin de la Pâques ! Tu ne sais pas leur langue : ils te l'apprendront à coup de sabre, car ils ont le vin mauvais et la rixe facile après boire. Ils tirent l'épée au moindre mot, et éventrent leurs convives. Ils ont la dent du loup pour mordre, ils en ont la voracité insatiable pour tout engloutir. Ils savent surtout piller les sanctuaires et saccager les églises 1. Tels sont les maîtres que tu t'es donnée dans un jour de funeste égarement, ô noble cité de Mantoue. Chasse-les bientôt, la mort est avec eux. L'amitié du roi ne durera guère ; il ne tiendra rien de ce qu'il t'a promis ; il te trompera et tu n'auras recueilli de son alliance que le péril où te laissera quelque jour sa retraite ; car il s'en ira, ce tyran, de même qu'il est venu. Prends donc une résolution digne de toi, pleure ta faute et rappelle d'un vœu unanime ta noble souveraine, la servante du Christ Mathilde. Ainsi tu reprendras ton rang d'honneur parmi les cités; tu recouvreras tes privilèges ; tu garderas la sécurité et la paix 2. »
51. Les objurgations du poète ne trouvèrent alors nul écho. Elles se perdirent parmi le tumulte des armes, dans l'épouvante causée par le succès inespéré de Henri IV. « A la nouvelle de la défection de Mantoue, dit Bernold, les Romains se hâtèrent de rappeler l'hérésiarque Wibert, cet intrus auquel ils avaient imposé deux ans auparavant le serment de ne plus envahir la chaire de saint Pierre. Ils le reçurent en triomphe dans leurs murailles et s'inclinèrent sous les bénédictions sacrilèges de sa main parjure. La tour de Crescentius (Château-Saint-Ange) était encore au pouvoir du seigneur pape Urbain II. Une nouvelle trahison en ouvrit les portes aux Romains, qui essayèrent un instant de raser cette forteresse
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1. ÎYunc célébras pascha eum falsis ex Alemanna, Qui peramant Bacchum, flagrant ad luxnrianditm ; Jlloruin linfjnas nescis, faciles quoque rixas Cum sunt potati. pro verbis fertur amaris, Ensem dénudant, sociorum viscera truncant. Mordent more lupi, eum sumunt pabula cuncti, Atria sanctorian violenter frangere noruut.
2. Domniz. loc. cit., col. 1009.
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inexpugnable. Mais la difficulté d'un pareil travail le fit abandonner. Le seigneur pape séjournait alors dans la province de Campanie, où il recevait les ambassades de tout l'univers catholiqne. L'empereur de Constantinople, le roi de France Philippe I, les princes tant ecclésiastiques que séculiers des autres royaumes, lui faisaient parvenir l'assurance de leur dévouement et de leur filial hommage, debita reverentia. Seul le royaume teutonique faisait exception. L'argent des excommuniés produisit alors en Germanie de nombreuses défections au sein du parti catholique. Cependant le seigneur pape avait sous la main une armée qui l'eût facilement ramené à Rome en écrasant les rebelles, mais dans sa mansuétude il avait fait choix pour le triomphe de sa cause des seules armes de la résignation et de la confiance en la miséricorde du Seigneur 1. » L'armée qu'Urbain II avait alors à sa disposition était celle du prince Jordano de Capoue, resté depuis l'époque de Grégoire VII fidèle à la papauté et à la sainte Église. « Mais, dit Pierre Diacre, le prince Jordano mourut inopinément à Pipernum, le 20 novembre 1090 2. » Il laissait pour unique héritier des états qu'il possédait en Campanie sous la suzeraineté du saint-siége, un enfant nommé Richard confié à la tutelle de sa mère Gaïtelgrima, belle-sœur de Robert Guiscard. On conjectura que la diplomatie peu scrupuleuse de Henri IV n'avait point été étrangère à la mort foudroyante qui venait, en frappant Jordano à la fleur de l'âge, de priver le pape légitime d'un défenseur dévoué. Le poison aurait fait à Pipernum pour le compte du pseudo-empereur l'office du poignard qui tua à Strasbourg le comte Hugues d'Égisheim, et à Quedlimbourg le margrave Egbert de Misnie. Ce qui est certain, c'est qu'immédiatement après la mort de Jordano, le parti henricien se souleva contre le jeune prince Richard. « Les habitants de Capoue, dit Bernold, dans une insurrection générale expulsèrent tous les Normands, sous la
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1.Bernold. Chronic, col. 1403.
3 Petr. Diacon. Chronic. Cassin. HJb. IV, cap. 10 ; Pair, lat., t. Cl.XXXIII, col. —832. Cf. Murât, Annal. liai. 1091. La chronique de Lupus Protospatha-rius place également en 1090 la mort du prince Jordano de Capoue : Hoc anno mortuus est Jordanut princeps. 'Patr. lai., t. CLV, col. 111.)
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domination desquels ils vivaient depuis de longues années3. » Le jeune Richard et sa mère réfugiés à Aversa invoquèrent le secours de Roger duc d'Apulie. En même temps la cité de Cosenza arborait, elle aussi, l'étendard césarien et secouait le joug des fils de Guiscard2. Roger et Boémond unirent fraternellement leurs forces pour comprimer la révolte ; ils firent appel à leur oncle Roger, comte de Sicile, qui leur amena plusieurs milliers d'auxiliaires, parmi lesquels des escadrons de cavaliers sarrasins firent remarquer leur bravoure3. Dès le mois de juillet 1091, Consenza fut obligée de se rendre à discrétion. Mais la ville de Capoue prolongea sa résistance jusqu'en 1098, servant ainsi les desseins du césar germanique, qui du même coup venait de frapper en Toscane et en Apulie les deux seules puissances italiennes capables de lui résister dans la guerre d'extermination commencée contre le saint-siége.
52. Henri IV se montra fier de ce double succès. « Il entra triomphalement à Mantoue, reprend Domnizo ; la joie brillait sur son vi- sage. Le vénérable évêque Ubald fut chassé ignominieusement et vint rejoindre la grande comtesse, pendant que le roi excommunié donnait l'investiture de cette noble église à un intrus de race allemande, nommé Conrad (mai 1091). Henri s'empara ensuite de tout le pays jusqu'au-delà du Pô, à l'exception de quelques vaillantes cités, entre autres Platina et Nogara 4, qui demeurèrent invincibles dans leur fidélité. Le roi ne put planter sa lance sur leurs remparts ni mettre le pied dans leur enceinte. Il n'en fut pas de même de Minervia (Manerbio près de Brescia). A la fin de l'été, celte forteresse se rendit au tyran, sans même attendre qu'une seule flèche
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1. Bernold. Chronic, foc. cit., col. 1403.
2.Gaufred. Malaterr. Bistor. Sicula., 1. IV, cap. 7. Pair, lat., t. CXLIX, col. 1196.
3. Après la conquête définitive de la Sicile, ceux des Sarrasins qui voulurent se soumettre au vainqueur avaient obtenu la faculté de conserver leurs propriétés et d'y vivre en paix suivant leurs coutumes et leurs lois.
4. Nogara importante forteresse sur le territoire de Vérone. Platina ou Pladena, au diocèse de Crémone, fut au XVe siècle la patrie du fameux historiographe des papes et bibliothécaire du Vatican, Barthélemi de Sacchi, dit Platina.
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eût été lancée contre ses tours. Henri en prit donc possession. Mais toutes ces pertes n'ébranlèrent point le courage de Mathilde, et ne lui firent pas déserter la cause de saint Pierre. Animée d'un espoir surhumain, elle allait nuit et jour parcourant les provinces de Reggio et de Modène, approvisionnant et fortifiant les citadelles, ranimant partout le courage des siens, leur affirmant qu'elle était sûre de vaincre un jour son terrible ennemi1.» Les puissantes cités de Bologne et de Pise s'associèrent aux généreux efforts de Mathilde, inaugurant ainsi dans leur sein, sous la direction de leurs évêques, le régime municipal qui devait en faire bientôt des républiques florissantes. A Bologne, tous les citoyens se formèrent en une redoutable milice, divisée selon le nombre des quartiers de la ville en quatre corps, avec autant de chefs, tribuni, et de porte-étendards rivaux de dévouement et de gloire, vexilliferi2. Pise se distingua par le même patriotisme et la même fidélité à saint Pierre. Urbain II l'en récompensa par une donation vraiment royale, dont la charte datée d'Anagni, le 22 avril 1092, s'exprimait en ces termes : « Vous êtes de la génération des âmes fortes à qui je puis répéter les paroles du Seigneur : « Dans mes tribulations vous m'êtes restés fidèles ; comme mon Père a disposé pour moi un royaume, je veux en disposer, un pour vous3.» La glorieuse cité de Pise, durant la tempête si longue et si formidable que le schisme soulève contre nous, a mis au service de la sainte et apostolique église romaine toutes ses forces, tous ses biens, toute sa puissance. Son évêque Daïmbert notre frère, avec un zèle infatigable et une charité sans bornes, s'est associé à tous nos malheurs pour les conjurer ou les secourir. Nous voulons par un témoignage éclatant de notre reconnaissance perpétuer la mémoire de tant de bienfaits. Déjà la majesté de notre Dieu tout-puissant a daigné par des faveurs providentielles récompenser la foi de votre illustre ville ; ses triomphes contre les Sarrasins, la prospérité de son commerce, l'ont de nos jours exaltée
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1. Domnizo. Vit. Hathild., loc. cit., col. 1009.
2. Ghirardacci. Hist. di Bologna, Ub. II. — Cf. Ruinart. fl. Urban. Il Vita, cap. 80, col. 73.
3 . Luc XXII, 27-28.
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au-dessus de toutes les cités rivales. Nous aussi, nous voulons nous associer à l'œuvre de la Providence, et contribuer à la gloire de Pise. En conséquence, par le conseil de tous nos frères les cardinaux, évêques, diacres et prêtres ; avec l'assentiment de tous nos autres fidèles ; à la prière et aux pieuses instances de la très-chère fille du bienheureux Pierre la comtesse Mathilde, qui affronte elle-même tous les périls pour la défense du siège apostolique; en l'honneur de Notre-Dame la très-sainte Marie mère de Dieu et des bienheureux Pierre et Paul princes des apôtres, par l'autorité de notre présent décret nous confions et soumettons à la juridiction de la sainte église de Pise, dont vous, notre frère Daïmbert, êtes le légitime pasteur, tous les évêchés de l'île de Corse ; nous vous instituons vous-même, vénérable frère, archevêque de cette île, voulant que le titre et les pouvoirs métropolitains passent à vos successeurs légitimes, lesquels, après libre élection faite par le clergé et le peuple, viendront recevoir la consécration épiscopale du pontife romain. Nous accordons à votre fraternité le pallium, emblème de la plénitude du pouvoir pontifical, dont jouiront après vous vos légitimes successeurs1.» Cet acte mémorable avait été précédé, le 28 juin 1091, d'un rescrit daté de Bénévent, qui le préparait et qui en fera comprendre au lecteur toute la portée. « Il est constant, disait Urbain II, que les îles de la Méditerranée ont été, par un privilège du religieux empereur Constantin le Grand, placées sous la juridiction propre des vicaires du bienheureux Pierre. Les révolutions ont depuis fait perdre à l'église romaine quelques-unes de ces propriétés; mais les lois canoniques et civiles s'accordent à reconnaître que rien ne saurait prescrire contre le droit du saint-siége, ni le temps, ni les partages successifs de royaumes. C'est ainsi qu'après avoir longtemps été dépouillée de son domaine sur l'île de Corse, l'église romaine en a repris possession sous le pontificat de notre prédécesseur Grégoire VII. Aujourd'hui pour récompenser la glorieuse cité de Pise de son dévouement au siège apostolique, nous confions et donnons l'île de Corse à l'église de Pise pour la gouverner en notre nom, à la charge de payer chaque
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1. B. Urban. II. Epist. lxtii ; Pafr. ht., t. CLI. col. 344.
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année au palais de Latran un tribut de cinquante livres, monnaie de Lucques !.» Ainsi le pape exilé de Rome, fugitif et proscrit, distribuait des souverainetés. Cependant les actes publics se dataient alors avec cette formule : « L'an de l'incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1091, indiction XVe, Urbain II étant pape de la sacro-sainte église romaine, sous la persécution de Henri le Tyran, Philippe I régnant en France 1. »
53. Le tyran germain se souciait fort peu des alarmes ou des espérances du parti catholique, dont il se croyait sûr de triompher. Lui aussi, il prétendait parler au nom de Dieu et abriter son despotisme césarien sous l'autorité de l'Evangile. Voici en quels termes il délivrait à l'évêque intrus de Mantoue Conrad, sa créature, un privilège impérial. « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, Henri empereur toujours auguste. — C'est à la fois pour notre impériale majesté un devoir et un honneur d'exalter la sainte Église par tous les privilèges qui ne dérogent point à notre droit souverain. Si le roi psalmiste a dit :« Seigneur, j'ai aimé la splendeur de votre maison 3;» il a dit également que « l'honneur du roi devait être conservé en toute justice et jugement4. » C'est donc avec cette double considération; appuyée
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1 Epist. li, col. 331. On remarquera cette mention formelle de la donation constantinienne, rappelée à toutes les époques comme le point de départ des droits souverains de la papauté sur certaines propriétés territoriales. Urbain II tient le même langage qu'avaient tenu Grégoire VII et tous ses prédécesseurs jusqu'à saint Silvestre. Et jamais, dans toute la série des siècles écoulés depuis l'an 425 jusqu'en 1090, une seule protestation ne s'éleva de la part des intéressés contre l'authenticité de la donation constantinienne.
1. Cette formule se lit dans un acte de donation faite à cette époque par Raynaud Payen au monastère de Souvigny, diocèse de Bourges. Anno ab incarnatione Domini nostri Jeîu Christi 1091, indictione XV, sacrosancts? romans Ecctesiœ papa Urbano sub persecutione Henrici Tyranni, Philippo in Francia régnante, bissexto kalendas Martii ego Raynaudus Paganus, etc. (Ruinart. Beat. Urban. Il Yita, cap. 110.) Deux privilèges apostoliques furent accordés par Urbain II à l'abbaye de Souvigny, l'un en date d'Anagni, 11 avril 1092; l'autre de Monteil (Monticulum, aujourd'hui village de l'arrondissement d'Aubusson, département de la Creuse). Cf. B. Urban. II, Epist. LXII, col. 344. Epist. clvu, col. 430.
» Psalm. XXV, 8.
3 Psalm. XCV1II, 4.
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d'ailleurs sur la parole de la Sagesse : Omnia fac cum consilio, et postea non pœnitebis ', que nous travaillons à l'exaltation de la maison de Dieu. Nous avons l'obligation d'aimer le Maître souverain, de nous dévouer constamment à son service, afin de sauver notre âme et d'obtenir la gloire éternelle. » Après cet hypocrite préambule, le persécuteur de l'Eglise faisait libéralement au pseudo-évêque de Mantoue donation des forteresses de Castro-Novo, Campitello et Scarciarola, appartenant à la comtesse Ma-thilde2. Une telle largesse sur le bien d'autrui ne pouvait le ruiner. C'est du même ton dévotieux que, dans un autre privilège daté de Vérone le 2 avril 1090 en faveur du monastère de Saint-Zénon, il disait : « Par un juste sentiment de crainte de Dieu, pour le remède de notre âme et de celle de nos parents, nous confirmons à perpétuité par ce présent décret de notre munificence toutes les donations antérieurement faites à cette abbaye par le comte Arduin de bonne mémoire et par son fils Ériprand. Il a plu encore à notre sérénité, pour nous rendre plus digne des récompenses éternelles, de ratifier en faveur du monastère la donation du castrum de Capavo avec toutes ses attenances et dépendances, faite par le jeune comte Uberti pour le remède de son âme et celle de ses parents3. » Ces actes solennels d'une impiété sacrilège, déguisée sous les formules les plus respectables, révoltent encore plus, s'il est possible, une conscience honnête, que les forfaits, les attentats, les crimes de tout genre, commis à ciel ouvert et à la face du monde par le Néron du XIe siècle. Mais que dire des évêques et abbés schismatiques, qui sollicitaient de la chancellerie du tyran des privilèges de ce genre, et provoquaient le loup à s'affubler d'une peau de brebis ! Un auteur contemporain, le vénérable Manégold abbé de Saint-Georges en Souabe, flétrissait alors ces ignominies avec une indignation dont l'histoire a recueilli et ratifié l'expression éloquente. « La rage des schismatiques teutons, dit-il, dépasse la perfidie judaïque. Les juifs déicides disaient seu-
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1. « Agis en tout avec mûre réflexion, et tu n'auras jamais à te repentir. » [Eccli. xxxu, 24).
2. Henrk. IV. Diplom. XIV; Pertz. Mon. Gtrm. leg. II; Patr. lat., t. CLI col. 1163.
3. IbiJ. col. 1162.
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p164 rovancAT du b. urbain ii (1088-1099).
lement : « Nous n'avons pas d'autre roi que César1. » Eux ils disent: « Nous n'avons pas d'autre pontife que César2!»