Darras tome 23 p. 586
68. Deux jours après, le vendredi 13 mai 1099, toute l'armée et le comte de Toulouse lui-même, forcé à son grand regret de suivre le mouvement général, reprenait sa marche sur les côtes de Phénicie et arrivait en face de la ville maritime de Tripoli. L'émir qui commandait en cette ville, au nom du calife égyptien Mostali, n'avait pas manqué, durant le siège d'Archis, de rallier l'armée de la croisade. Lorsqu'on vint, au nom de Godefroi de Bouillon, le sommer d'ouvrir ses portes aux soldats chrétiens de la France, il répondit: « Vos Francs, que sont-ils? Depuis trois mois qu'ils sont groupés autour de la citadelle d'Archis, à quatre lieues seulement de Tripoli, je n'ai pas encore vu la couleur de leurs drapeaux ; ils n'ont pu ébranler la moindre pierre de la forteresse assiégée. Qu'ils viennent donc se mesurer avec moi. » Le lendemain l'insolent émir put voir de près les bannières de la croisade : son armée fut taillée en pièces, et il s'empressa d'acheter la paix. «Cette fois encore, dit Guillaume de Tyr, le comte de Toulouse insista pour que, rejetant les propositions de l'émir, l'armée s'emparât de Tripoli. Mais dans le camp des croisés ni chefs ni soldats ne voulaient plus s'arrêter à des conquêtes étrangères au but de l'expédition. Raymond de Saint-Gilles ne rallia personne à son sentiment, et il dut faire de nécessité vertu, de necessitate virtutem faciens, en se rangeant à l'opinion générale. Les propositions de l'émir furent donc acceptées. Il remit en liberté trois cents pèlerins détenus dans les prisons de la ville ; il versa quinze mille nummi d'or 2 au trésor de l'armée ; il fournit en chevaux, mulets, têtes
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1 Guillelm. Tyr., 1. VU, cap. ix, col. 398.
2. 1 Raimond d'Agiles nous a laissé un détail curieux, au point de vue monétaire, sur la valeur relative de la somme payée par l'émir de Tripoli.
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de bétail, grains et farines, étoffes de soie, vases précieux et offrandes à chacun des princes, des objets en nature qui dépassaient encore cette somme. A ce prix il obtint que tout le territoire de Tripoli, comprenant ceux d'Archis et de l'antique Byblos (alors appelée Gybiloth, aujourd'hui Djébaïl), ne serait frappé d'aucune autre contribution de guerre 1. » Fidèle à ce traité, auquel l'émir de Tripoli consentit à ajouter la promesse de se faire chrétien lui-même, si les croisés entraient vainqueurs à Jérusalem, Godefroi de Bouillon traversa le territoire sans entrer dans les villes ni dans aucun lieu habité. » Il en résulta, dit Albéric d'Aix, une grande difficulté pour les subsistances. Mais on se trouvait à la saison où mûrissent dans cette contrée les calamelli, sorte de roseaux qu'on appelle en langue arabe zucra (sucre) et qu'on cultive avec le plus grand soin. C'est une plante annuelle, dont la tige renferme une liqueur plus douce que le miel. Les indigènes la pilent dans des mortiers et en recueillent le suc, qui se cristallise et devient comme de la neige ou du sel blanc. Soit en le mélangeant au pain, soit en le faisant dissoudre dans l'eau, on obtient une bouillie, pulmentum, ou une boisson d'un goût exquis. On prétend que le miel dont Jonathas, fils de Saül, goûta malgré la défense de son père, n'était pas autre chose que le suc de celte plante 2. Or les campagnes que les croisés parcouraient alors en étaient couvertes; le peuple se montrait insatiable de cet aliment d'une douceur extrême. Déjà on avait rencontré cette plante au siège de Marrah, d'Albara et d'Archis, où elle avait été d'une grande ressource. Cette fois on la trouvait en abondance, et nul ne s'en fit faute5. La flotte qui naviguait de con-
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Chacun des nummi d'or, désignés indifféremment sous les noms d'aureus et de byzanteus, valait huit ou neuf sous (solidi) de la monnaie des croisés, consistant en sotidi du Poitou, de Chartres, du Mans, de Lucques, de Valence et de Melgueil (Mergoresi), dont chacun équivalait à deux Pougeoises (Pogesii). Valebat quippe unus aureus (Sarracenze monetze), octo vel novem solidos monetze nostri exercitus. Erat moneta noslra hzee : Pictavini, Cartenses, Mansei, Lucenses, Va-lentinenses, Mergoresi, et duo Pogesii pro uno islorum. (Raimund. de Agil., cap. xxvi, col. 636.)
1 Guillelm. Tyr., 1. VII, cap. xxi, col. 399. –
2. I Reg., xiv, 26 et seq. ->
3. C'était la canne à sucre qne les croisés rencontraient ainsi sur leur
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serve, réglant sa marche sur celle de l'armée de terre, s'était augmentée alors, dit Guillaume de Tyr, « d'un nombre considérable de vaisseaux génois, vénitiens et grecs. Ils faisaient un service régulier de correspondance avec les îles de Chypre et de Rhodes, d'où ils amenaient les subsistances nécessaires1. « La marche se continua dans un ordre parfait. « On s'engagea alors, dit Al-béric d'Aix, dans des sentiers de montagne, étroits, rocailleux et profondément ravinés, où cent hommes auraient pu arrêter toutes les forces de l'univers. Mais la crainte de nos armes, inspirée manifestement par Dieu lui-même aux Sarrasins, leur ôta la pensée de nous attaquer. Loin de témoigner la moindre hostilité, ils nous servaient de guides. Nous atteignîmes de la sorte une ville nommée Baurim ou Baruth,
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route. Voici le passage d'Albéric d'Aix : Calarnellos ibidem mellitos per camporum planitiem abundanter repertos, quos vocant zucra, suxit popiJus, illarum salu-bri succo txtalus, et vix ad saturitatem prx dulcedine expleri hoc gustato va-lebant. Hoc enim genus herbes summo labore agricolarum per singulos excolitur annos. Deinde tempore messis malnrum mortariolis indigente contundunt, suc-cum collatum in vasis suis répondîtes, quousque coagulatus indurescat sub specie nivis vel salis albi. Quem rasum cum pane miscentes, aut cum aqua terentes, pro pulmento sumunl, et supra favum mellis gustantibus dulce. ac salubre vide-tur. Aiunt quidam genus mellis esse quad reperiens Jonathan filius Saul régis super faciem terres, inobediens gustare prtesumpsit. His ergo calamellis melliti saporis populusin obsidione Albarise, Marra; et Archas, multum horrenda famé vexatus, est refocillatus. (Albéric. Aq., 1. V, cap. xxivu, col. 532.,! L'année suivante, Foulcher de Chartres, accompagnant à Jérusalem le comte d'Édesse, dont il était le chapelain, traversa ces mêmes campagnes et y trouva de même la canne à sucre, qu'il décrit en ces termes: Tune aulem erant in ipsis agris cultis, per guos émîtes transibamus, messes quxdam, quas vutgus vocat Canna-melles, arundinibus /ère simiies, a canna et mette nomen compositum. Unde et met sitvestre, ut puto, dicitur, quod de his sapienttr conficitur. fias quidem fameli-.i propter mellilum saporem Iota die dentibus nostris ruminabamus, parum quidem proficiendo. (Fulchet. Carnot., 1. I, cap. xxi, col. 839.) « Les croisés et les marchands vénitiens, qui trouvèreut ainsi à la fin du XIe siècle la canne à sucre cultivée sur les deux versants du Liban, l'apportèrent en Europe, où elle ne tarda pas à se propager. Le midi de l'Italie, la Sicile, l'Espagne, les îles des Canaries et de Madère s'empressèrent d'adopter cette précieuse culture, qui plus tard fut transportée dans les colonies d'Amérique, où elle devint une des principales sources de la prospérité du Nouveau-Monde. » (Peyré, Hist. de,ta première crois., t. II, p. 280.) » Guillelm. Tyr , 1. VU, cap. xxi, col. 399.
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Beyrouth, l'antique Béryte, patrie de Sanchoniaton). Les habitants envoyèrent à notre rencontre une députation chargée de riches présents. « Nous vous supplions, mandaient-ils aux princes, de traverser pacifiquement notre territoire, en épargnant nos arbres, nos vignes et nos moissons. Si le sort de la guerre vous met suivant vos désirs, en possession de Jérusa]em, nous prenons l'engagement de nous soumettre sans résistance à votre pouvoir. » Leur proposition fut acceptée, et ils nous offrirent l'hospitalité dans leurs murs. Le lendemain la marche se continua à travers les précipices et les rochers qui bordent cette côte, resserrée entre la montagne et la mer. Enfin, après mille difficultés, on déboucha dans une plaine vaste et fertile, où s'élève la ville de Sagitta 1(Saïd, l'antique Sidon des Phéniciens). On allait dresser les tentes sur les bords d'un cours d'eau, à l'ombre des lauriers-roses qui couvraient cette vallée, lorsque l'émir de Sidon nous fit attaquer par une troupe de Sarrasins. Les infidèles payèrent cher cette brusque agression. Refoulés vers la mer, ils furent presque tous taillés en pièces. Après ce nouvel exploit, les croisés purent enfin s'établir dans le campement où ils espéraient trouver un repos si nécessaire. Mais d'autres ennemis vinrent le leur disputer : c'étaient des serpents connus dans le pays sous le nom de Tarentes, qui se dissimulent dans les monceaux de pierres sèches servant de clôture aux vignes et aux vergers ; leur piqûre est mortelle. Le lendemain une foule de pèlerins, qui en avaient été atteints durant leur sommeil, avaient tout le corps tuméfié et expiraient dans les tortures d'une soif dévorante 2. Les indigènes, s'il faut s'en rapporter au témoignage de Jacques de Vitry, écrivain du XIIIe siècle, firent alors connaître aux croisés un spécifique nommé tyriaque thériaque, ou dont les effets curatifs étaient merveilleux 3. Albéric d'Aix ne signale point cette particularité ; il laisse pourtant supposer qu'un remède curatif fut indiqué par les habitants du pays, mais que les chefs des
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1 La « Chanson d'Antioche » la nomme Snetle.
2.Alberic. Aq., 1. V, cap. xixix-il, col. 533-534. 3 Jacob. Yitriac, Hit/. Hieroso'.., cap. lxxxvii.
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croisés en connurent seuls la recette et l'emploi. « On prévint, dit-il, chacun de ceux qui avaient été atteints par les venimeux reptiles, d'avoir à se présenter devant l'un des chefs ou des nobles chevaliers. Ceux-ci pressaient la blessure en tous sens, vulnere tacto ac circumplexo, et en faisaient sortir le venin. Afin de prévenir le retour de ces cruels accidents, les indigènes conseillèrent de placer autour de chaque tente des sentinelles qui ne cesseraient de frapper sur des boucliers ou de heurter des cailloux les uns contre les autres, afin d'effrayer les redoutables serpents*. » Le lendemain, troisième jour passé dans ce campement funeste, l'armée perdit un de ses plus vaillants guerriers, Gauthier de Verna ou Verra. « Il s'était engagé avec quelques-uns de ses hommes d'armes, continue le chroniqueur, dans les gorges de la montagne, afin d'y découvrir les retraites où les Sarrasins cachaient leurs troupeaux. Son exploration fut heureuse. Gauthier, divisant alors sa petite troupe, en envoya une moitié vers le camp pour y amener le butin, pendant qu'avec l'autre il poursuivait ses recherches ; mais les Sarrasins fondirent sur lui et le massacrèrent avec ses compagnons. Ce fut du moins ce qu'on put supposer, à défaut de toute autre nouvelle positive, car jamais plus on n'entendit parler de Gauthier de Verna1. » — « Les princes envoyèrent à sa recherche et l'on attendit une journée entière, dit Guillaume de Tyr, sans aucun résultat. Il fallut donc le lendemain quitter cette vallée de sinistre mémoire. Laissant à droite l'antique Sarépta 3 des Sidoniens, fameuse par l'hospitalité qu'une pieuse veuve y donna au prophète Elie4, et traversant une chaîne de rochers dont les contre-forts plongent jusqu'à la mer, on arriva en vue de Tyr [Sour), admirable métropole fondée jadis par Agénor et Cadmus. La vallée qu'elle domine est arrosée par une rivière aux eaux limpides, qui porte le nom séculaire de « Fontaine des jardins ». La plaine, couverte d'arbres fruitiers et d'admirables cultures, ressemble en effet à un immense jardin d'une végétation
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1. Alber. Aq., 1. V, cap. il, col. 534.
2. Id., ibM.
3.Le nom arabe que porte aujourd'hui cette antique cité est Saiyan'l.
4. III Reg., xvn, 9 et sq.
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luxuriante. On passa une nuit délicieuse dans ce campement ; et le lendemain, après avoir franchi les défilés dangereux qui dominent la mer, on descendit dans la plaine d'Acco (l'ancienne Ptolémaïs, aujourd'hui Saint-Jean d'Acre). Les habitants accueillirent les croisés avec l'hospitalité la plus cordiale et leur fournirent à prix raisonnable des vivres en abondance. L'émir qui commandait au nom du calife de Babylonie (c'était ainsi qu'on désignait Mostali, le calife fatimite du Caire) fit alliance avec nos princes. Il promit de reconnaître la domination des croisés et de leur remettre la ville d'Acco, vingt jours après leur entrée victorieuse à Jérusalem 1. » — « Au sortir de Ptolémaïs, dit Albéric d'Aix, deux routes conduisaient à la ville sainte : l'une par Damas, le lac de Tibériade et la vallée du Jourdain à l'est ; l'autre, beaucoup plus directe, continuant à suivre la voie du littoral1. » Le comte de Toulouse, qui n'avait pas abandonné ses projets de conquête sur Damas, essaya de remettre l'affaire en délibération ; mais à mesure qu'on approchait des lieux illustrés par les grands souvenirs bibliques, l'impatience d'arriver au terme de l'immortel pèlerinage dominait tous les esprits. «D'ailleurs, sur les cinquante mille hommes dont se composait l'armée, ajoute le chroniqueur, vingt mille à peine étaient équipés de manière à affronter les escadrons turcs réunis sous les murs de Damas. » D'une commune voix on déclara que l'itinéraire sur Damas était impraticable, et la marche se poursuivit le long de la mer par la ville de Caïpha, assise au fond de la baie de Saint-Jean d'Acre, sur le versant septentrional du mont Garmel, doublement célèbre par le séjour du prophète Élie et par la fondation de l'ordre des Carmes. Le même jour, laissant à gauche la Galilée et la ville de Nazareth, si chère au cœur des chrétiens, on entra sur le territoire de Palestine, et l’on vint camper sous les murs de l'antique tour de Straton, réédifiée par Hérode et nommée par lui Césarée en l'honneur de l'empereur Auguste. On demeura quatre jours sur ce sol où l’on pouvait déjà retrouver les traces des pas du Sauveur, et l’on y célébra en grande
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1.Guillelm. Tyr., 1. VII, cap. xxu, col. 400.
2.Alberic. Aquens., 1. V, cap. xli, col. 535.
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dévotion la solennité de la Pentecôte (29 mai 1099). Durant ces fêtes, dit Raimond d'Agiles, il advint qu'une colombe vivement poursuivie par un épervier tomba grièvement blessée dans le camp aux pieds de l’évêque d'Apt1, qui la recueillit avec compassion. Sous son aile on trouva un billet conçu en ces termes : « L'émir d'Acco (Saint-Jean d'Acre) à l'émir de Césarée. — Une race de chiens, generatio canina, vient de traverser mon territoire, race folle, querelleuse, indisciplinée. Si vous aimez la loi du Koran, ne négligez aucun moyen d'exterminer ces chiens. Faites parvenir ce message à toutes les autres villes et châteaux-forts3. » L'interception de ce billet put donner aux princes croisés une idée de la bonne foi avec laquelle l'émir d'Acco tenait vis à-vis d'eux ses promesses. Cette découverte ne fit que précipiter leur marche avant que la coalition méditée contre eux eût le temps de s'organiser. « Quittant donc les plaines de Césarée, on s'éloigna du littoral, dit Guillaume de Tyr. Pendant que la flotte s'établissait dans les ports d'Antipatris (la moderne Arzouf) et de Joppé (Jaffa), l'armée traversa la plaine d'Eleutheria et vint camper à Diospolis ou Lydda, célèbre par le sépulcre glorieux de l'illustre martyr saint Georges. Une magnifique église avait été bâtie en son honneur par le religieux empereur Justinien. Mais à notre approche les ennemis la rasèrent jusqu'au sol, dans la crainte que plus tard les poutres d'une dimension considérable employées à soutenir la toiture ne pussent nous fournir des matériaux pour l'établissement des machines de siège autour de Jérusalem. A un mille de distance, se trouvait la noble cité de Ramula (la Ramleh moderne, l'Arimathie de l'Évangile). Le comte de Flandre, à la tête de cinq cents cavaliers, s'y rendit pour sonder les dispositions des habitants à notre égard. Mais, arrivés dans cette ville, leur surprise fut grande de la trouver absolument déserte : la nuit précédente, les habitants avaient pris la fuite avec leurs familles et leurs troupeaux. Toute l'armée vint donc en prendre possession, après les prières accoutumées, completis de
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1.Nous avons dit qu'Isoard, évêque d'Apt, avait accompagné Raymond de Toulouse à la croisade. Cf; chap. précédent, no 66.
2. Raimund. de Agil., cap. xxxm, col. 650.
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more orationibus. On y découvrit d'immenses approvisionnements de blé, de vin et d'huile. Le troisième jour, on élut pour évêque de cette nouvelle conquête un clerc du diocèse de Rouen, nommé Robert, dont la juridiction devait s'étendre aux deux villes de Lydda et d'Arimathie, qui furent constituées entre ses mains avec tout leur territoire pour être possédées en souveraineté absolue par lui et ses successeurs. Les croisés voulaient ainsi dédier les prémices de leurs pieux travaux à l'illustre martyr saint Georges, patron des guerriers chrétiens1. » — « On n'était plus, dit Raimond d'Agiles, qu'à seize milles de Jérusalem. Un conseil de guerre fut tenu pour arrêter définitivement le plan de campagne.
Quelques princes dirent : « En cette saison nous ne trouverons point d'eau autour de la ville sainte. Si la résistance se prolonge, nous serons peut-être forcés non sans les plus graves inconvénients, au double point de vue des pertes matérielles et de l'effet moral, de lever le siège. N'allons donc point en ce moment à Jérusalem. Continuons à longer le littoral jusqu'en Egypte et en Babylonie. S'il nous est donné, avec la grâce de Dieu, de triompher du roi de Babylone (le calife du Caire), d'un seul coup nous aurons conquis à la foi chrétienne, non-seulement Jérusalem, mais Alexandrie, l'Egypte et toutes les provinces du califat. » Ce projet, où l'on reconnaît sans peine l'inspiration chevaleresque et l'imagination aventureuse du comte de Toulouse, fut presque unanimement rejeté. « Laissant donc la ville de Ramleh à la garde du nouvel évêque, reprend le chroniqueur, nous chargeâmes les bagages sur les bœufs, les chevaux, les chameaux et toutes les bêtes de somme, afin de traverser les régions montagneuses qui nous séparaient de Jérusalem 1. » La marche fut pénible, et le manque d'eau durant deux jours consécutifs fît cruellement souffrir les croisés. Une éclipse de lune, survenue la dernière nuit de cette pénible ascension, ajouta ses terreurs aux souffrances de l'armée 2. Mais enfin, dit Guillaume de Tyr, on arriva à la cité de Nicopolis,
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1. i Guillelm. Tyr., 1. Vf], cap. xxu.col. 401.
2.Raimund. de Agit., cap. xxsiii, col. 651. s 3.Alberic. Aq., 1: V, cap. xliii, col. 536. 3
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l'antique Emmaüs, qui devait son nom grec de « ville de la Victoire » à l'empereur Titus, lors de la destruction de Jérusalem3. » Différente du bourg d'Emmaûs, si célèbre par l'apparition de Notre-Seigneur à ses disciples le soir de la Résurrection, Nicopolis était située à cinq lieues de Jérusalem, dans une sorte d'oasis arrosée d'eaux vives, ombragée de palmiers et couverte de pâturages. Titus l'avait souvent habitée durant les longs jours du siège de Jérusalem et lui avait légué le souvenir païen de sa victoire. Godefroi de Bouillon venait, après dix siècles écoulés, recueillir cet héritage de gloire au nom du Christ vainqueur.
§ VII. Siège de Jérusalem.
69. Malgré les fatigues précédentes, nul ne dormit cette nuit-là au camp des croisés. Les habitants de Bethléem envoyèrent une députation au duc Godefroi pour implorer son secours contre la vengeance des Sarrasins de Jérusalem, qui menaçaient de renverser la basilique élevée sur le berceau du Sauveur. Tancrède partit avec une centaine de chevaliers, franchit en quelques heures une distance de six milles, fut reçu aux flambeaux par les habitants de Bethléem et conduit processionnellement à la basilique de la Nativité, au haut de laquelle il planta sa bannière. Gaston de Béarn avec trente de ses hommes d'armes s'élança au milieu de la nuit sur la route de Jérusalem. A l'aurore il revenait avec des troupeaux de moutons que les bergers des montagnes, à l'approche des croisés, ramenaient trop tard dans les murs de la ville sainte. Déjà toute l'armée, princes, soldats, pèlerins, sortis de Nicopolis vers minuit, avaient franchi les derniers sommets qui dérobaient à leurs regards la vue de la ville sainte. « Soudain, dit Guillaume de Tyr 1, une immense acclamation de pieuse allégresse se fit entendre : Jérusalem ! Jérusalem ! Les piétons détachèrent leurs chaussures, les chevaliers mirent pied à terre, et tous prosternés, fondant en larmes, ils adoraient le Dieu dont la miséricorde les avait conduits dans cette sainte
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1.Guillelm. Tyr., 1. VII, cap. ixiv, col. 402.
2. Guillelm. Tyr., 1. VII, cap. ixv, col. 404.
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595 CHAP. V. — SIÈGE DE JÉRUSALEM.
Sion, illustrée par le salut du genre humain. Alors furent accomplies les paroles prophétiques d'Isaïe : « Lève les yeux, Jérusalem, et contemple la puissance du Christ ton roi. Voici ton Sauveur, il va briser tes fers. Lève-loi, lève-toi, Jérusalem, secoue la poussière de l'esclavage. Fille de Sion, trop longtemps captive, brise tes chaînes, rejette le joug de l'infidélité1. » Raoul de Caen nous a conservé le cantique de joie qui s'échappa alors des lèvres des pèlerins. «Tous, dit-il, les genoux en terre, les yeux fixés sur la ville, le cœur au ciel, dont cette cité terrestre étaitpour eux l'image, ils chantèrent: «Salut, Jérusalem, gloire du monde, théâtre de la rédemption ! Le ciel, la terre, le soleil et toi fûtes témoins de la passion du Christ, lorsque les Juifs déicides insultaient à la croix du Sauveur, cette croix qui arrachait à l'enfer ses victimes et le sceptre du monde à Satan, Tu vis déposer dans le tombeau le Dieu de la Passion, le Verbe éternel, lumière de lumière, Fils du Dieu vivant, alors que, pénétrant dans les régions infernales, il délivrait des limbes Adam le patriarche et toutes les générations des justes de l'antique loi. Tu le vis, trois jours après, dans la gloire de sa résurrection. Salut, montagne des Oliviers, d'où il s'éleva au ciel dans les splendeurs d'une auréole divine, quand les Galiléens le suivaient des yeux et que l'ange leur dit : Tel vous l'avez vu dans son ascension, tel il reviendra pour le jugement suprême ! Salut, mont royal de Sion, où les disciples réunis entendirent le souffle véhément de l'Esprit-Saint, descendant sur leur tête en langues de feu ! Salut, étoile des mers, porte du ciel, vierge Marie, mère immaculée, fille de celui qui fut votre fils, créature du Dieu dont vous fûtes la mère! Salut, salut à tout cet horizon béni : fleuves et rivages, bois et fontaines, campagnes et cités, vallées et montagnes, salut 2 ! » (mardi 7 juin 1099).