Darras tome 34 p. 59
« L'opinion très favorable que les peuples s'étaient faite de la vertu du Vénérable Pierre, prit un caractère très accentué immédiatement après sa mort. C'est pourquoi les évêques de Lausanne cl de Freisingen prirent à cœur de faire relater par écrit la vie et les œuvres du serviteur de Dieu. Malheureusement les troubles de la guerre vinrent mettre obstacle à l'achèvement de ce travail. Mais en l'année 1730, toutes les formalités prescrites par l'Eglise ayant été remplies, la cause de Pierre Canisius fut introduite auprès du Siège apostolique. »
Cent ans après cette introduction de la cause, en 1844, Grégoire XVI déclara formellement que Canisius avait pratiqué les vertus dans le degré héroïque; et le 17 avril 1803, Pie IX procéda solennellement a sa béatification. — C'est aux Jésuites particulièrement à Le Jay et a Canisius que l'Allemagne doit ses collèges de Cologne (1556) de Trèves(1561), de Mayence (1562), d'Augibourg
==========================================
p60 PONTIFICAT DE PAUL III (1534-1549).
et Dilligen (1563), d'Ervangen et Paderborn (1585), de Wurtzbourg (1586), d'Aschaffenbourg, Munster et Salzbourg (1588), de Bamberg, de Prague, de Passau, d'Anvers, etc. En ouvrant ces collèges les Jésuites, qu'on répute ennemis des lumières, n'oublient point de composer des ouvrages classiques sur la grammaire, la rhétorique, la philosophie et la théologie. Aussi, dit Menzel, «les protestants les haïssaient-ils comme leurs plus dangereux ennemis. »
213. Ainsi les Jésuites, après l'approbation de l'Ordre, s'étaient partagé le monde ; et partout où un Jésuite portait ses pas, là éclatait la grâce de Dieu. Ces premières années de la Compagnie, si laborieuses et si belles, devaient jeter l'alarme dans le camp de l'ennemi et troubler même ces hommes d'indifférence, qui, à quelque culte qu'ils appartiennent, ne veulent pas que le mouvement des idées, ni même l'éclat des vertus, viennent les tirer de leur atonie. L'ascendant que les Jésuites prenaient sur les esprits, l'influence qui leur arrivait par le fait même de leur apostolat, soulevaient contre eux des colères ; nous verrons, dans la suite, les tempêtes de leur histoire et cette longue persécution qui la résume. L'Ordre des Jésuites s'est établi comme un empire; il est assailli comme un empire que toutes les puissances de l'enfer veulent abattre. Sa destinée s'identifie en quelque sorte avec la destinée de l'Eglise ; dans les attaques dont elle est l'objet, l'Institut des Jésuites reçoit toujours les premiers coups, souvent les reçoit seul et se voit immoler comme la victime de choix. En attendant, les braves soldats qui ont inauguré ce valeureux ministère, disparaissent successivement de la scène. Lefèvre mourut le premier en 1546, martyr de son obéissance, après avoir rendu, à la cause catholique, les plus éminents services. Il suffira pour faire connaître sa vertu et sa piété, de dire que S. François Xavier et S. François de Sales l'invoquaient après sa mort comme un saint. L'évêque de Genève se félicitait de ce que son diocèse avait donné, à la compagnie naissante, deux de ses plus brillantes lumières : Lefèvre et Le Jay. Le Jay mourut en 1552, à Vienne, en Autriche, après avoir refusé l'évêché de Trieste et puissamment contribué au retour de la foi en Allemagne. Canisius l'appelait d'un nom qu'il
==========================================
p61 CHAP. XII.— DÉBUTS DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
ne soupçonnait pas devoir lui être donné aussi à lui-même, le nom d'apôtre de la Germanie. Pasquet Brouet mourut à Paris en I562, en soignant un de ses compagnons atteint d'une maladie contagieuse ; son humilité, sa douceur, son zèle, égalaient sa charité et lui avaient concilié la faveur de tout le monde. Nous retrouvons Salmeron et Laynès au Concile de Trente : le nom de Xavier illustre l'histoire des missions et, par des merveilles d'apostolat, crée un prototype d'apôtre-missionnaire. Quant à Bobadilla, Espagnol de naissance, il opposa une résistance si ferme et si courageuse à Charles-Quint, lors de la publication du fameux Intérim, qu'il encourut la disgrâce de ce prince : Interrogé par plaisanterie pourquoi dans les bulles qui faisaient mention des premiers compagnons de Saint Ignace, il était toujours nommé le dernier, il repondit gaiement : « Parce que je dois mourir le dernier de tous : » et il disait vrai. Presque octogénaire, il termina sa carrière à Lorette; il s'était choisi lui-même cet asile, afin de finir sous la protection de la Mère de Dieu, une carrière qui lui avait été consacrée toute entière 1. Dans tous ces Jésuites de la première heure, il n'y a rien de vulgaire: tous sont soldats et tous ces soldats sont des héros.
214. Le fondateur de la Compagnie mourut en 1556. Sa santé avait toujours été très chancelante ; dans l'automne de 1554, elle commença à donner des inquiétudes; et comme ses occupations augmentaient ses conseillers le prièrent de se choisir un aide qui put partager ses travaux. Il avait autrefois demandé qu'on le délivrât de sa charge; on voulait maintenant lui donner un vicaire, sans qu'il l'eût demandé ; il le refusa d'abord, prévoyant bien que celui qu'il associerait, à moins qu'il ne prit sur lui toutes les affaire», lui apporterait peu de soulagement. Cependant, humble et dépouillé de lui-même, comme il l'était, il revint bientôt sur sa résolution et accepta la collaboration du P. Nadal. Nadal se conduisit avec beaucoup de discrétion et refusa tout titre, afin de conserver intacte l'autorité du général. Ignace, en effet, se rétablit
-------------------------
1 Cf ikruiwwh LT Sacciuni, Historia sonctatis Jcsu ; et Tamb, >o ictm Jcsu, Aposto/orum 'imitatrix.
=========================================
p62 POKTIFICAT DE PAUL III (1534-1549).
bientôt assez pour n'avoir plus besoin d'aide et put, l'automne suivant, l'employer d'une manière plus utile en Espagne. Dans cette dernière année, il continua d'expédier, avec activité et énergie, les affaires chaque jour plus nombreuses. Le seul soulagement qu'il se permit, ce fut de nommer au mois de mars 1555, procureur général de la maison-professe à Rome, le P. Pezzano, qu'il chargea de l'administration temporelle de cette maison. Mais au commencement de l'été 1556, sa maladie augmenta tellement, que l'on vit bien qu'il n'avait plus longtemps à vivre. Lui-même parut l'avoir clairement pressenti. « J'ai désiré souvent trois choses, dit-il, et grâce à Dieu je les vois accomplies ; c'est que la Compagnie fût confirmée par le Pape, que le livre des Exercices spirituels fût confirmé par le Saint-Siège et que les Constitutions fussent achevées et observées dans la société tout entière. » Les auditeurs comprirent qu'il annonçait l'approche de sa fin. Peu de temps avant sa mort, il abandonna le gouvernement de la Compagnie aux Pères Polanco, Madrid et Nadal et se retira dans la villa qu'il avait fait bâtir pour les malades aux bains d'Antonin ; mais les chaleurs excessives de l'été lui firent beaucoup de mal ; et, après avoir souffert de la fièvre deux ou trois jours, il se fit reporter à la maison-professe. «La veille de S. Pierre aux Liens, écrit le P. Polanco, Dieu brisa les liens qui le retenaient captif dans une chair mortelle, pour l'admettre à la liberté de ses élus, exauçant enfin les désirs de son serviteur. Car bien qu'il supportât avec beaucoup de patience et de force son pèlerinage et les travaux dont il était chargé, il désirait néanmoins depuis longtemps contempler et louer dans la céleste patrie son créateur et son maître, dont la divine providence nous l'a laissé jusqu'à ce moment, afin que cette petite compagnie, qu'il avait commencée par lui, pût prospérer par son exemple, son habileté, son autorité et ses prières. Mais maintenant que les racines de celles-ci semblent s'être fortifiées, il l'a admis au ciel, afin que cette plante et les fruits qu'elle produit, croissent et augmentent dans les diverses contrées du monde, et pour qu'étant uni plus intimement avec la plénitude de tout bien, il nous obtienne une mesure de grâce plus abondante. Il ne se peut, il est vrai, que la privation
=========================================
p63 CHAP. XII. — DÉBUTS DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
de l'aimable présence d'un si bon père ne soit sentie douloureusement dans cette maison et dans les collèges de la Compagnie: ce sentiment toutefois est sans douleur ; dans ces larmes que nous versons comme des orphelins qui ont perdu leur père, il y a je ne sais quelle douce piété, une espérance assurée et une ferveur plus grande de l'esprit. Si nous jetons les regards sur lui, il semble qu'il était temps qu'il passât de ces travaux continuels au vrai repos, des larmes et des souffrances à la béatitude et au bonheur éternel. Si nous jetons les regards sur nous-mêmes, il nous semble que, loin de l'avoir perdu, nous espérons plus que jamais qu'il nous aidera par son ardente charité et que la divine miséricorde augmentera par son intercession pour le bien général de l'Église, l'esprit, le nombre et les bienfaiteurs de notre Compagnie. » « Or, écrit Florimond de Rémond, Ignace avant de mourir, eut ce bonheur du ciel de voir ce merveilleux fruit de ses labeurs et la grande bénédiction de Dieu sur la Compagnie qu'il avait établie sous le nom de Jésus, laquelle il vit s'étendre presque par toute la terre, égaler ses conquêtes au circuit du soleil, car de son vivant douze provinces furent fondées, à savoir: Portugal, Castille, Andalousie, Arragon, Italie, Naples, Sicile, Allemagne inférieure et supérieure, France, le Brésil et Indes Orientales, divisées en près de cent Collèges ou domiciles, de sorte que les pauvres Luthériens étonnés virent bien que leurs conquêtes étaient en leur solstice et au point de commencer leur rétrogradation ; qu'ils auraient assez à faire meshuy à se tenir sur la défensive, sans espérer de faire désormais autre prinse. C'étaient les grands et profonds regrets que faisait Mélanchton, prêt à partir de ce monde, ayant la nouvelle de tant de Jésuites, lesquels passaient les mers, les déserts, si qu'il n'y avait coin des quatre coins du globe, où l'on ne put voir leurs traces, souvent arrousées de leur sang.» Ha ! bon Dieu, disait-il en soupirant, étendu au lit de la mort, qu'est-cecy. Je voy que tout le monde se remplit de Jésuites 1 ! » — S. Ignace eut pour successeur, Jacques Laynés en 1558. Les autres généraux de l'Ordre se succéderont ainsi:
---------------------------
1 Histoire de la naissance et des progrès de la nouvelle hérésie, liv. v, ch. 3. — Voir aussi la Vie de S. Ignace par Bartoli ; cet ouvrage, classique en Italie,
==========================================
p64 PONTIFICAT DE PAUL III (1534-1549).
S. François de Borgia en 1566. Everard Mercurian, 1573 ; Claude Aquaviva, 1581 ; Mutio Vitelleschi, 1615 ; Vincent Caraffa, 1646 François Piccolomini, 16549 ; Alexandre Gotfredi, 1652; Goswin Nickel, 1655 ; Jean-Paul Oliva, 1664 ; Charles de Rozelle, 1682 Gonzales de Santalla, 1687 ; Michel-Ange Tambourini, 1706 ; Francois Netz, 1730; Ignace Visconti, 1751 ; Aloysius Centurioni, 1755 et Laurent Ricci : c'est sous ce dernier généralat qu'aura lieu la dissolution de la Compagnie par bref de Clément XIV.
215. S. Ignace avait conçu l'idée d'une sorte de croisade spirituelle contre l'hérésie. Sa pensée fut parfaitement comprise par Paul III, et l'on sut faire de la société nouvelle une redoutable phalange qu'on opposa aux plus fiers athlètes du protestantisme. Ce but, clairement désigné dans la bulle d'institution, éclate dans l'opposition qui s'établit entre Luther et S. Ignace, entre la Compagnie et la prétendue réforme. Ignace et Luther sont deux hommes d'une grande puissance d'entraînement, tous les deux sont arrachés au monde par un coup extraordinaire de la grâce; mais tandis qu'Ignace tourne, vers le service de Dieu, toute l'ardeur et toute l'éner-gie de son caractère, Luther jette l'habit religieux pour s'abandonner sans frein à tous les vices. Luther caché sous un faux nom à la Wartbourg se vante de communications avec le diable, se déchaîne contre les vœux monastiques et pousse des peuples entiers à la révolte ; Ignace, retiré dans la grotte de Manrèze, est favorisé d'inspirations célestes, voue à Dieu sa chasteté, forme le dessein d'un grand Ordre monastique et écrit ces Exercices spirituels qui doivent gagner à Dieu d'innombrables âmes. Dieu permet qu'ils soient, tous les deux, assaillis d'anxiétés de conscience, de doutes cruels ; tous les deux cherchent inutilement, par des austérités, à ramener la paix dans leur âme : l'un se perd par l'orgueil ; l'autre, grâce à son humilité, devient dans les mains de Dieu, l'instrument de grands desseins. « Luther, dit Ranke, (T. I, p. 247) avait sondé avec épouvante ces terribles profondeurs d'une âme en lutte avec elle-même ; il avait désespéré de pouvoir obtenir la réconciliation
---------------
est celui qui peut servir le mieux à faire connaître S. Ignace, et le plan de son Institut.
==========================================
p65 CHAP. XII. — DEBUTS DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.
avec Dieu, par l'accomplissement difficile des préceptes rigoureux de la religion. Luther et
Loyola sortirent enfin l'un et l'autre de ce labyrinthe, mais par des chemins opposés: » l'un en se jetant dans un abime de
corruption et d'impiété ; l'autre en s'élevant, par la foi, aux plus magnifiques vertus. Quand le fils du pauvre et obscur paysan
d'Eisleben, s'érigeant en docteur, prétend imposer son Islam à l'Allemagne et
se livre à tous les excès de la plus superbe arrogance, le noble et
riche descendant des Loyola, le
héros de Pampelune, s'abaisse aux œuvres de charité les plus pénibles, parcourt en
pèlerin l'Espagne, l'Italie, la Palestine, s'assied sur les bancs
de l'école et redevient enfant
pour l'amour de Jésus-Christ. De la, entre protestants et jésuites, cet antagonisme
flagrant et irréductible,
cette antithèse radicale dont Juan Gonzales rend si bien raison: « Dans le protestantisme, l'homme est tout pour ainsi dire par
lui-même; dans la Compagnie, l'homme est
tout par ses supérieurs. Dans le protestantisme, l'homme est juge de ses croyances ; dans la Compagnie, il fait le sacrifice le
plus absolu de
sa raison et de sa volonté. Le protestantisme tend à absorber l'homme en
lui-même ; dans la Compagnie, il ne peut aspirer à obtenir des dignités ecclésiastiques, et cela à tel point et avec tant de
vérité, que S. Ignace ordonna de célébrer des messes solennelles et de chanter un Te Deum
d'actions de grâces, lorsque
Ferdinand se désista du désir qu'il avait exprimé
d'élever le P. Le Jay à la dignité d'évêque de
Trieste. Dans le
protestantisme, la haine et la guerre contre le Saint-Siège sont les
principes fondamentaux de la secte ; dans la Compagnie, toutes les
âmes, tous les corps, tous les individus se dévouent à aller partout où le Saint-
Siège les envoie, pour la propagation de la
foi. Luther condamnait les sciences; les jésuites les cultivent et
les enseignent avec les meilleurs résultats, au bénéfice de la religion et de la
société. Le protestantisme pousse l'esprit de l'homme à se lancer dans toutes les aberrations ; dans la Compagnie,
la direction des consciences est l'un des objets
auxquels ses membres se consacrent avec le plus de succès. Dans le
protestantisme, l'homme reste
isolé, et réduit à sa seule et souveraine personnalité : dans la Compagnie, on concède
===========================================
p66 PONTIFICAT DE PAUL III (1534-1549).
et l'on donne effectivement à la personnalité un grand pouvoir et un grand développement, mais toujours dans la sphère et dans les principes de l'ordre, c'est-à-dire dans les limites d'une grande identification. Le protestantisme proclame l'exclusive prééminence de la Bible, comme l’unique Compagnie lumière ; la protège les exercices spirituels pour dompter les passions, et recevoir de Dieu, toujours par l'inspiration de l'Eglise, la lumière des facultés de l'âme. Enfin, dans le protestantisme, l'esprit de l'homme s'exalte ; dans la Compagnie, au contraire, il s'humilie 1. » Pour parler le langage d'aujourd'hui, la Compagnie de Jésus, c'est la plus pure substance de l'Evangile et, dans les temps modernes, la meilleure organisation pour la pratique des conseils de perfection ; tandis que le protestantisme n'est qu'un pont pour sortir de l'Eglise, un acheminement vers l’antichristianisme.