La Cité de Dieu 14

tome 23 p. 569

 

CHAPITRE X.

 

Opinions de ceux qui ont partagé entre différents dieux le gouvernement des diverses parties du monde.

 

   Pourquoi à Jupiter allier Junon qu’on dit sa sœur et son épouse? C'est, dit‑on, que Jupiter habite l'éther et Junon lair, deux éléments qui s'unissent, l'un plus élevé, l'autre moins; en ce cas, nous n'avons plus affaire à ce Jupiter qui remplit tout, (Virg;., Egl, iii), si Junon occupe aussi sa part, à moins qu'ils ne remplissent tous deux ces deux éléments et qu'ils ne soient ensemble en chacun d'eux; mais alors pourquoi l'éther à Jupiter et l'air à Junon ? En tout cas, à eux deux, ils pourraient suffire à tout; pourquoi la mer à Neptune et la terre à Pluton? Encore, pour ne pas les laisser seuls, leur donnera-t‑on des épouses, à Neptune Salacie, et à Pluton Proserpine. Junon occupant la partie inférieure du ciel, l'air, Salacie devra posséder la partie inférieure de la mer, et Proserpine celle de la terre. C'est ainsi qu'on cherche une explication rationnelle de ces fables, mais en vain; car, s'il en était ainsi, les anciens n'auraient pas dû nous parler de quatre éléments, mais de trois, afin d'en attribuer un à chaque couple de ces dieux. Aussi bien, admettons qu'on ait pu distinguer l'éther de l'air; mais franchement, l'eau au fond ou à la surface, n'est‑elle pas toujours de l'eau? Dites que l'une diffère de l'autre, je le veux, mais pas au point qu'elle cesse d'être de l'eau. Et la terre inférieure ne sera‑t‑elle pas toujours de la terre, quelque différente que vous la supposiez de l'autre? Enfin, trois éléments ou quatre, c'est tout le monde matériel; et Minerve où la placez‑vous? que possède‑t‑elle? que remplit‑elle? Elle a, comme Jupiter et Junon, son autel au Capitole, bien qu'elle ne soit pas fille de tous les deux. Vous lui donnerez, sans doute, la partie supérieure de l'éther, et vous expliquerez ainsi la fiction des poètes, qui la font sortir du cerveau de Jupiter; alors, pourquoi n'est‑elle pas la reine des

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dieux, étant elle‑même plus élevée que Jupiter? Si c'est peu décent de soumettre le père à la fille, pourquoi ne pas appliquer le même principe entre Jupiter et Saturne? C'est, dites‑vous, que Saturne a été vaincu. Ils se sont donc battus? Non pas, s'écrie‑t‑on aussitôt. Ce sont là des fables, de vaines paroles. Eh bien, laissons les fables, et ayons sur les dieux des idées plus élevées; mais pourquoi n'a‑t‑on pas donné au père de Jupiter un trône, sinon plus élevé, au moins égal? C'est, paraît‑il, parce que Saturne personnifie la durée du temps; ils adorent donc le temps, les adorateurs de Saturne, et nous devons entendre que Jupiter, le roi des dieux, est né du temps. Du reste, quelle difficulté à faire naître du temps Jupiter et Junon, si l'un est le ciel et l'autre la terre, puisque le ciel et la terre ont été créés; ces nouvelles idées ont été émises par les sages les plus illustres, car ce n'est point chez les poètes, mais chez les philosophes que Virgile a pris ce qu'il dit : “ Alors le père tout‑puissant, le Ciel, descend au sein de son épouse, et la réjouit par des pluies fécondes ; » (Géorg., ii) de son épouse, c'est‑à‑dire de Tellus ou la terre. On veut même ici trouver des différences, et en la terre même distinguer Terre, Tellus et Tellumo ; tout cela ce sont des dieux avec leurs noms à part, leurs fonctions distinctes, leur culte séparé. On appelle aussi la Terre, mère des dieux, si bien que les poètes sont excusables dans leurs fictions, puisque nous voyons leurs livres sacrés eux‑mêmes faire de Junon, non‑seulement la sœur et l'épouse, mais la mère de Jupiter. Cette même terre, on l'appelle aussi Cérès et même Vesta, bien que le plus souvent Vesta (OVID., VI, Fastes; Cic., 11, des lois) ne soit autre chose que le feu domestique si indispensable aux cités; on lui donne des vierges pour prêtresses, la stérilité étant commune au feu et aux vierges. Il n'a pas fallu moins que le Fils de la Vierge (Isaïe, vii, 14), pour détruire ces vaines superstitions. Mais après avoir accordé au feu les honneurs mêmes de la chasteté, si j'ose dire ainsi, comment se fait‑il qu'on ne rougisse pas de confondre Vesta et Vénus, comme pour faire disparaître cette virginité honorée dans ses prêtresses ? Si Vesta est Vénus, comment ses prêtresses la peuvent‑elles honorer en s'abstenant de ses oeuvres? A moins qu'il n'y ait deux Vénus, l'une vierge , l'autre épouse? Ou plutôt trois : une pour les vierges, Vesta ; une pour les épouses; et une aussi pour les prostituées, à qui les Phéniciens offraient le prix du déshonneur

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de leurs filles avant de les marier? (Eusèbe, prépar. évang., VIII; ATHAN., Dise. contre les païens.) Laquelle de ces trois sera la dame de Vulcain? Non pas la vierge, puisqu'elle a un mari; pas la courtisane, juste ciel ! Ce serait trop d'injure pour le fils de Junon et le collaborateur de Minerve; la mariée, sans doute, mais prenez garde à sa conduite avec Mars. Allons, dit‑on, le voilà revenu aux fables! Est‑il juste de m'en blâmer et de trouver mal ce que je dis des dieux, quand on trouve fort bon et fort agréable que le théâtre produise toutes ces scènes scandaleuses? Et chose incroyable, si elle n'était constante et publique, tous ces spectacles remplis de crimes ont été établis en l'honneur de ces mêmes divinités.

 

CHAPITRE XI.

 

De la multitude des dieux que les savants païens pré­tendaient n'être que le seul et même dieu Jupiter.

 

Qu'on apporte donc à son gré toutes sortes de raisons, et d'arguments pris dans la nature, pour établir que Jupiter est l'âme de ce monde matériel, remplissant et animant toute cette masse formée de quatre éléments, plus ou moins, si l'on veut; qu'il cède une part de sa puissance à sa soeur et à ses frères, qu'on en fasse l'éther qui embrasse Junon ou l'air inférieur; qu'il soit le ciel entier, donnant sa rosée et sa fécondité à la terre, son épouse et sa mère, (puisque cela n'a rien de honteux chez les dieux); et pour ne pas chercher de plus longs détails, qu'il soit un Dieu unique auquel plusieurs appliquent cette parole d'un poète éminent : « Dieu est répandu par toutes les terres, par tous les espaces des nues et les profondeurs des cieux. » (Virg.. Géorg., iv.) Qu'il soit Jupiter dans l'éther, Junon dans l'air, Neptune dans la mer, Pluton dans la terre, Proserpine au‑dessous, Vesta aux foyers domestiques, Vulcain avec les forgerons, Soleil, lune, étoiles dans les astres du firmament, Apollon dans les oracles, Mercure dans le commerce, Janus en ce qui commence, Terminus en ce qui finit, Saturne dans le temps, Mars ou Bellone dans la guerre, Bacchus pour les vignes, Cérès pour les blés, Diane dans les forêts, Minerve dans les choses de l'esprit. Qu'il soit même toute cette multitude de dieux inférieurs; qu'il préside sous le nom de Liber à la puissance génératrice de l'homme, sous le nom de Libéra à celle de la

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femme; qu'il soit Diespiter conduisant l'embryon jusqu'à sa naissance, ou Mena qui surveille les mois des femmes, ou Lucine déesse de l'enfantement; que sous le nom d'Ops il secoure les enfants à leur naissance et les recueille sur le sein de la terre ; qu'il ouvre leur bouche au vagissement et soit Vaticanus, les lève de terre et soit Levana, ou garde leurs berceaux sous le nom de Cunina, qu'il prédise leur destinée par l'organe de ces déesses qu'on appelle Carmentes. Qu'il préside aux événements fortuits et porte le nom de Fortune, qu'il fasse prendre la mamelle aux enfants et s'appelle Rumina, (du mot ruma autrefois employé pour signifier mamelle), déesse Potina et qu'il leur présente à boire, déesse Educa qu'il leur donne à manger; appelez‑le Paventia à cause des épouvantes de l'enfant, Venilia à cause de l'espérance qui vient, Volupia à cause de la volupté, Agenore de l'action, Stimula pour l'aiguillon qui pousse l'homme aux excès, Strénie quand il inspire le courage, Numérie quand il apprend à compter, Camoena à chanter, Consus quand il donne des conseils, Sentie quand il suggère des idées. Je consens encore qu'il soit la déesse Juventa, qui fait passer de l'enfance à la jeunesse, la Fortune barbue couvrant de duvet le menton des jeunes gens; je me permettrai seulement, de dire en passant, qu'on n'a point assez fait d'honneur à ces mêmes jeunes gens, en ne donnant pas à cette divinité le sexe masculin, l'appelant par exemple, Fortunius et Barbatus à cause de la barbe, comme on dit Nodotus à cause des noeuds de chaume. Qu'il soit Jugatinus unissant les époux; qu'on l'invoque sous le nom de Virginal lorsqu'on ôte la ceinture à la vierge, qui vient de prendre mari; qu'il se confonde avec Mutunus ou Tutunus qui est le Priape des Grecs; qu'il soit enfin, autant qu'il se peut sans honte, tout ce que j'ai dit et même tout ce que je n'ai point dit, (car je n'ai pas cru qu'il fallût tout dire), tous les dieux et toutes les déesses enfin, ou bien que tous les autres soient parties de lui-même, ou son action, sa vertu, comme le veulent les sages et les habiles qui en font l'âme du monde. En ce cas, (et je n'examine pas ici s'il est réel,) que perdrait‑on, à résumer sagement tous ces cultes en celui d'un seul Dieu? Que mépriserait‑on de lui, en l'adorant lui‑même ; s'il y avait lieu de craindre que certaines parties de son être, ne s'indignassent de l'oubli où on pourrait le laisser, c'est donc qu'il n'y a pas

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en lui, comme on le prétend, une seule vie animant tout, et résumant tous les dieux, vertus, membres ou parties de lui‑même ? Chaque partie a donc sa vie à part, son action séparée, puisque l'une se peut irriter quand les autres sont calmes et satisfaites; si l'on prétend que toutes les parties à la fois, c'est‑à‑dire, Jupiter tout entier s'offenserait de ce que chaque partie ne recevrait pas un culte spécial et séparé, on dit une sottise. En effet, rien ne serait oublié quand on adorerait celui‑là, qui seul, possède et résume tout; un exemple seulement qui tiendra lieu d'une infinité d'autres. On veut que tous les astres soient parties de Jupiter, qu’ils soient tous vivants avec des âmes raisonnables, dieux incontestables enfin; ne voit‑on pas alors, qu'il y en a une infinité qui ne reçoivent aucun culte, qui n'ont ni temples, ni autels ; très‑peu reçoivent ces honneurs et ont des sacrifices à part; si donc, ceux qui n'ont point un culte particulier peuvent s'irriter de cet oubli, ne doit‑on pas craindre, en attirant d'en haut quelques regards propices, de provoquer la colère du ciel entier? Si tous les astres se trouvent adorés en Jupiter qui les contient tous, ne serait‑il pas plus simple de résumer en lui seul, le culte qu’on rend à plusieurs? Ainsi, pas un ne pourrait se fâcher comme d'un oubli méprisant, ce qui vaudrait beaucoup mieux que de donner, par un culte restreint à quelques‑uns, un juste sujet de courroux à ceux beaucoup plus nombreux, qu'on est obligé de laisser de côté; surtout, quand avec l'éclat dont ils brillent au firmament ils se voient préférer un Priape impur avec sa nudité obscène.

 

CHAPITRE XII.

 

De l'opinion de ceux qui font de Dieu l’Ame du monde, et du monde le corps de Dieu.

 

Quelle est donc cette doctrine? Ne doit‑elle pas soulever tous les hommes intelligents ou même tous les hommes en général, car, il n'est pas besoin ici de beaucoup d'habileté, il suffit de n'avoir point le parti pris de contester quand même. Si Dieu est l'âme du monde, si le monde lui sert de corps, voilà donc, au complet un être vivant, composé de corps et d'âme; ce Dieu, c'est le sein de la nature contenant en lui toutes choses; son âme c'est la vie de tout. Elle est la source des âmes et des vies des êtres animés quel que soit leur sort ou leur condition; dès lors, il n'y a rien qui ne soit une partie de Dieu. Mais voyez, quelle indignité ! quelle impiété ! Quoi donc, ce que je foule aux pieds est une partie de Dieu ! Si je tue quelque animal, j'aurai

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égorgé une partie de Dieu ! Et je ne dis rien de tout ce qui pourrait s'offrir à la pensée, mais qu'une sage réserve m'empêche d'exprimer.

 

CHAPITRE XIII.

 

De ceux qui croient que les animaux raisonnables seulement sont parties de Dieu.

 

Si l'on prétend que les animaux raisonnables, l'homme par exemple, sont seuls parties de Dieu, je demanderai comment Dieu étant le monde entier, on a pu en séparer et en retrancher les bêtes ? Mais passons; je m'en tiens à l'animal raisonnable, à l'homme ; quoi de plus triste que de croire que j'ai frappé une partie de Dieu, quand j'ai frappé un enfant ? Peut‑on sans folie admettre que des parties de Dieu s'abandonnent à des actes honteux, impies, criminels et méritent la damnation? Puis, comment Dieu se fâchera‑t‑il contre ceux qui refusent de l'adorer, si ces impies font partie de lui‑même ? Il en faut donc venir à décider que tous les dieux ont chacun leur personnalité ; qu'ils vivent pour eux‑mêmes; qu'aucun n'est la partie d'un autre; qu'il faut adorer tous ceux qu'on peut connaître et adorer, cela n'étant pas possible pour tous à cause du grand nombre. Jupiter étant leur roi, c'est à lui je pense qu'on attribute l'établissement et les aggrandissements de Rome. Quel autre, en effet, serait jugé capable d'une pareille entreprise, quand tous sont occupés a des offices particuliers et distincts, sans qu'aucun puisse usurper sur le terrain d'autrui. C'est donc au roi des dieux qu'il appartient de donner et d'agrandir le royaume des hommes.

 

CHAPITRE XIV.

 

C'est à tort qu'on attribue à Jupiter l'accroissement des royaumes, puisque la Victoire, si elle est vraiment déesse, comme on le veut, suffit par elle‑même à cet office.

 

   Mais ici, je demanderai d'abord, pourquoi le royaume lui‑même, ne serait pas aussi une divinité ? La Victoire a bien cet honneur; puis, quel besoin de Jupiter, si la Victoire daigne se montrer propice, et si elle peut toujours se ranger du côté qu'elle veut rendre victorieux? Avec l'appui et la faveur de cette déesse, Jupiter, fût‑il en repos ou occupé ailleurs, il n'y a pas de nation qu'on ne puisse soumettre, pas de peuple qu'on ne puisse dompter. Si l'on m'objecte qu'il répugne à des gens de bien, de faire une guerre injuste, et d'attaquer spontanément, sans autre motif que l'ambition de reculer ses frontières, des voisins tranquilles et

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p575 LIVRE IV. ‑ CIIAPITRE XV.

 

parfaitement inoffensifs; je cède à l'instant, j'approuve pleinement et je loue sans réserve.

 

CHAPITRE XV.

 

S'il convient à des gens de bien de vouloir étendre leur empire.

 

   Prenons garde, s'il ne serait point indigne d'hommes de bien de se complaire en la grandeur de leur puissance ; en effet, l'accroissement en a été favorisé par l'iniquité de ceux contre qui ils ont eu à soutenir de justes guerres ; l'état n'aurait point grandi, si les voisins, calmes et tranquilles chez eux, n'eussent point attiré la guerre par quelque injustice. Ce serait un grand bonheur pour l'humanité s'il n'y avait que de petits états heureux dans une paix et une concorde universelle; le monde compterait ainsi les nations en grand nombre, comme une cité compte les nombreuses familles de ses citoyens. Faire la guerre et devenir puissant par la défaite de ses voisins, parait aux méchants un bonheur, aux bons une fâcheuse nécessité. Mais comme il serait plus fâcheux encore de voir l'empire aux mains des méchants, nous pouvons bien aussi appeler cela bonheur; seulement, il est hors de doute, qu'il serait plus heureux de vivre en paix avec un bon voisin, que d'en subjuguer un mauvais. On ne peut honnêtement désirer que la crainte ou l'injustice nous provoquent à vaincre en nous donnant un ennemi. Si donc, les Romains ont pu se faire un empire si étendu, par des guerres justes et légitimes, et non point par d'autre, n'ont‑ils pas d'excellentes raisons d'honorer comme déesse l'injustice étrangère? Elle a eu la plus grande part à leurs succès en leur procurant des aggresseurs, et fournissant matière à leurs triomphes. Après tout, rien n'empêche que l'injustice ne soit déesse au moins à titre d'étrangère, puisque Rome a bien admis la Crainte, l'Epouvante et la Fièvre comme dieux indigènes. Ainsi donc, avec ces deux auxiliaires, l'Injustice étrangère et la Victoire, l'une fournissant les motifs de guerre et l'autre donnant le succès, Rome était assurée de l'empire, Jupiter pouvait dormir en paix; et qu'aurait‑il à voir ici, quand les deux choses qu'on pourrait regarder comme des marques de sa faveur, sont divinisées, adorées personnellement et pour leur propre compte? Pour qu'il pût revendiquer quelque droit, il faudrait qu'il s'appelât Empire, comme on dit déesse Victoire. Si au contraire, l'empire est un bienfait de Jupiter, pourquoi pas aussi la Victoire? On ne tomberait point en de semblables inconséquences, si, au lieu d'adorer une pierre au Capitole, on connaissait le seul vrai Dieu, Roi des rois, Seigneur des seigneurs.

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CHAPITRE XVI.

 

Pourquoi les Romains donnant des dieux à tout objet, à tout acte, ont‑ils voulu que le temple du Repos fût placé en dehors des portes de leur ville.

 

Les Romains sont pour moi un véritable sujet d'étonnement; ils ont donné des dieux particuliers à chaque chose, à chaque objet, à chaque action même; ainsi la déesse Agénorie qui excite au mouvement : la déesse Stimule qui le provoque jusqu'à l'excès : la déesse Murcie qui va aux excès inverses et rend l'homme murcidus comme dit Pomponius, c'est‑à‑dire, mou et enclin à une excessive oisiveté : la déesse Strénie qui inspire le courage. Toutes ces divinités ont un culte et des sacrifices publics; mais celle qu'ils nomment Quies, parce qu'elle fait le repos de l'homme, ils n'ont point voulu l'admettre dans la ville, ils lui laissent son temple en dehors, à la porte Colline. Est‑ce indice de leur esprit turbulent, ou bien la preuve que ceux qui adorent pareille foule de démons, ne sauraient avoir le repos, le vrai médecin qui nous le promet, ayant dit : «Apprenez de moi, que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes? » (Matth., xi, 29.)

 

CHAPITRE XVII.

 

Si la puissance suprême est à Jupiter, peut‑on dire que la Victoire aussi est une divinité.

 

On dira peut‑être que Jupiter envoie la Victoire, et que par obéissance au roi des dieux, elle va où il l'envoie et s'attache au parti qu'il lui indique ? On peut dire cela, non de ce Jupiter que leur fantaisie a fait roi des dieux, mais du Roi éternel des siècles ; il envoie non pas la Victoire, qui n'a aucune existence personnelle, mais bien son ange pour rendre victorieux ceux qu'il lui plaît, par des desseins mystérieux, sans doute, mais nécessairement justes. Si la Victoire est déesse, pourquoi le triomphe ne serait‑il pas dieu, frère, fils ou époux de la Victoire? Ils ont eu, en effet, de leurs divinités des idées telles que si les poètes les eussent inventées et que nous les leur objections, ils répondraient qu'il faut se moquer de ces fictions ridicules, que la vérité ne permet pas d'attribuer sérieusement aux dieux ; et, cependant, ils n'ont point trouvé singulier de faire entrer dans leur culte des choses aussi étranges, et à peine supportables dans les fictions poétiques. Pourquoi, n'adressent‑ils pas toutes leurs prières et toutes leurs supplications au seul Jupiter ? La déesse Victoire, qui lui est soumise, oserait‑elle né-

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p577 LIVRE IV. ‑ CRAPITRE VIII.

 

gliger les ordres du maître, pour n'en faire qu'à sa volonté ?

 

CHAPITRE XVIII.

 

La déesse Félicité et la déesse Fortune, quelle différence entre elles.

 

Mais la Félicité aussi est déesse, elle a son temple, son autel, ses sacrifices particuliers. Cela étant, il paraîtrait que c'est à elle seule qu'on doit sacrifier; en effet, avec elle, de quoi peut‑on manquer? Pourquoi reconnaître aussi la déesse Fortune et l'adorer ? Serait‑ce qu'autre chose est la fortune et autre chose la félicité? La fortune, en effet, peut‑être bonne ou mauvaise, tandis que la félicité mauvaise n'est plus la félicité. Certes, il semble que les dieux de l'un et l'autre sexe, si cette distinction existe parmi eux, ne peuvent se concevoir que bons; c'est l'avis de Platon (II de Répub.), des autres philosophes, de tous les meilleurs princes ou chefs de gouvernements. Comment donc la déesse Fortune est‑elle tantôt bonne et tantôt mauvaise? Peut‑être que mauvaise elle n'est plus déesse, qu'elle est devenue tout à coup quelque démon méchant? En quel nombre sont ces déesses? Le même, sans doute, que celui des hommes fortunés, c'est‑à‑dire, des bonnes fortunes. Comme il y a en même temps beaucoup d'infortunés, et partant beaucoup de mauvaises fortunes, si la fortune était une, elle serait en même temps bonne et mauvaise, ceci pour les uns, cela pour les autres. Celle qui est déesse est­-elle toujours bonne? alors c'est la Félicité; pourquoi deux noms différents ? Passons encore là‑dessus, car on voit quelquefois une même chosr porter deux noms mais pourquoi des temples différents, des autels séparés, des mys­tères à part? C'est, disent‑ils, que nous appelons Félicité, le bonheur que récompense un vrai mérite, et bonne Fortune celui qui vient aux bons et aux méchants sans égard aux mérites; c'est un hasard, le mot fortune l'indique. Comment appeler bonne cette fortune qui vient sans discernement aux bons et aux méchants? Pourquoi honorer une déesse aveugle, qui marche à tout hasard et souvent néglige ses fidèles, pour s'attacher à ceux qui la méprisent? Si ses adorateurs peuvent, par leur culte, attirer ses bienfaits, elle distingue donc le mérite, elle ne marche donc plus au hasard; que devient alors la définition de la fortune ? Pourquoi dire qu'elle tire son nom du hasard qui la conduit ? Si elle est fortune selon l'étymologie, il ne sert de rien de lui rendre un culte; si elle discerne le mérite, elle n'est plus fortune. Ju-

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p578 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

piter, l'envoie‑t‑il aussi à qui il lui plaît ? Alors n'adorez que lui, la Fortune ne saurait lui résister et refuser d'aller où il l'envoie. Qu'elle reste seulement la déesse des méchants, qui ne veulent pas acquérir les mérites qui attireraient à eux la Félicité.

 

CHAPITRE XIX.

 

De la Fortune féminine.

 

Ils ont une si haute idée de cette Fortune adorée comme déesse, qu'ils osent bien dire que sa statue érigée par les dames romaines et appelée pour cela la Fortune féminine, (TITE‑LIVE, 1. Il,) a parlé et déclaré, non pas une fois mais plusieurs, qu'elle agréait ce culte des dames. (PLUTARQ., Coriol. et liv. de la Fort.) Cela serait vrai, qu'il ne faudrait point s'en étonner, ce moyen de tromper les hommes n'est point au-dessus du savoir faire des démons pleins de malice. Mais il eût été facile de découvrir leurs ruses et leurs supercheries par cette seule observation, que cette déesse qui a parlé est celle qui marche au hasard, et non point celle qui prend garde au mérite. En effet, si la Fortune a parlé, la Félicité est restée muette; c'était pour ôter aux hommes le souci de bien vivre, pourvu qu'ils puissent seulement avoir les faveurs de la Fortune, qui ne s'occupe point des mérites. Mais si la Fortune parle, ce devrait être, à mon sens, la fortune virile, plutôt que la féminine; ainsi du moins, on ne pourrait dire que celles qui ont dédié la statue, ont répandu ce bruit par l'effet du babil ordinaire à leur sexe.

 

CHAPITRE XX.

 

De la Vertu et de la Foi qui ont eu des temples et des sacrifices dans le paganisme, tandis qu'on ne rendait aucun honneur à mille autres bonnes qualités, qui auraient dû cependant ne point être oubliées, puisqu'on déifiait celles‑là.

 

Ils ont fait de la Vertu une déesse : j'avoue au moins que je la préférerais à beaucoup d'autres ; mais elle est simplement un don de Dieu; qu'on l'obtienne de celui qui seul peut la donner, et bientôt on verra s'évanouir cette foule de fausses divinités. Pourquoi aussi a‑t‑on déifié la Foi, et lui a‑t‑on érigé temples et autels? Celui qui la connaît véritablement en devient lui‑même la demeure sainte. Mais où ont‑ils appris ce que c'est que la foi, cette vertu dont le premier acte est de nous faire croire en Dieu? La vertu ne suffisait‑elle pas? Est‑ce qu'elle se peut séparer de la foi? Ils ont divisé la vertu en quatre espèces, la prudence, la justice, la force et la tempérance ; ces division sont leurs subdivisions, la foi est évidemment comprise dans la

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p579 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE XXI.                  

 

justice ; elle est en souverain honneur chez nous qui savons le sens de cette parole: « Le juste vit de la foi.» (Habac., 11, 4.) Mais je m'étonne comment les partisans de la multiplicité des dieux ont fait de la Foi une déesse, et ont refusé le même honneur à toutes les vertus qui auraient pu également le revendiquer. Pourquoi pas la tempérance, qui a donné tant de gloire à plusieurs grands personnages de Rome; pourquoi pas la force, qui a soutenu la main de Mucius Scévola au milieu des flammes (TITE‑LIVE, 1. 11), produit le dévouement de Curtius se précipitant dans l'abime pour le salut de la patrie (Ibid., 1. VII), de Décius père (Ibid., 1. VIII), et de Décius fils, se sacrifiant pour l'armée (Ibid. 1. X.) Je dis tout cela, en supposant que ces actions étaient le fruit d'un vrai courage, question qui n'est pas la nôtre pour le moment. Pourquoi la prudence, pourquoi la sagesse, n'ont-elles jamais obtenu les honneurs divins? Peut-être parce qu'elles sont toutes honorées sous le nom général de vertu? A ce titre, on ne devrait adorer qu'un seul Dieu, puisqu'on pense que tous les autres sont des parties de lui‑même. Mais sous le nom de vertu, sont comprises aussi la foi et la pudeur, ce qui n'a point empêché de leur élever des temples spéciaux et des autels particuliers.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon