Darras tome 10 p. 547
17. Justina se crut très-habile en transmettant à Ambroise un ordre ainsi conçu : « L'empereur vous exile. Sortez de Milan, allez où vous voudrez!» Ambroise répondit qu'il sortirait de sa ville épiscopale quand on l'en arracherait par la force. Et il continua de se montrer dans toutes les églises, allant à son ordinaire prier sur la tombe des martyrs. Le peuple se pressait en foule sur son passage; les pauvres surtout venaient baiser sa main charitable. « Voilà mes défenseurs ! disait-il. On me reproche de chercher leurs suffrages par mes aumônes : je ne m'en défends pas, Oui, tout mon espoir est dans la prière des pauvres. Ces aveugles, ces boiteux, ces infirmes sont plus puissants que tous les gens de guerre 1 ! » Justina aurait bien voulu faire enlever l'évêque de vive force : elle n'osa point. Ambroise avait raison, en disant que les pauvres, ses défenseurs, valaient pour lui une armée. L'impératrice eut recours à un autre expédient. Le tribun Dalmace vint un jour trouver le saint évêque et le prier fort poliment de se rendre au
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1 S. Awbros., Epiât. XXI.
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palais. « L'empereur, dit-il, ne prétend pas se faire juge d'une question dogmatique. II reconnaît sur ce point son incompétence. Mais il désire vous entendre conférer avec l'évêque Auxence. Celui-ci a choisi pour témoins et pour juges quatre fonctionnaires païens, dont l'impartialité dès lors ne saurait être suspecte. Prenez avec vous quatre autres témoins, choisis comme vous le désirerez, et consentez, dans un entretien pacifique, à rendre la paix à l'Église et à l'empire. » — Ambroise prit sur-le-champ une plume et écrivit au jeune Valen-tinien la réponse suivante : « Votre père d'auguste mémoire a sanctionné une loi de Constantin le Grand qui défend aux laïques de juger les évêques, et de s'immiscer dans les questions relatives à la discipline de l'Église. En vous rappelant cette loi, je n'ai nullement l'intention de vous offenser. Qui donc vous manque le plus d'égards, de celui qui voudrait vous voir ressembler à votre illustre père, ou de celui qui vous apprend à mépriser ses ordres? Vieillissez seulement. Vous verrez alors ce que vous devrez penser vous-même d'un évêque qui invoque l'arbitrage, je ne dis pas de laïques, mais de païens! Si Auxence veut des arbitres, qu'il vienne, en présence du clergé et du peuple, exposer sa doctrine. Ceux qui, après l'avoir entendu, se résoudraient à le suivre, je les lui abandonne volontiers. Personnellement, je ne me reconnais pas assez de valeur pour qu'en mon nom l'on sacrifie le droit du sacerdoce; ma vie ne vaut pas assez pour qu'on lui immole la dignité de tous. Je n'irai donc pas, Prince, discuter, dans votre consistoire impérial, des questions qui ne sont point de son ressort. D'ailleurs, c'est un lieu où l'on ne me voit guère, à moins qu'il ne s'agisse de vos intérêts ou de ceux de l'empire1!»
18. Quelques jours après cette fière réponse, les cérémonies de la Semaine Sainte recommençaient, et Ambroise se rendit à la métropole. L'approche de la fête pascale redoublait les convoitises de Justina. Elle voulait toujours, pour cette époque solennelle, donner une basilique à son évêque arien. Uniquement préoccupée de cette idée fixe, elle semblait négliger tout le reste et jouer
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1 S. Ambros., Epist. XIU
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pour cette seule question la couronne même de son fils. Les événements ne devaient pas tarder à lui apprendre que le temps perdu en ces luttes stériles aurait pu être beaucoup mieux employé. Peut-être ne fut-elle pas aussi coupable aux yeux, de Dieu qu'elle nous le paraît à nous-mêmes. Peut-être son aveugle ténacité était-elle moins son fait que celui des ariens qui la conseillaient. Quoi qu'il en soit, après cette nouvelle tentative de l'autorité impériale, Ambroise se vit comme prisonnier dans la métropole. D'une part, les fidèles, rassemblés pour la solennité des Rameaux, annoncèrent leur ferme volonté de passer les jours et les nuits dans la basilique, afin de la défendre, elle et leur archevêque, contre les violences présumées de la cour. D'autre part, les soldats postés à toutes les issues, ne laissaient plus entrer ni sortir personne. L'église de Milan offrit donc ce singulier spectacle, unique dans l'histoire, d'une captivité à la fois volontaire et forcée. A l'intérieur, des barricades s'élevaient chaque soir. « Un matin, dit M. de Broglie, on remarqua avec effroi que les portes étaient restées ouvertes toute la nuit. C'était un aveugle qui, en sortant, avait oublié de les refermer: ni les soldats, ni la foule ne s'en étaient aperçus. Vous en êtes convaincus maintenant ! s'écria Ambroise, les clairvoyants n'en savent pas plus que les aveugles. Il n'en sera que ce que Jésus-Cbrist aura ordonné et ce qui doit être le plus utile à notre salut 1 ! » — Le dimanche des Rameaux, Ambroise monta en chaire, et, dans un discours qui nous a été conservé sous le titre : contra Auxentium, il s'exprima ainsi : « J'aperçois dans cette assemblée une agitation extraordinaire : vous vous pressez autour de moi avec une anxiété insolite. Pourquoi ce trouble et cette inquiétude? Serait-ce parce que vous avez vu les tribuns impériaux s'approcher de moi? Parce
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1 S. Ambros., Epist. xxi. Pour ceux qui s'étonneraient de la possibilité d'une agglomération semblable, huit jours de suite prisonnière dans une basilique, il nous faut rappeler que les églises à cette époque étaient pourvus d'une série de bâtiments appelés Sacerdotium et Diaconium, où logeaient les clercs des différents ordres, où l'on pouvait se procurer toutes les choses nécessaires à la vie et même des appartements plus ou moins commode pour passer la nuit. Cette observation faite ici par tous les historiens n'est pas inutile pour donner sa véritable physionomie au récit qui va suivre.
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que vous les avez entendus me dire : L'empereur vous ordonne de quitter Milan : il vous laisse le choix du lieu de votre exil. Vous pourrez choisir vous-même ceux dont vous désirez être accompagné!--Tel est en effet le langage qu'ils m'ont tenu. Mais avez-vous à craindre qu'Ambroise désertât son poste, et vous abandonnât pour se sauver lui-même? Ignorez-vous la réponse que j'ai faite? Jamais, ai-je dit, je n'abandonnerai, autrement que par la force, l'Église qui m'a été confiée par le Seigneur. Je crains Dieu plus que les rois de ce monde. On pourra arracher mon corps au peuple fidèle; on ne lui arrachera pas mon âme. Que l'empereur agisse à son gré, l'évêque fera son devoir! Telle fut ma réponse. Pourquoi donc votre trouble et vos angoisses? Je ne vous quitterai jamais volontairement; il est vrai que je ne résisterai point à la force ouverte. Un évêque n'est pas un gladiateur. Je pourrai m'affliger, pleurer et gémir! Contre les soldats et les Goths, je n'ai d'autres armes que mes pleurs. Mais aussi je ne fuirai pas, je ne déserterai pas l'Église. Tout mon sang serait plutôt versé pour elle. Vous savez par expérience que je résisterai jusqu'à la mort; la persécution ne m'effraie point. Si j'avais l'assurance que l'Église ne dût pas être livrée aux ariens, j'irais me jeter aux genoux de l'empereur, j'accepterais la conférence qu'il me propose avec les ennemis de notre foi. Mais quand Jésus-Christ paraît au conseil impérial, ce n'est point en accusé, c'est en victime ou en juge. Les soldats peuvent nous tuer, ils ne peuvent rien contre la foi. Je tremble pourtant, au moment où je vous parle, qu'on ne prenne quelque résolution sinistre. Mais si je tremble, c'est pour vous, non pour moi. Hélas! pourquoi le démon qui s'acharne contre l'Eglise ne prend-il pas ma vie? La mort qu'il me donnerait serait l'éternité. Laissez-moi seul porter la sollicitude et la responsabilité du combat. Demeurez simples spectateurs de la lutte. L'épée des barbares est impuissante contre celui qui ne craint point la mort, et dont l'unique désir serait au contraire de verser son sang pour Jésus-Christ. Si le Seigneur a résolu l'épreuve, vous aurez beau veiller pour moi nuit et jour; qu'il vous suffise de savoir que je ne vous abandonnerai point. Non, je ne quitterai pas Milan! Où irais-je, d'ail-
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leurs, pour échapper aux gémissements et aux larmes? Dans tout l'Occident, l'édit de spoliation a été promulgué; partout les officiers du prince dévastent les basiliques et les livrent aux ennemis du Christ. Chaque préfet, chaque gouverneur doit faire exécuter sous peine de mort, les décrets impies. Qui donc les a dictés? Qui les a inspirés? Un évêque; j'en rougis de honte. Oui, c'est un évêque qui a écrit de sa main la formule de ce décret ; c'est Auxence qui a déchaîné le glaive volant, la faux du prophète Zacharie, pour tuer en un moment, s'il le pouvait, tous les fidèles de l'empire! Auxence ou Mercurin, c'est même chose en un assemblage monstrueux ! L'échange du nom n'a pas modifié le caractère. Loup dévorant sous le vocable de Mercurin, loup furieux sous le vocable d'Anxence. Peut-être s'il quittait cette cité, il changerait encore de nom, mais il resterait toujours lui-même 1! »
19. Malgré l'éloquence de saint Ambroise, la foule ne consentit point à quitter la basilique. Parmi les rangs pressés d'auditeurs qui recueillaient sa parole, son œil put remarquer avec attendrissement une étrangère, accompagnée d'un jeune africain, son fils, fort connu à Milan, où depuis deux années il professait la rhétorique. La pieuse femme était sainte Monique, le jeune homme était saint Augustin. Les derniers combats que la grâce livrait à cette âme d'élite eurent lieu durant la semaine pascale où Ambroise soutenait si héroïquement les luttes de la persécution. Pour soutenir et raviver la foi de la multitude l'évêque de Milan eut recours à toutes les industries du zèle apostolique. Il établit la psalmodie à deux chœurs, telle que saint Basile l'avait pratiquée en Orient. Il se fit poëte, et durant les huit jours de cette semaine sainte, il composa douze hymnes, qui ont aujourd'hui pris place dans la liturgie romaine. «Quelle joie céleste j'éprouvais, dit saint Augustin, en entendant les paroles de cette poésie sacrée! Tous chantaient comme pour moi seul, et mon âme ravie s'enivrait aux sources limpides de la vérité 2 ! » On connaît les hymnes magnifiques de saint Ambroise; mais elles perdent beau-
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1 S. Ambros., Contr. Auxent.. pass. — 2. S. August., Confess., lib. IX, cap»^
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coup de leur effet, quand on ne les rattache pas aux circonstances qui les virent naître. Par exemple, qu'on se représente les fidèles endormis dans l'église, au pied d'une colonne, sous les portiques et dans les cours intérieures, menacés durant leur sommeil par le poignard de l'ennemi, et réveillés soudain par des voix qui chantaient: «Éternel créateur des choses, tu régis la nuit et le jour, tu fais succéder les temps au temps pour soulager nos angoisses ! Le héraut du jour a jeté son cri matinal; l'étoile de l'aurore dissipe les ténèbres; les conciliabules de l'erreur se dissolvent aux rayons de la lumière ; ils ont perdu leur malfaisant pouvoir. C'est l'heure où le nautonier respire après les alarmes et voit se calmer la tempête ; c'est l'heure où la colonne de l'Église, Pierre, efface sa faute en la déplorant. Levons-nous donc, pleins de vaillance; le coq vigilant réveille nos courages, il nous reproche notre sommeil, il gourmande la paresse somnolente. Au chant du coq, l'espoir renaît, le salut rayonne sur les âmes oppressées, le poignard de l'assassin rentre au fourreau, la foi revient aux cœurs abattus. 0 Jésus, regardez votre troupeau chancelant, corrigez nos erreurs par votre divin regard ! A votre vue, les lapsi se relèvent, et effacent leurs fautes par le repentir. 0 divine lumière, brillez sur nos sens, dissipez notre lourd sommeil. Que votre nom soit le premier cri de nos voix et de nos cœurs 1 ! » Les heures de la journée, partagées comme elles le sont encore dans le bréviaire, avaient leur hymne propre. Celle de la fin du jour était pleine d'une simplicité touchante et d'un merveilleux abandon à la volonté céleste. «0 Dieu créateur de tout ce qui existe, pilote du ciel, toi qui revêts le jour de sa clarté et qui donnes à la nuit le charme du sommeil, accorde le repos à nos membres fatigués, délivre notre âme de ses inquiétudes, dissipe nos chagrins et nos angoisses. Pour ce jour qui vient de finir, nous rendons grâces à ta miséricorde; pour la nuit qui descend nous t'offrons nos vœux et nos prières. Que le fond de nos coeurs chante un hymne à ta gloire ; que notre voix éclate en pieux accents; qu'un chaste amour s'allume pour toi; que l'âme
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1. Hymn. Ambros., Alterne rerum conditor.
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purifiée t'adore. Et quand l'obscurité profonde aura tout enseveli sous ses voiles, que notre foi resplendisse dans les ténèbres et illumine la nuit. Ne laisse pas s'endormir notre âme; c'est aux pécheurs qu'appartient le lourd sommeil. Pour nous, la foi vigilante tempère les vapeurs du repos. Délivrés de l'impure tyrannie des sens, que nos cœurs songent à toi, et que les ruses de l'ennemi nous laissent tranquilles à l'ombre de tes ailes 1 ! »
20.- La foule disciplinée, qui veillait et priait avec saint Ambroise, triompha, cette fois encore, de la malveillance de Justina. Le Samedi Saint eut lieu le baptême des catéchumènes. Si le chant solennel du Te Deum ne fut pas improvisé alors par l'évêque de Milan et l'un des nouveaux baptisés, il faut convenir que jamais circonstance plus solennelle ne se prêta à une inspiration de ce genre. Ambroise venait en effet de verser l'eau régénératrice sur la tête d'Augustin. Malgré les efforts de la critique moderne qui a tout voulu détruire, la tradition constante de l'Église a toujours rattaché l'origine du Te Deum à ce grand fait de l'histoire ecclésiastique. Pour notre part, nous maintenons la tradition, et nous déclarons qu'on n'a point encore produit d'arguments sérieux qui autorisent à l'abandonner. Augustin était né en 354, dans la petite ville de Tagaste, près de Madaure et d'Hippone, dans la Numidie (l'Algérie actuelle). Sa mère, sainte Monique, l'éleva dans la crainte de Dieu ; mais le naturel ardent du jeune homme le poussa dans la voie des plaisirs, qu'il savait allier à une passion de science insatiable. A vingt-huit ans, Augustin avait parcouru, aux applaudissements de ses maîtres, tout le cercle des connaissances humaines enseignées à cette époque. Il avait d'abord professé avec éclat la rhétorique à Carthage. Ses mœurs étaient celles des jeunes gens riches de son temps. Quand parfois le désir d'une vie plus digne d'un homme et d'un chrétien se faisait jour dans son âme, quand il se sentait disposé à sortir de l'ornière du vice, il demandait à Dieu de lui donner un cœur pur. Mais bientôt, effrayé par l'austérité apparente de la vertu, il se reprenait et ajoutait : « Plus tard!
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1 Hymn. Ambros., Deu* creator omnium»
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plus tard ! » Cependant sainte Monique voulait donner deux fois la vie à son fils bien-aimé et lui ouvrir les portes du ciel, comme elle lui avait ouvert celles du monde terrestre. Augustin répondait peu à la sollicitude maternelle. Comme pour éloigner davantage tout espoir de conversion, il venait de s'engager dans l'hérésie des Manichéens. Sainte Monique confiait ses angoisses à un pieux évêque d'Afrique, et le priait de travailler au salut de cette chère âme. «Allez, lui répondit l'homme de Dieu, il est impossible que le fils de tant de larmes périsse jamais! » La prédiction ne devait pas tarder à s'accomplir. Augustin passa en Italie et obtint la chaire de rhétorique de la ville de Milan. C'était le temps où saint Ambroise occupait tout l'univers de sa réputation d'orateur. Augustin voulut l'entendre. La suavité de cette parole douce et pénétrante, l'élégance, le nombre, la grâce de ces discours qui rappelaient dans la langue de Virgile tout l'atticisme de celle de Platon, firent la plus profonde impression sur l'âme du jeune professeur. Il n'avait d'abord fait attention qu'à la manière de dire; peu à peu, les idées captivèrent son esprit, et le fond l'emporta sur la forme. Sans renoncer encore aux passions qui dévoraient sa vie, il s'appliquait à l'étude de saint Paul, dont la sublimité plaisait à son avide intelligence. La grâce le poursuivait, à son insu, au milieu d'un cercle d'amis dont la société dissolue le faisait rougir, lui qui entretenait un commerce illégitime dans lequel il se piquait de garder une certaine fidélité. La grâce le poursuivait par des remords cuisants, des retours sur lui-même où il sentait sa faiblesse, en gémissait et demandait à Dieu la force de se vaincre. Dans un de ces moments d'impression extraordinaire, à la suite d'un entretien où l'on avait raconté la vie et les austérités de saint Antoine, il sortit brusquement et dit à Alypius, son ami : » Quoi! des ignorants nous ravissent le ciel; et nous, insensés! avec notre misérable science, nous voilà plongés dans la chair et le sang! » En prononçant ces paroles, il s’enfonça dans une allée déserte pour apaiser, au sein de la solitude l’orage qui troublait son cœur. C'était l'heure du triomphe de la grâce. Succombant à une émotion inconnue, il se prosterna en criant: « Jusques à quand. Seigneur, dirai-je donc toujours :
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Demain! Demain! Pourquoi ne serait-ce pas aujourd'hui? Pourquoi pas maintenant, à l'instant même? » Comme il parlait ainsi, il entendit une voix intérieure qui lui disait : «Prenez et lisez. » Un volume de saint Paul était à ses pieds ; il l'ouvrit au hasard et lut ce passage : « Sicut in die honeste ambulemus; non in comessationibus et ebrietatibus, non in cubilibus et impudicitiis, non in contentione et œmulatione, sed induimini Dominum Jesum Christum, et carnis curam ne feceritis in desideriis 1. » Toute sa vie passée, pleine de désordres, de passions, de désirs ambitieux, se déroula alors aux yeux de son esprit et lui apparut dans son horreur. Une lumière surnaturelle et irrésistible éclairait son intelligence, pendant que les charmes de la vertu ravissaient son âme. Augustin était converti. Le règne des sens était fini ; l'empire de la grâce commençait. Augustin quitta sa chaire de rhétorique, renonça aux espérances d'un riche mariage, à tout l'avenir que ses talents lui promettaient dans le monde. Il se retira dans une campagne voisine de Milan, avec sa mère, son fils nommé Adéodat, et quelques amis. Les traités Contre les Académiciens, du Bonheur, de l'Ordre, les Soliloques et de la Musique, furent composés dans cette retraite d'où l'illustre catéchumène ne sortit qu'à la Semaine Sainte de 386, pour recevoir le baptême des mains de saint Ambroise. Monique, l'heureuse mère, fut témoin d'une cérémonie qu'elle avait appelée par tant de vœux. Sa joie était partagée par le peuple entier qui faisait retentir les voûtes de l'église de chants d'actions de grâces.
21. La fête de Pâques ne fut point le terme de la captivité des fidèles de Milan. L'impératrice maintint encore pendant plusieurs jours sa garde de soldats armés. Ce fut alors que l'idée de consacrer solennellement la basilique surgit tout à coup au sein de la multitude. On suppliait l'archevêque de procéder à cette onction auguste. On lui demandait de le faire avec la même pompe qu'il avait déployée quelques années auparavant pour la dédicace de l'église des Apôtres, située près de la porte
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1.Rom., xn, 13, 14..
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Romana. « Nous voulons, lui disait-on, que la basilique Ambrosienne, bâtie par vous et qui perpétuera jusqu'à la fin des âges votre nom vénéré, n'ait rien à envier à aucune autre de nos églises, comme honneurs et comme magnificences! — « Mais, dit Ambroise, je n'avais point de reliques à déposer dans la nouvelle métropole. Depuis longtemps je demandais à Dieu de me faire connaître l'emplacement où avaient été inhumés, au temps de Néron, les deux jumeaux Gervais et Protais, les glorieuses prémices des martyrs de Milan 1. Toutes mes recherches avaient été inutiles. Néanmoins un secret pressentiment me faisait espérer qu'un jour le Seigneur exaucerait mes prières et mes veux. Je répondis au peuple que j'attendrais l'heure de la Providence2. » Cependant Justina donna subitement l'ordre aux soldats qui gardaient la métropole de se retirer. La foule en profita pour rentrer dans ses demeures et Ambroise lui-même put regagner son palais sans être inquiété. L'impératrice avait imaginé un autre moyen de s'assurer la victoire. Un scélérat, dont elle avait d'avance payé le crime, s'introduisit dans la maison épiscopale et jusque dans la chambre à coucher d'Ambroise. Une nuit, il s'approcha du lit où l'évêque dormait, et levant son glaive, il se disposait à frapper. Mais à ce moment, une paralysie soudaine arrêta le bras du meurtrier et lui causa une telle douleur qu'il poussa un cri formidable. On accourut; on saisit le malheureux. Il demandait pardon à Ambroise et le suppliait de le guérir; car son bras levé demeurait toujours immobile. L'homme de Dieu accueillit son repentir et ses larmes, lui donna sa bénédiction et le renvoya guéri 3.»
22. Quelques semaines après, un nouveau miracle vint attester aux yeux de la population milanaise la sainteté d'Ambroise. Gervais et Protais lui étaient apparus dans une vision et lui avaient révélé le lieu où reposaient leurs précieuses reliques. C'était dans un local dépendant de la basilique des saints Félix et Nabor. « Dès le lendemain, dit Ambroise, je fis entreprendre les fouilles. Toute
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1. Cf. tom. VI do cette Histoire, pag. 185. — 2. S. Ambros., Epist. sur. 3.Vila S. Ambros. a Paulino scripta, n» 20; Pair, lai., tom. S.1V, coJ. 34.
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p557 CHAP. V. — MAXIME ET LES PRISCILUAMSTES.
la ville se rassembla en ce lieu. Je n'étais pas sans une certaine inquiétude sur le résultat, et je priais avec ferveur. Enfin après une excavation qui dura une demi-heure, nous découvrîmes le sépulcre vénérable. A l'ouverture du cercueil, les ossements nous apparurent dans leur situation naturelle, en état parfait de conservation. Seulement la tête des deux martyrs avait été séparée du tronc par le glaive des bourreaux. Le fond du cercueil était encore rempli d'un sang coagulé, mais vermeil. » Des transports d'enthousiasme saluèrent la précieuse découverte. Un possédé du démon fut approché de la tombe sacré et fut délivré à l'instant même. Un aveugle recouvra subitement la vue, en portant à ses yeux un linge qui avait touché les saintes reliques. La translation se fit avec une pompe royale. La métropole Ambrosienne fut consacrée, et les corps de saint Gervais et de saint Protais y furent déposés le 18 juin 386, jour où l'on célèbre encore aujourd'hui la mémoire des deux martyrs. Cet événement produisit dans tout l'Occident une sensation immense. La glorification posthume des ossements des saints s'associait à celle d'Ambroise encore vivant. Les barbares eux-mêmes entendirent prononcer le nom de l'évêque de Milan comme celui d'un thaumaturge. Les Gaules adoptèrent dès lors le culte de saint Gervais et de saint Protais. Une église fut dédiée en leur honneur dans la cité de Lutèce ; un nombre considérable de paroisses les choisit pour patrons. Cependant l'impératrice Justina riait avec ses sourtisans de la prétendue découverte d'Ambroise. Il avait trouvé, disait-elle, dans l'église des saints Félix et Nabor, deux squelettes qu'il y avait d'avance fait placer à se fantaisie. Il avait payé deux mendiants pour jouer le rôle d'énergumène et d'aveugle ! Ces plaisanteries sacrilèges ne devaient pas durer longtemps.