Tome 24 p. 19
CHAPITRE XVI.
Les Platoniciens ont‑ils raison d'enseigner que les dieux du ciel, pour ne pas contracter de souillures terrestres, évitent le commerce des hommes; que c'est par l'entremise des démons que ces derniers obtiennent l'amitié des dieux?
1. Elle est contraire à la vérité, cette opinion de Platon qui, selon le même Apulée, affirme
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qu'aucun dieu ne communique avec les hommes. «Et c'est, dit‑il (APULÉE, du démon de Socrate), la principale marque de leur nature sublime de n'être souillée par aucun contact avec les hommes. » Il avoue donc que les démons sont souillés par ce contact; et alors comment peuvent-ils purifier ceux dont le commerce les souille eux‑mêmes? Ne sont‑ils pas, les uns et les autres, également impurs, les démons par leurs communications avec les hommes, et ces derniers par le culte qu'ils rendent à ces démons? Que si ceux‑ci peuvent se mêler aux hommes et communiquer avec eux sans contracter de souillures, ils sont donc meilleurs que les dieux que souillerait cette communication? En effet, on atteste que le privilége des dieux, c'est d'être tellement élevés au‑dessus de la nature humaine, qu'ils ne peuvent être souillés par le contact des hommes. Quant au Dieu souverain, créateur de toutes choses, celui que nous nommons le vrai Dieu, Apulée écrit que, selon Platon, il est le seul au‑dessus de toute expression, et dont la faiblesse du langage humain ne saurait donner même une représentation imparfaite; à peine les sages, quand un effort vigoureux de l'âme les a autant que possible détachés du corps, peuvent‑ils avoir de ce dieu une idée, lumière pure qui brille dans leur âme aussi rapide que l'éclair, qui sillonne les plus profondes ténèbres. (APULÉE, Ibid.) Si donc, ce Dieu vraiment maître et souverain, brillant, bien que rarement, et comme la vive lumière d'un rapide éclair, brillant, dis‑je, par une sorte de présence inte11igible, devient, sans contracter de souillure, présent à l'âme du sage, qui, autant que possible, s'est dégagée du corps, pourquoi placer ces dieux si loin et dans un séjour si élevé, dans la crainte qu'ils ne soient souillés par le commerce des hommes? Ne suffit‑il pas de voir seulement ces corps célestes, dont la lumière éclaire la terre autant qu'il en est besoin. Or, si les astres, que ce philosophe appelle tous des dieux visibles, ne sont point souillés par les regards des hommes, ces mêmes regards ne sauraient donc souiller les démons même en les voyant de plus près? Mais peut‑être est-ce la parole des hommes qui flétrit cette pureté des dieux, que le regard ne saurait ternir, et c'est pour cela sans doute que les démons sont établis comme des intermédiaires pour leur transmettre cette parole, et les sauvegarder ainsi de toute souillure! Parlerai‑je des autres sens? Mais quand les dieux eux‑mêmes seraient présents, ils ne pourraient être souillés par l'odorat, puisque les démons si rapprochés de nous ne le sont ni par les émanations qu'exhalent les corps vivants, ni par les odeurs infectes répandues par les cadavres immolés sur leurs
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autels? Quant au goût, ils ne sont point soumis à la nécessité de soutenir une nature mortelle, et la faim ne les force pas à demander des aliments aux hommes. Le toucher est en leur pouvoir. Quoique le contact appartienne particulièrement au sens du toucher, quelle nécessité les presse d'avoir ce contact? ne peuvent‑ils pas, s'ils le veulent, dans leur commerce avec les hommes, se borner à voir et à être vus, à entendre et à être entendus. Satisfaits de jouir de la présence et de l'entretien des dieux, les hommes n'oseraient aspirer à ce contact; que s'ils poussaient la témérité jusque‑là, comment pourraient‑ils toucher un dieu ou un démon malgré lui, eux qui ne peuvent toucher un moineau à moins de l'avoir rendu captif.
2.Les dieux pourraient donc se mêler corporellement aux hommes, les voir et en être vus, leur parler et les entendre. Et, comme je l'ai dit, si ce commerce avec les hommes souillait les dieux, tandis qu'il laisse purs les démons, il faudrait dire alors que ces derniers sont exempts d'un défaut, qui appartient aux premiers. Si au contraire les démons eux‑mêmes sont souillés par ce contact, de quelle utilité peuvent‑ils être aux hommes pour leur procurer cette vie heureuse, qui doit suivre la mort? Souillés eux‑mêmes, peuvent‑ils donner à ceux dont ils sont les médiateurs cette pureté qui doit les réunir aux dieux purs? Et s'ils sont incapables de procurer aux hommes ce bienfait, à quoi donc peut servir leur médiation amicale? Serait‑ce pour que les hommes au sortir de cette vie, au lieu de se réunir aux dieux par l'entremise des démons, restent au contraire conjointement souillés avec eux, et par conséquent misérables avec eux? Peut‑être dira‑t‑on que ces démons sont comme des éponges qui absorbent les souillures des hommes, et qu'ils deviennent d'autant plus sales qu'ils les ont mieux purifiés. S'il en est ainsi, les dieux, qui pour rester purs évitent le voisinage et le commerce des hommes, ne répugnent donc pas au contact plus impur des démons? Mais peut-être que les dieux peuvent purifier les démons souillés par le commerce des hommes, et qu'ils n'ont pas la même puissance à l'égard de ces derniers? Qui donc, à moins d'être abusé par la malice perfide des démons, oserait avoir de telles pensées? Quoi! si l'on est souillé pour voir ou pour être vu, ne sont‑ils pas vus par les hommes ces astres, flambeaux du monde, et les autres corps célestes qu'Apulée appelle des dieux visibles? Les démons qui ne peuvent être visibles que s'ils y consentent, sont donc plus que les dieux à l'abri de ces souillures? Que si ce qui rend impur, c'est de voir et non d'être vu, alors ces philosophes doivent nier que les hommes soient vus par ces astres étincelants, que cependant ils appellent des dieux, lorsqu'ils répandent leurs
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rayons. Pourtant ces rayons éclairent les choses les plus viles sans perdre leur pureté, et les dieux seraient souillés s'ils avaient commerce avec les hommes, quand même pour les secourir le contact serait nécessaire! Et de fait, la terre est touchée par les rayons du soleil et de la lune, sans que pour cela la pureté de leur lumière soit flétrie.
CHAPITRE XVII.
Pour obtenir la vie bienheureuse, les hommes avaient besoin d'un médiateur tel que Jésus-Christ, et non tel que le serait un démon.
Que je suis étonné de voir des hommes aussi instruits, professant que les choses corporelles et sensibles ne sont rien en comparaison des choses immatérielles et intelligibles, parler de contact corporel, lorsqu'il s'agit de la vie bienheureuse. Que font‑ils de cette parole de Plotin disant : « Il faut fuir vers la patrie bien‑aimée; là est le Père, là sont tous les biens. Quel navire, ajoute‑t‑il, quel chemin peut y conduire? La ressemblance avec Dieu. » Si donc plus on ressemble à Dieu plus aussi on s'en rapproche, une seule chose nous en sépare, notre dissemblance avec lui. Or plus notre âme s'attache aux objets temporels et périssables, et plus elle s'éloigne de ce dieu incorporel, éternel et immuable. Pour guérir cette âme, il faut un médiateur, car nul rapport ne peut exister entre la pureté immortelle qui habite au ciel, et les choses périssables et impures qui se trouvent ici‑bas. Ce médiateur ne doit point par un corps immortel se rattacher à l'ordre supérieur, et à l'ordre inférieur par une âme malade et sujette à nos infirmités, autrement il serait plus disposé à envier notre guérison qu'à la procurer; non, il faut qu'associé à nos misères par un corps périssable, il possède une sainteté immortelle de l'âme; que par cette glorieuse ressemblance, et non par la distance des lieux, il demeure uni aux gloires de la divinité, et qu'ainsi il prête à notre purification et à notre délivrance un secours véritablement divin. Loin de ce dieu, la pureté par essence, la crainte de se souiller en s'unissant à la nature humaine, ou en vivant comme homme au milieu des bonimes. Son Incarnation nous a donné ces deux enseignements salutaires et importants : que le vrai dieu ne contractait point de souillure en revêtant notre chair, et qu'il ne fallait pas croire
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les démons meilleurs que nous, bien qu'ils n'eussent point un corps charnel. C'est lui qui, selon la parole de la Sainte‑Écriture, est « Jésus‑Christ, homme médiateur entre Dieu et les hommes. » (I. Timoth. ii, 5.) Mais ce n'est pas ici le lieu de parler, comme je voudrais le faire, de la divinité qui le rend toujours égal à son Père, et de la nature humaine par laquelle il est devenu semblable à nous.
CHAPITRE XVlll
La perfidie des démons, tout en promettant de conduire les hommes à Dieu, ne cherche qu'à les éloigner du chemin de la vérité. Mais les démons, ces médiateurs perfides, bien que plusieurs manifestations de leurs esprits impurs les montrent pervers et misérables. cherchent cependant, aidés par les lieux qu'ils occupent et par la subtilité de leurs corps, à détourner et à empêcher le progrès des âmes; loin de nous aider à monter vers Dieu, ils nous écartent de la voie qui doit nous y conduire. En effet, ce n'est point par une hauteur mesurable, mais par une élévation spirituelle, par la ressemblance de l'âme, que nous devons monter vers Dieu, et cette voie corporelle, où la justice ne sert pas de guide, est trompeuse et pleine d'erreurs : N’est-ce pas dans cette voie corporelle, qui, suivant les défenseurs des démons, est disposée selon la hauteur des éléments, que, sont placés ces esprits aériens comme médiateurs entre les hommes d'ici‑bas et les dieux du ciel; n'enseignent‑ils pas d'un autre côté que la principale prérogative des dieux, c'est de ne pouvoir, à raison de l'immense intervalle qui les sépare des hommes, être souillés par le contact de ces derniers. Ils pensent donc, que les démons contractent plutôt les souillures de la nature humaine qu'ils ne sont capables de la purifier, et que les dieux eux‑mêmes subiraient ces flétrissures, si une grande distance ne les en préservait. Qui donc serait assez malheureux pour se croire purifié dans une voie, où ces philosophes nous disent que les hommes communiquent leurs souillures, que les démons les contractent et que les dieux eux‑mêmes sont susceptibles de les subir! Ah! choisissons plutôt celle où l'on ne rencontre point les démons impurs, où les hommes sont purifiés par le Dieu de toute sainteté, et introduits par lui dans la société incorruptible des anges.
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CHAPITRE XIX.
Le nom de démons pris en mauvaise part même par ceux qui les adorent.
Mais pour ne pas paraître disputer sur les mots, puisque quelques‑uns de ces adorateurs des démons, parmi lesquels se trouve Labéon, prétendent que quelquefois ces démons sont appelés anges par d'autres auteurs, il me semble devoir dire ici quelques mots au sujet des bons anges. Les Platoniciens ne nient pas l'existence de ces esprits, mais ils aiment mieux les appeler de bons démons que leur donner le nom d'anges. Pour nous, nous voyons bien par le langage de l'Écriture, qui est la règle de notre foi, qu'il y a des anges bons et mauvais ; mais nulle part elle n'enseigne qu'il y ait de bons démons. Partout où le mot démon se rencontre, il désigne des esprits mauvais. Du reste, ce sens est tellement admis que, même chez les peuples païens, qui prétendent qu'on doit adorer plusieurs dieux et aussi les démons, il n'y a presque aucun homme, fut‑il savant et érudit, qui oserait dire comme un éloge à un simple serviteur : Tu as un démon avec toi. Quel que soit l'homme auquel ces paroles seraient adressées, elles seraient certainement prises pour une injure. Puisque presque tout le monde prend en mauvaise part ce nom de démon, quelle raison nous oblige à de plus longues explications sur ce point. Ne pouvons-nous pas, en employant le terme d'ange, échapper à toute signification équivoque.
CHAPITRE XX.
Quelle science rend les démons orgueilleux.
Cependant si nous consultons nos livres saints, l'origine même de ce nom de démon mérite d'être connue. Ils ont reçu cette dénomination, qui vient de la langue grecque, en raison de leur science (1). Or l'Apôtre inspiré par l'Esprit‑Saint a dit : (( La science enfle, mais la charité édifie. » (I. Cor. viii, 1.) Ce qui montre avec évidence que la science n'est utile que lorsque la charité l'accompagne; sans cette dernière, elle gonfle le cœur et le remplit en quelque sorte de la bouffissure d'un vain orgueil. Or, chez les démons, la science existe sans la charité; c'est pourquoi il sont tellement orgueilleux, tellement gonflés par la superbe,
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(1) Platon (in Cralilo) dit que daimône vient
daèmone, qui signifie habile., hadroit, savant. (Voy. Lactance, Liv. 11).
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qu'ils se sont fait rendre, et se font rendre encore tous les jours, autant qu'ils le peuvent, par les hommes qu'ils séduisent, les bonneurs divins et le culte religieux, qu'ils savent n'être dus qu'à Dieu seul. Quelle est la puissance de l'humilité du Dieu, qui a paru parmi nous sous la forme d'esclave, pour anéantir cette superbe des démons sous lesquels le genre humain était justement asservi, c'est ce que ne peuvent comprendre ces hommes tout bouffis d'une arrogance impure, et ressemblant aux démons non par leur science mais par leur orgueil.
CHAPITRE XXI.
De quelle manière le Seigneur a voulu être connu des démons.
Quant aux démons, ils le savent si bien, qu'ils disaient au Seigneur revêtu de la faiblesse de notre chair : « Qu'y a‑t‑il de commun entre nous et toi, Jésus de Nazareth? Es‑tu venu nous perdre avant le temps? » (Marc, 1, 24; Matth. viii, 29.) Parole qui montre clairement qu'ils avaient la connaissance de ces grands mystères, mais qu'ils n'avaient point la charité. En effet, ils craignaient d'en recevoir leur châtiment, mais ils n'aimaient pas la justice qui était en lui. Or, il s'est manifesté à eux autant qu'il l'a voulu, et il l'a voulu autant qu'il le fallait. Ils ne l'ont pas connu comme les saints anges, qui jouissent de son éternité bienheureuse, en tant qu'il est Verbe de Dieu ; mais il s'est révélé à eux pour leur inspirer la terreur, puisqu'il venait par sa puissance arracher à leur pouvoir tyrannique ceux qui étaient prédestinés à son royaume, à cette gloire toujours vraie et vraiment éternelle. Il s'est donc manifesté aux démons non en tant qu'il est la vie éternelle, la lumière incorruptible qui éclaire les justes, lumière qui, par la foi en ce Sauveur purifie les cœurs; mais par certains effets passagers de sa puissance, et par des signes de sa présence cachée, qui pouvait être plus sensible à la nature angélique de ces esprits mauvais, qu'à l'infirmité humaine. Car enfin, lorsqu'il a jugé convenable de supprimer pour un instant ces signes, et de mieux voiler ce qu'il est, le prince des démons a douté de lui, et voulant savoir s'il était le Christ, il l'a tenté (Matth. iv, 3); mais il ne l'a tenté qu'autant qu'il l'a permis; le Christ fait homme voulant ainsi nous offrir un exemple au milieu des tentations. Quand après cette tentation, les anges, ainsi qu'il est écrit, c'est‑à‑dire les anges bons et saints, et par cela même terribles et redoutables aux esprits impurs, s'avancèrent pour le
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servir, les démons apprirent de plus en plus à connaître sa grandeur; quoique revêtu d'une chair infirme et méprisable, il ordonnait et nul n'osait lui résister.
CHAPITRE XXII.
Différence entre la science des saints anges et celle des démons.
Aussi au regard des bons anges, toute cette science des choses matérielles et périssables, qui rend les démons si vains, paraît vile et méprisable. Ce n'est pas qu'ils en soient privés; mais parce que l'amour de Dieu qui les sanctifie leur est beaucoup plus cher; en comparaison de la bonté éternelle et ineffable de celui dont le saint amour les enflamme, ils méprisent tout ce qui est au‑dessous de lui, tout ce qui n'est pas lui, sans en excepter eux‑mêmes, afin de jouir par tout ce qui les rend bons de ce bien suprême, source de leur bonté. Par là même, ils connaissent avec plus de certitude toutes ces choses temporelles et passagères, parce qu'ils en voient la raison fondamentale dans le Verbe de Dieu par lequel le monde a été créé, raison qui approuve les unes, réprouve les autres. mais qui les ordonne toutes. Les démons ne voient pas dans la sagesse de Dieu ces causes éternelles et fondamentales des événements temporels, mais à l'aide de certains signes qui nous échappent, leur expérience plus grande que celle des hommes, pénètre bien plus loin que nous dans l'avenir. Parfois aussi, c'est ce qu'ils ont dessein de faire qu'ils prédisent. Enfin, ils se trompent, souvent, et les anges jamais. C'est autre chose en effet de conjecturer des choses temporelles et muables, d'après ce qui est également soumis aux temps et aux changements, et d'y mêler quelques effets également temporaires et muables de sa volonté et de sa puissance, ce qui parfois est permis au démon; c'est autre chose aussi de prévoir les changements des événements temporels dans les lois éternelles et immuables de Dieu, toujours vivant dans sa sagesse; de connaître, par la participation à l'esprit divin, la volonté de Dieu aussi infaillible qu'elle est puissante. Une juste disposition de la Providence a accordé ce privilége aux saints anges. Ils ne sont pas seulement éternels, mais ils sont aussi bienheureux. Le bien qui fait leur félicité, c'est le Dieu qui les a créés. Ils jouissent de son propre bonheur et s'énivrent de sa contemplation.
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CHAPITRE XXIII.
C'est à tort que les païens appelle dieux les démons; cependant, souvent l'Ecriture applique ce nom aux saints Anges et aux hommes justes.
1. Si les Platoniciens aiment mieux appeler ces anges des dieux que des démons, et les mettre au nombre de ceux qui, selon Platon leur maître, ont été créés par le Dieu suprême; j'y consens, car je ne veux pas leur faire une querelle de mots. Et de fait, s'ils prétendent qu'ils sont immortels et bienheureux, en ce sens toutefois, qu'ils sont les créatures du Dieu sonverain, et que leur félicité consiste à lui demeurer unis, ils sont d'accord avec nous, quelque différence qu'il y ait dans la manière de s'exprimer. Que tel soit le sentiment de tous les Platoniciens ou du moins des plus habiles, leurs écrits en font foi. Ce qui fait qu'il n'y a entre eux et nous presque aucun désaccord, lorsqu'ils appellent dieux des créatures immortelles et bienheureuses, c'est que nos saintes Écritures les désignent elles‑mêmes sous ce titre. Nous y lisons:(( Le Seigneur, Dieu des dieux, a parlé. » (Ps. XLIX, 1.) Et ailleurs : « Rendez gloire au Dieu des dieux. » (Ps. cxxxv, 2.) Et encore : « Roi puissant sur tous les dieux. » (Ps. xciv, 3) Quant à ce passage : « Il est terrible sur tous les dieux » (Ps. xcv, 4), ce qui suit explique dans quel sens il faut l'entendre. Voici, en effet, le verset suivant : « Car tous les dieux des nations sont des démons; mais c'est le Seigneur qui a fait les Cieux. » Le Psalmiste a dit sur tous les dieux, mais sur les dieux des nations, c'est‑à‑dire sur ceux que les nations considèrent comme tels, et qui ne sont que des démons. Aussi, il est terrible pour ces derniers, et c'est sous l'impression de cette terreur qu'ils disaient au Seigneur: «Es‑tu venu pour nous perdre?» (Marc. 1, 211.) Mais quand il est dit: « Le Dieu des dieux, » on ne peut pas comprendre qu'il s'agisse du Dieu des démons, et gardons‑nous bien d'entendre ces paroles : « Roi puissant sur tous les dieux, » comme s'il s'agissait encore ici de ces esprits mauvais. L'Écriture sainte donne aussi ce nom à quelques hommes du peuple de Dieu : « J'ai dit: vous êtes des dieux; vous êtes tous les fils du Très‑Haut. » (Ps. LXxxi, 6.) On peut comprendre que c'est au sujet de ces dieux qu'il est appelé le « Dieu des dieux, » et qu'il est le roi puissant sur ces dieux, lorsqu'on le nomme : « Roi puissant sur tous les dieux. »
2. Cependant, dira‑t‑on, si l'on appelle dieux ces hommes, parce qu'ils appartiennent à un peuple auquel Dieu a parlé, soit par les Anges,
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soit par les hommes, combien plus doit‑on donner ce titre aux esprits immortels qui jouissent de cette béatitude, à laquelle les hommes aspirent en servant Dieu? Que répondre, sinon que ce n'est pas sans raison que la sainte Écriture a donné le nom de dieux aux hommes plus clairement qu'aux esprits immortels et bienheureux, auxquels nous devons, selon la promesse de Dieu, devenir semblables au jour de la résurrection. Elle l'a fait de peur que notre faiblesse, frappée de leur excellence, ne tombât dans l'infidélité, en cherchant quelque dieu parmi eux; ce qui est facile à éviter parmi les hommes. Les hommes du peuple de Dieu ont du être appelés dieux plus clairement, afin que leur foi fût confirmée, et qu'ils fussent assurés que celui qui s'appelait le Dieu des dieux, était réellement leur Dieu. En effet, bien que les esprits bienheureux et immortels qui babitent les Cieux, reçoivent parfois le titre de dieux, jamais ils n'ont été appelés les dieux des dieux, c'est‑à-dire les dieux de ces hommes choisis dans le peuple élu, auxquels s'adresse cette parole : « Je l'ai dit : vous êtes des dieux; tous vous êtes les fils du Très‑Haut. » (Ps. LXXXI, 6.) De là, ces mots de l'Apôtre : «Encore que plusieurs soient appelés dieux au ciel et sur la terre, et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, nous n'avons cependant qu'un seul Dieu, le Père, qui a créé toutes choses et dans lequel nous subsistons; nous n'avons qu'un seul Seigneur, Jésus‑Christ, par lequel toutes choses ont été faites et nous‑mêmes par lui. » (I. Corinth. viii, 5.)
3. Dans une chose si claire et qui ne permet pas le moindre doute, il n'est pas nécessaire de disputer plus longtemps sur un nom. Mais lorsque nous disons que les Anges, par lesquels Dieu annonce aux hommes sa volonté, sont du nombre de ces esprits immortels et bienheureux, ces philosophes ne s'accordent plus avec nous. Ils pensent que ce rôle est rempli, non par ces esprits immortels et bienheureux qu'ils appellent dieux, mais par des démons, qu'ils veulent bien reconnaitre immortels, sans oser leur accorder la félicité. Ou du moins, s'ils sont immortels et bienheureux, ce ne sont pourtant que de bons démons et non pas des dieux habitant le ciel, et éloignés à une immense distance du contact des hommes. Quoiqu'il semble n'être question ici que d'une dispute de mots, toutefois, le nom de démons est tellement odieux, que nous devons faire tous nos efforts pour le rejeter lorsqu'il s'agit des saints Anges. Concluons donc, pour terminer ce livre, que ces esprits immortels et bienheureux, simples créatures, sous quelque nom qu'on les désigne, ne peuvent être des médiateurs capables de procu-
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rer aux misérables mortels, la béatitude éternelle; car ils n'ont de commun avec eux, ni la mortalité ni la misère. Quant à ces autres médiateurs reliés à l'ordre supérieur par l'immortalité et à l'ordre inférieur par leur misère comme cette dernière est une punition de leur malice, qui les a privés de la béatitude, ils sont plus disposés à nous envier la félicité qu'à nous la procurer. Les défenseurs des démons n'ont donc aucun motif convenable pour nous déterminer à invoquer le secours de ces esprits, que nôus devons plutôt éviter comme trompeurs et perfides. Quant à ces esprits bons, et par conséquent, non‑seulement immortels, mais bienheureux, que, selon eux, nous devons honorer comme des dieux par des cérémonies et des sacrifices, afin d'être conduits par leur intermédiaire à la vie bienheureuse, nous allons, avec l'aide de Dieu, montrer dans le livre suivant, que ces esprits, quels qu'ils soient, sous n'importe quel nom on les désigne, ne veulent pas que ces hommages religieux soient rendus, sinon au Dieu unique, qui les a créés, et dont la possession forme leur béatitude.
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