Darras tome 12 p. 278
§ VII. Le Pélagianisme.
80. Parmi les émigrés que l'invasion d'Alaric avait chassés de Rome et amenés à Carthage, se trouvait un hérésiarque alors inconnu, dont les erreurs étaient destinées à un immense retentissement. Il se faisait appeler Pélage (Pélagios, homme de mer), traduction grecque du nom celtique Morgan , qu’il avait reçu des
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1 S. August., Episl. cli, loc. ciS.
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Scots, parmi lesquels il était né. On ne sait quelle partie de la Grande-Bretagne habitaient ses parents. Les uns le font originaire de l'Hibernie (Irlande); d'autres, de la Scotie (Ecosse); d'autres enfin placent son berceau près du monastère de Bangor, déjà fondé à cette époque dans l'Angleterre proprement dite, au pays de Galles. Quoi qu'il en soit, Pélage était moine (monachus), sans appartenir toutefois à aucun degré de la cléricature. Sa biographie nous est beaucoup moins connue que sa doctrine. On place d'ordinaire sa naissance entre l'an 330 et 360 de notre ère. « Au physique, dit saint Jérôme, c'était un cyclope, car il avait perdu un oeiI ; une sorte de géant difforme, engraissé par la bouillie d'avoine dont se nourrissent les Scots 1. » Orose, qui eut aussi l'occasion de le voir en Palestine, ajoute quelques traits moins flatteurs encore à cette étrange physionomie. Il nous apprend que le moine breton, eunuque de naissance, avait la gloutonnerie des barbares ses aïeux, que sa face rebondie et luisante, fièrement étalée sur de larges épaules, devait son embonpoint à l'usage immodéré des viandes et du vin. « Ce Goliath, ajoutait-il, se sait bon gré de sa taille gigantesque; il la rehausse par l'éclat de riches vêtements; il cherche la perfection d'une vie sans tache au milieu des festins et d'une oisiveté de sybarite 1. » Sous cet extérieur grotesque, se cachait pourtant un véritable génie de subtilité et de profondeur. C’est saint Augustin qui lui rend ce témoignage. II parlait assez purement le grec, un peu moins facilement le latin, mais bien que son élocution fût embarrassée et lourde, elle était cependant forte et persuasive. Son style, quoique dépourvu d'élégance, entraînait par l'enchaînement logique des idées, par une argumentation grave et simple. Il paraissait peu familiarisé avec l'étude des auteurs-profanes. Sauf la philosophie de Zénon qu'il s'était appropriée au point d'en faire la base de son christianisme, il manquait d'érudition littéraire. Mais en se concentrant tout entier sur l'Écriture sainte, son esprit avait en quelque sorte doublé sa puissance d'exégèse. Heureux s'il eût mis au service de la vérité des facultés intellectuelles
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1 S. HierODym., Comment, in Jerem., lib. III, prol. — 2. Orosias, Apolog. d* arbitra libertate, cap. xvi.
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si riches et si vigoureuses! L'erreur à laquelle Pélage attacha son nom ne fut cependant pas son œuvre propre 1. Il en est des hérésies comme des fleuves; leur source circule sourdement dans les entrailles de la terre, ou dans celles de l'histoire, avant de jaillir à la lumière du jour. En quittant les monastères de la Grande-Bretagne pour se rendre à Rome, vers l'an 380 2, Pélage n'avait pas même l'idée de la doctrine qu'il devait rendre si fameuse. Le but de son voyage était-il un simple pèlerinage de dévotion, un besoin d'étude, ou la poursuite de quelques ambitieux projets? Nous ne le savons. Ce qui est certain, c'est qu'il cachait soigneusement alors les vices dont il devait plus tard donner le spectacle. Saint Jérôme l'avait connu à cette époque, et s'était fait une haute idée de sa piété et de sa vertu 3. Saint Paulin de Nôle l'estimait comme un digne serviteur de Jésus-Christ4. Sa vie était aussi mortifiée et austère qu'elle devint plus tard sensuelle et relâchée. On racontait des merveilles
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1 C'est à tort que M. A. Thierry, enthousiaste de Pélage, s'écrie : « Le philosophe Hibernien s'était adressé de prime-saut au problème le plus ardu, le plus effrayant de tous ceux qui touchent à la destinée humaine, le problème du libre arbitre en face de Dieu. — D'où vient le mal sur la terre ? L'homme qui peut le mal ne peut-il pas aussi le bien, et s'il dépend de lui de se perdre, manque-t-il de puissance pour se sauver? — Telles sont les questions formidables que Pélage vint jeter au sein du christianisme et qu'il résolvait par l'affirmative: « Oui, l'homme est libre; il lui appartient et n'appartient qu'à lui qu'il soit ici-bas méchant ou bon, dégradé ou parfait ; sa damnation et son salut sont également dans ses mains. » (A. Thierry, S. Jérôme, lom. Il, p ig. 214.) Outre que Pélage n'a jamais formulé ses idées sur la grâce de ce ton de rationaliste révolté, il est certain que de «prime-saut » Pélage ne songeait point au pélagianisme, et qu'il reçut sa doctrine toute faite par l'intermédiaire d'un prêtre de Syrie, Rufin, venu à Rome vers l'an 400.
2. Saint Jérôme [Comment, in Jeremiam, lib. IV, prol.; Pair, lat., tom. XXIV, coi.. 795) nous apprend qu'il avait eu autrefois des relations d'estime et d'amitié avec Pélage, avant que celui-ci eût commencé son rôle d'hérésiarque. Ces relations n'avaient pu s'établir qu'à Rome, lorsque le saint docteur exerçait les fonctions de secrétaire du pape Damase (366-384). On se rappelle que Jérôme, l'année qui suivit la mort de ce nape (385), s'embarqua pour la Palestine et ne remit plus jamais la pied en Occident. (pf. tom. X de cette Histoire, p.ig. 533.)
3. S. Hiéronym., Comment, in Jcern., loc. CfU— * S. AngUSt., Epist. CLIXItI, tel Paulinum, a" l; Patr. tut., t. XXXIIi, coL. 816.
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de son désintéressement. Il avait vendu tous les biens qu'il possédait dans sa patrie, pour en distribuer le prix aux pauvres. Une circonstance particulière vint mettre le comble à sa réputation. Deux jeunes romains, Timasius et Jacobus, touchés par ses exhortations et ses exemples, renoncèrent au monde et se consacrèrent au service de Dieu 1.
81. Rien jusque-là ne dénotait le futur hérésiarque. Mais, vers l'an 400, Pélage vit arriver à Rome un prêtre de Syrie, nommé Rufin, différent de l'homonyme d'Aquilée dont nous ayons précédemment raconté les luttes avec saint Jérôme. Le Syrien était disciple et ami du célèbre Théodore, converti autrefois par saint Chrysostome, et devenu ensuite évêque de Mopsueste en Cilicie. Depuis la condamnation de Paul de Samosate par le concile d'Antioche (2G9)1, la Syrie était le foyer d'une erreur issue de l'arianisme, qui consistait à dire que le Christ, en tant qu'homme, avait par ses mérites et ses œuvres extraordinaires obtenu une grâce de perfection telle que le Verbe s'était uni à sa personne et l'avait ainsi divinisé. Vingt fois réfutée par les docteurs et les pères de l'Église, cette notion erronée du mystère de l'incarnation se maintenait cependant à l'état d'enseignement occulte. Ce qui lui donnait tant de crédit sur les âmes était la conséquence que Paul de Samosate en avait tirée, savoir que tous les hommes, en qualité de frères de Jésus-Christ, sont capables par leurs mérites et leurs œuvres propres d'atteindre à un état de perfection relativement aussi absolu que celui auquel le Christ s'était élevé. Théodore de Mopsueste, écrivain d'une fécondité prodigieuse, puisqu'on porte à dix mille le nombre de ses ouvrages, n'avait pas autant de jugement que de facilité. Condisciple et ami de saint Chrysostome, il laissa une réputation de piété et de vertu que personne ne songea à contester de son vivant. Il n'en est pas de même de sa doctrine, qui fut plus tard solennellement anathématisée. Dans le fait, Théodore de Mopsueste fut en Orient le précurseur de Nestorius, et en Occident le véritable père du pélagianisme. Élargissant
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1. Tillemont, Mémoires pour servir à l'Hist. ecclés., tom. XIII, pag. 564. »Cf. tom. VIII de cette Histoire, p. 462.
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la donnée de Paul de Samosate, il renversait par la base le dogme catholique de l'incarnation. « Si le Christ en tant qu'homme, disait-il, a pu s'élever jusqu'à Dieu par les seules forces de sa nature, cette nature n'était donc point altérée ni corrompue par le péché originel. On s'est donc trompé jusqu'ici en croyant que la transgression d'Adam et d'Eve, transgression toute personnelle, pouvait s'étendre à leur race. Nos premiers parents seuls en ont été responsables; seuls ils en ont été punis. » En conséquence, Théodore de Mopsueste n'admettait pas que le but de l'incarnation eût été la rédemption de l'humanité déchue, mais seulement un secours nouveau à ajouter aux forces naturelles de l'homme. Dans son système, la mort n'était point la suite du péché. Adam et Eve avaient été primitivement créés mortels, et leur transgression n'avait causé pour eux que la mort de l'âme. C'est dans ce sens qu'il interprétait la parole de l'Épître aux Romains : Sicut per unum hommem peccatum introvit in hunc mundum, et per peccatum mors, et ita in omnes homines pertransivit. L'Apôtre, dans ce passage, semblait avoir d'avance condamné l'erreur de Théodore de Mopsueste et celle des pélagiens, ses futurs disciples. Mais ceux-ci répondaient : « Il est très-vrai, selon le mot de saint Paul, que le péché est entré dans le monde par la prévarication d'un seul homme, puisqu'Adam fut le premier à commettre le péché inconnu avant lui sur la terre. Il est très-vrai que cette prévarication causa spirituellement chez ses auteurs, Adam et Eve, la mort de l'âme. Il n'est pas moins vrai que le péché et la mort spirituelle de l'âme, qui en est la conséquence, se perpétuèrent par imitation chez ceux qui, à l'exemple de nos premiers parents, violèrent la loi divine. Mais il est faux que la transgression d'Adam ait constitué pour sa postérité une faute d'origine, un péché imputable à toute la race. En vingt endroits de l'Écriture, l'Esprit-Saint nous enseigne que les fautes sont personnelles, et que l'innocent ne saurait être puni pour le coupable. Le péché originel n'existe donc pas1. » Tel était le système de l'évêque de Mop-
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1. Mnrius Mercator, Liber subnotationum, prsefat.; Pair, iat., tom. XLV1II, col. 110-112.
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sueste. On peut s'étonner qu'une doctrine si diamétralement opposée à la foi catholique n'ait pas éveillé plus tôt l'attention de l'épiscopat d'Orient sur son auteur. Il paraît que Théodore évitait soigneusement de se compromettre en public par de semblables théories. Ses sermons n'en présentaient aucune trace. Il avait eu dans sa jeunesse l'occasion de prêcher à Constantinople, en présence de Théodose le Grand qui avait goûté son éloquence. Depuis lors sa réputation d'orateur était établie : jusqu'à son dernier jour, il la conserva intacte. Toutes les grandes villes de l'Asie l'entendirent successivement, sans que le moindre soupçon sur son orthodoxie ait traversé l'esprit de ses auditeurs. Mais il déposait dans ses ouvrages le venin caché de ses funestes doctrines. Perdu dans un ensemble de dix mille volumes qui sortirent de sa plume, on ne le découvrit qu'après la mort de l'auteur. Moins discret avec ses disciples et ses familiers, Théodore se faisait volontiers dans l'ombre chef d'école. Nestorius puisa directement à cette source l'hérésie qu'il devait propager plus tard avec tant d'éclat. Le prêtre Rufin, intermédiaire obscur, fut le trait d'union entre l'évêque de Mopsueste et Pélage. Des conférences s'établirent à Rome entre le prêtre syrien et le moine breton. Ce fut ainsi que Pélage devint hérésiarque.
82. Une double affinité inclinait sa pensée et son cœur vers les doctrines que le disciple de Théodore de Mopsueste lui révélait. « L'homme, dit M. Poujoulat, éprouve de la joie à se grandir lui-même ; il lui plaît de faire illusion à sa faiblesse par l'énergie de sa volonté. Il nous en coûte tant de confesser notre infirmité, notre impuissance, la stérilité de la plupart de nos efforts! Les jours de l'homme sont comme de perpétuelles funérailles de nobles désir; et de beaux élans. Le corps abat la sublimité de nos pensées, dit Bossuet1, et nous attache à la terre, nous qui ne devrions respirer que le ciel 2. » La philosophie stoïcienne de Zenon avait été une réaction de l'orgueil païen contre la faiblesse native de l'homme. En exagérant à plaisir la force de volonté avec laquelle nous
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1. BoiSueL Traité de la concupiscence, chap. il. — s PoujouUL, llisi. de saint Auyuitin, tom. Il, pag. : j.
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pouvons combattre nos passions, le stoïque prétendait que nous avons la faculté de les anéantir toutes, et d'atteindre cet état triomphant qu'il nommait la délivrance de toutes les passions (anatheia), le magnifique privilège de l'impeccabilité (anamartèsia) 1. Réduites en apophtegmes dans le « Manuel » d'Épictète, éloquemment développées dans le traite des « Devoirs » de Cicéron, les idées du portique avaient obtenu, aux IVe et Ve siècles, une véritable prépondérance. Dans son livre Péri Arkone, Origène, ou du moins son traducteur Rufin d'Aquilée, lui avait donné une place d'honneur. L'école d'Alexandrie et ses principaux chefs, saint Pantène et Clément, plus frappés de l'avantage qu'on en pouvait retirer au point de vue moral que du danger qu'elles offraient au point de vue dogmatique qui n'était point encore controversé, les avaient ostensiblement protégées. Enfin, parmi les moines des Thébaïdes, au milieu de ces courageux ascètes qui élevaient jusqu'à l'héroïsme la lutte de la volonté contre les passions, plus d'un, sans en avoir peut-être conscience, était stoïcien. Evagrius du Pont, disciple de Macaire l'Ancien, tomba dans cette erreur. Saint Nil, disciple de Jean Chrysostome et l'un des plus illustres cénobites de l'Orient, avait cru pouvoir sans danger faire étudier le «Manuel » d'Épictète à ses frères de la solitude. A force de travailler sur eux-mêmes, de surveiller chaque mouvement de leur cœur, chaque pensée de lenr intelligence, chaque aspiration de leur âme, ces hommes tout spirituels inclinaient à penser «qu'il était au pouvoir de l'homme non-seulement de refuser son consentement au péché, mais encore de ne rien éprouver en soi de déréglé, de ne sentir aucune répugnance au devoir, aucune révolte intérieure contre la loi ; d'écarter jusqu'au moindre trouble qui affaiblit ou étonne la raison; de se délivrer de toute tentation intérieure, de toute inclination contraire à la parfaite justice; de tenir dans l'ordre toutes les actions, les perceptions et les mouvements de son âme, en sorte que la lumière de l'esprit ne fût pas un seul moment éclipsée par le plus léger nuage de l'erreur, et que le
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1. S. Hierouj'iu., Comment, in Jerem., lib. IV, prolog. : fatr. lat., tom. XXIV, eol. Î9i.
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cœur se portât toujours sans peine vers le bien ; de se défaire de tout principe de cupidité et de convoitise, de tout penchant vers le mal même involontaire; en un mot d'éteindre absolument toute semence de vice, tout sentiment indélibéré de la concupiscence que la raison désapprouve et qui la prévient1. » C'était là le fond du stoïcisme, aussi bien que celui de la morale pélagienne. Mais comme la question dogmatique qui y était impliquée n'avait pas encore été éclaircie, les solitaires, les cénobites, les ascètes, les monachi du genre de Pélage, c'est-à-dire ceux qui avaient adopté individuellement la vie de mortification et de renoncement évangéliques, et auxquels on donnait alors le nom de « philosophes » chrétiens, croyaient pouvoir sans difficulté embrasser cette doctrine. Nous en avons la preuve dans la lettre des cénobites d'Adrumète à saint Augustin. Ces religieux croyaient qu'on leur enlevait tout leur mérite et toute leur gloire, en limitant les forces de leur volonté et l'efficacité de leurs efforts personnels pour leur propre salut. Il en fut donc de l'hérésie pélagienne comme de toutes celles qui se sont produites aux différents siècles de l’Église. Elle entrait profondément dans les instincts et les mœurs de l'époque; elle semblait répondre à un besoin du moment, à une nécessité des esprits. La chute de Rome, le spectacle des vicissitudes et des hontes d'un empire en décadence, la dégradation des âmes, appelaient des doctrines plus austères. Le stoïcisme était devenu le refuge des païens; le pélagianisme, celui des chrétiens. Des deux côtés, on se croyait fort parce qu'on était exagéré; on s'imaginait gagner en métaphysique ce qu'on perdait chaque jour dans le domaine des réalités. Pélage comprit cette situation; il apprécia ce qu'il y avait d'opportun et de séduisant pour les esprits contemporains dans la doctrine encore obscure et mal formulée que lui apportait le prêtre de Syrie Rufin.
83. Trop habile cependant pour se heurter de front contre le dogme chrétien, au centre même de la catholicité, à Rome, où l'unité de la chaire apostolique protégeait l'intégrité de la foi, il se
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1 Merlin, Véritable clef des ouvrages de saint Augustin contre les Pe'lagiens 11» partie; Pair, lat., tom. XLVII, col. 927.
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garda bien de donner à sa doctrine un caractère de publicité qui eût attiré de prime abord le vigilant regard du successeur de saint Pierre. Anastase, et après lui saint Innocent I n'étaient ni l'un ni l'autre de la race des pasteurs aveugles et muets, qui laissent impunément dévaster le troupeau du Christ. Ce fut donc par une propagande sourde et voilée que, de 400 à 410, les idées de l'hérésiarque s'accréditèrent en Italie. Au nombre de ses disciples, le premier en date comme en influence fut un certain Cœlestius, avocat, ou scholasticus forensis ainsi qu'on disait alors, lequel, séduit par les ouvertures de Rufin et de Pélage, abandonna bientôt le forum, revêtit le manteau des philosophes et se fit le propagateur ardent des nouvelles doctrines. Pélage plus réservé, plus méticuleux, plus froid, aimait à se cacher sous cette personnalité fougueuse. Il se réservait la faculté de démentir au besoin les propositions trop avancées et intempestives de Cœlestius. Ce dernier, né en Campanie, avait toutes les passions de la race italienne. Entre les mains du rusé breton, il devint un instrument en quelque sorte inconscient au service du système. Ce n'est pas que de son côté Pélage restât inactif. Il écrivit durant cette période trois livres de la «Trinité ; » un traité des « Eucologies, » et treize livres de « Commentaires sur les épîtres de saint Paul. » Tout le système de son hérésie y était accusé assez nettement pour que plus tard saint Jérôme et saint Augustin en fissent la base de leurs réfutations. Mais ces ouvrages, au lieu d'être livrés à une publicité compromettante, se donnaient aux adeptes sous le manteau; on les dissimulait aux profanes. Il semble que l'hypocrisie dut être le caractère dominant de toutes les hérésies qui ont pris pour objet le dogme de la grâce. Pélage à Rome, en 400, se conduisait comme Jansénius à Ypres, en 1633. Pélage ne se laissa entraîner qu'une seule fois. Un jour, un évêque prononçait devant lui le mot déjà célèbre des « Confessions » de saint Augustin : Domine, da quod jubés et jube quod vis, « Seigneur, donnez-moi ce que vous ordonnerez, et ordonnez-moi ce que vous voudrez. » Le futur hérésiarque ne put s'empêcher de protester contre une parole qui, selon lui, étouffait l’activité humaine dans son principe. Une discussion eut lieu. Le
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moine breton soutint avec une certaine chaleur son sentiment. Mais bientôt il laissa tomber la controverse, de peur de se trahïr. Cette ligne de conduite, en tout semblable à celle de Jansénius, devint sa règle habituelle. Il affectait, comme plus tard l'évêque d'Ypres, une vie correcte et irréprochable. Ses écrits, célèbres avant d'être publiés, étaient d'autant plus estimés qu'on les connaissait moins. Cœlestius jouait le rôle de Duvergier de Hauranne. Pélage et Jansénius n'avaient ni l'un ni l'autre l'élocution facile, bien que tous deux fussent de hardis penseurs. Leurs disciples se chargaient de les mettre en relief, et de recruter l'admiration autour d'eux. Ce fut ainsi que le pélagianisme put atteindre la Sicile, la partie méridionale des Gaules et l'Espagne elle-même, avant que le siège apostolique fût informé de ces progrès. Outre l'active propagande de Cœlestius, Pélage s'était assuré celle de Julianus, évêque d'Eclane en Campanie, ancien disciple de saint Augustin, nourri à cette école de puissante dialectique et de profondeur qui distinguaient l'évêque d’Hippone. Enfin un diacre de Celanna1 en Campanie, Anianus, servait de secrétaire au moine breton, et prêtait à ses pensées enveloppées et obscures un style dont l'élégance et la correction trompèrent parfois saint Jérôme et saint Augustin, ces grands maîtres dans l'art de bien dire 2. Cependant la propagande pélagienne, ignorée à Rome, avait attiré l'attention de certaines églises d'Occident. Le diacre Paulin à Milan, les évêques Eros et Lazare à Aix et à Marseille, le prêtre Paul Orose en Espagne et en Sicile, avaient eu l'occasion d'en observer les progrès dans leur patrie respective. On se souvient qu'Eros et Lazare, chassés de leurs sièges par les révolutions politiques, étaient venus se fixer en Palestine. Paul Orose, attiré en Afrique par la réputation de saint Augustin, se rendit à Hippone pour consulter l'illustre évêque sur le plan de « l'Histoire
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1 Garaer., Dissert. I in part. Ioperum hlarii Mercator.; Patr. lat., t. XLY1II, <A. 3P5.
2. Pélage écrivit à la vierge Démétriade une épitre, ou traité sur la Virginité qui eut l'honneur d’être successivement attribuée à saint Ambroise, à saint Jérôme et à saint Augustin lui-même. (Cf. S. Hieronym., Opéra marr tiss.i, t'pisl. l'eluyii ad Dentetriad. ; Pair. Int., tom. XXX, col. 15-43.)
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ecclésiastique » qu'il méditait. Enfin le diacre de Milan Paulin, chargé peut-être d'une mission de son évêque près du métropolitain d'Afrique Aurèlius, se trouvait à Carthage en 411, époque où Pélage et Coalestius fuyant l'invasion d'Alaric abordaient eux-mêmes au port d'Hippone.
84. Saint Augustin, retenu à Carthage pour le concile de cette année, n'était point dans sa ville épiscopale. Les deux hérétiques auraient pu profiter de son absence pour répandre à Hippone les premiers germes de leur doctrine empoisonnée. Il paraît qu'ils s'en abstinrent. Cœlestius parlait très-purement le latin. Pélage s'exprimait assez difficilement en cette langue; mais, en revanche, il possédait mieux le grec, l'idiome des lettrés. Ce qui manquait au maître se trouvait compensé dans le disciple, et réciproquement. Pour les deux sectaires, c'était un titre de crédit que d'avoir fait le voyage d'Hippone. Ils voulaient cependant connaître personnellement saint Augustin, ou du moins s'autoriser d’une correspondance avec lui, pour mieux établir leur réputation en Afrique. Dans ce but, Pélage adressa au grand évêque une lettre que nous n'avons plus, mais dont il est possible de conjecturer le sens par le billet suivant, que saint Augustin lui écrivit en réponse : « Je vous rends grâce de vos salutations bienveillantes. Que le Seigneur continue à vous bénir, de telle sorte que, fidèle en ce monde, vous puissiez vivre éternellement avec lui dans l'autre. Je ne me reconnais pas au portrait chargé d'éloges que vous voulez bien faire de moi ; cependant, je ne saurais être ingrat pour l'indulgence que vous témoignez à ma faiblesse. Priez donc le Seigneur afin que je puisse devenir un jour ce que vous me croyez déjà 1. » Tel fut le premier échange de rapports entre le docteur de la grâce et l'hérésiarque qui niait la grâce. Pelage tirait vanité de ces quelques lignes de courtoisie dont saint Augustin l'avait honoré. Il les lisait plus tard, comme un témoignage de son orthodoxie, au concile de Diospolis. Il conservait dans le même but les lettres que lui avaient adressées quelques autres évêques d'Afrique, et celles qu'il écrivait avec une certaine affectation aux personnages les plus influents et les
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1. S. August., Epist. CXLVI; Pair, lat., tom. XXXIII, col. 596.
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plus considérables. A l'occasion de la prise de voile de Démétriade, il composa sur la vie religieuse un traité dédié à l'illustre vierge. La plume du secrétaire Anianus polit soigneusement cet opuscule, et le revêtit d'une latinité assez élégante pour que les admirateurs du moine breton pussent dire qu'elle était digne de saint Ambroise, de saint Augustin ou de saint Jérôme, Longtemps en effet l'épître de Pélage à Démétriade fut rangée parmi les œuvres du solitaire de Bethléem1. Dans ce factum destiné à une grande publicité, le moine breton s'était bien gardé de manifester trop ouvertement son hérésie. A peine quelques nuances à demi effacées, quelques mots adroitement glissés sous une forme oratoire, pouvaient laisser soupçonner le fond de son système. Encore avait-il eu soin de ménager çà et là des correctifs propres à lui servir de justification, s'il venait à être attaqué. Ainsi, au début de la lettre, il disait : « Toutes les fois que j'ai l'occasion de parler de la vie religieuse et de la discipline spirituelle, j'ai l'habitude d'insister d'abord sur la force et le caractère propres de la nature humaine, afin de montrer ce dont elle est capable. Or il est certain que Dieu, le créateur de l'univers, lui dont toutes les oeuvres, selon l'expression de l'Écriture, « sont bonnes et très-bonnes, » n'a pas établi l'homme, le chef-d'œuvre de ses mains, dans une condition pire; il ne l'a pas créé mauvais, mais bon 2. » Cette profession de foi pouvait sembler uniquement dirigée contre le manichéisme qui soutenait que l'homme était l'œuvre des puissances du mal. Pélage comptait sur cette appréciation favorable, et se contentait de poser sans l'accentuer davantage un principe d'où il se réservait de déduire, par voie de conséquence, le système complet de la puissance absolue de l'homme pour la vertu et le bien. Comme s'il eût craint de s'être trop tôt démasqué par cette parole équivoque, il se hâtait quelques lignes plus loin d'ajouter : « Si telle est en général la force de la nature humaine, même sans Dieu, quelle ne sera pas celle du chrétien, armé pour la vertu par le Sauveur lui-même, et aidé par le secours
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1 S. Hieronyw., Opéra m/mlissn; Kpist. Pelag. ad Demetr. ; Patr. lat., t. XXX, col. 15-44. — 2.- [à,, ibid., col. 1G, 17,
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de la grâce divine 1 ! » Ce dernier mot était un passeport d'orthodoxie. Pélage, en adressant plus tard au pape saint Innocent I un mémoire apologétique de sa doctrine, avait soin d'invoquer ce précédent. « Qu'on veuille bien, écrivait-il, se reporter à l'épître composée par moi en Orient, et adressée à l'illustre vierge Démétriade. On y verra que, si j'accorde à la nature humaine la force qui lui appartient, j'ai soin d'y ajouter le secours de la grâce de Dieu dont elle a besoin 2. »