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DEUXIÈME K.O. DU RATIONALISME À BETHLÉEM.

§ VI. Le voyage à Bethléem.

 

  28. De ces régions, pleines de lumière et de paix, il nous faut redescendre, pour écouter les dernières arguties du rationalisme. «Ce qui prouve bien, continue-t-il, que le voyage de la famille de Jésus à Bethléem n'a rien d'historique, c'est le motif qu'on lui attribue. Jésus n'était pas de la famille de David (V. ci-dessous, p. 237-238), et en eût-il été, on ne concevrait pas encore que ses parents eussent été forcés, par une opération cadastrale et financière, de venir s'inscrire au lieu d'où leurs ancêtres étaient sortis depuis mille ans. En leur imposant une telle obligation, l'autorité romaine aurait sanctionné des prétentions, pour

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1.      Bossuet, Élévat. sur les Mystères, xve seiii., v« Élév., édit. Lâchât, loiu. VU, pag. 267, 268.

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elle, pleines de menaces 1.» — Jésus n'était pas de la famille de David! Si un écrivain moderne commençait l'histoire d'Alexandre par ces mots: Alexandre-le-Grand n'était pas fils de Philippe, roi de Macédoine; il ferait sagement de ne pas renvoyer son lecteur à un dédaigneux «ci-dessous, p. 237-238!» Il est vrai que l'histoire d'Alexandre n'atteindra jamais la notoriété de la Vie de Jésus. On aura donc la patience de chercher la citation indiquée, pour savoir à quelle famille appartenait le Sauveur; pour apprendre quelle généalogie nouvelle doit être substituée à celle de saint Luc, qui le fait descendre de David 2, et à celle de saint Matthieu, qui lui donne la même origine 3. La curiosité ne peut manquer d'être puissamment éveillée, surtout en présence des textes précis de saint Marc, qui affirme que Jésus-Christ était de la famille de David 4. Or, «l'Évangile de Marc, nous dit-on, est, des trois synoptiques, le plus ancien, le plus original, le moins chargé de fables tardivement insérées 5.» Saint Jean a écrit, dans son Apocalypse, cette parole significative: «Moi, Jésus, je suis la racine et le rejeton de David 6.» Mais saint Jean n'a pas les sympathies du moderne rationalisme. Il montre sans cesse, dit-on, les arrière-pensées du sectaire; ses tirades sont prétentieuses, lourdes, mal écrites. Une métaphysique contournée remplit tous ses discours 7.» Il est évident que la plume qui a écrit l’in principio n'était pas taillée à l'usage de nos lettrés. Du moins l'auteur des Actes des apôtres a trouvé grâce aux yeux des nouveaux exégètes. Or, à la seconde page des Actes, saint Pierre, sortant du Cénacle, s'adresse à la multitude réunie pour la solennité de la Pentecôte. Il proclame que Jésus était fils de David, le Christ attendu, et prédit. Trois mille

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 1. Vie de Jésus, pag. 20, note. — « Luc, iv, 23-38. — ^ Matth., I, 1-17. Jesu, fili fiavid, miserere mei (Marc, X, 47, 48). Christum filium esse David. (Id., xu, 35.) En ce dernier passage, l'affirmation a d'autant plus de valeur que c'est Jésus-Christ lui-même qui s'adresse au peuple réuni dans le Temple, et qui établit, par le témoignage des scribes eux-mêmes, que le Christ doit être fils de David. Manifestement, si Jésus n'eût pas été de la descendance royale, il n'aurait point rappelé cette circonstance, qui devait immédiatement détruire toute foi en sa mission. — » Vie de Jésus, Introd.. pag. xxxv/n. — « Ego Jesu... Ego sum radix et genus David. {Apoc, xxiTf 16.) — ' Vie de Jésus, lulrod., pag. xxix, XXX. — • — Ad. Apost,, l, 29-3i

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Juifs se font baptiser à sa voix. Saint Paul, un Juif, disciple de Gamaliel, nourri dans toutes les traditions nationales, dit de Jésus-Christ que «Dieu l'a fait naître de la race de David, selon la chair.» On avait donc cru, jusqu'à ce jour, sur la foi de saint Matthieu, de saint Marc, de saint Luc, de saint Jean, de saint Pierre et de saint Paul, que Jésus-Christ était fils de David. L'unanimité de croyance, fondée sur l'unanimité des témoignages contemporains, rend plus intéressante la révélation négligemment renvoyée à un «ci-dessous, p. 237-238.» Voici cette révélation: «La famille de David, nous dit-on enfin, était, à ce qu'il semble, éteinte depuis longtemps; ni les Asmonéens, d'origine sacerdotale, ne pouvaient chercher à s'attribuer une telle descendance; ni Hérode, ni les Romains, ne songent, un moment, qu'il existe autour d'eux un représentant quelconque des droits de l'ancienne dynastie 2.» C'est tout. Il est évident que les quatre Évangélistes, et les témoignages de saint Pierre et de saint Paul, sont anéantis par cette phrase, et que «Jésus n'était pas de la famille de David!» — Il semble que la famille royale était éteinte depuis longtemps;» c'est pour cela, sans doute, que tous les Juifs unanimement s'accordaient à attendre un Messie fils de David! Il «semble que les Asmonéens n'avaient rien de commun avec la descendance de David.» Qu'est-ce que les Asmonéens ont à faire avec Jésus-Christ? Et, toutefois, les Talmudistes affirment que les Asmonéens réunirent le sang de la tribu royale à celui de la tribu d'Aaron 3! Il «semble qu'Hérode ne songe pas un moment qu'il existe autour de lui un représentant quelconque de l'ancienne dynastie.» C'est pour cela qu'Hérode fait massacrer tous les enfants de Bethléem! Il «semble» que les Romains ne s'en préoccupent pas;» qu'est-ce que cela faisait aux Romains? Et pourtant, comme s'il ne devait pas même rester une syllabe, de tous les «semblants» du rationalisme, Pilate, le procurateur romain, a voulu maintenir, obstinément, à Jésus crucifié, son titre officiel de Roi des Juifs 4. Et Vespasien, après la ruine de Jé-

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1. De Filio suo qui factus est ei ex semùie David secundum carnem. (Rom., i, 3.)

2. Vie de Jésus, pag. 237, 238. — ^ Machabœi de tribu Juda censebaniiir quia , tribu.'! rerjin et tribus sacerdotalis commiitœ erant,ut palet, IV Reg., II. (Dana Galuiiiius, Clip. IV, lib. IV, pag. 196, A. 13. C.)

3. Rerjetn vestrum crucifigam? Scrii^^it autem et titulum Pilatus Jésus Naiarenus.^

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rusalem, faisait rechercher et mettre à mort tous les membres survivants de la famille de David 1.

  29. Qu'on ait pu, un seul instant, prendre au sérieux une telle puissance scientifique jointe à de pareils procédés de discussion, cela paraîtra, avant vingt ans d'ici, plus surprenant qu'un miracle. Ce prodigieux «ci-dessous» ne saurait être dépassé, même par son auteur, bien qu'un thaumaturge soit tenu de reproduire, à volonté, tous les miracles qu'il a faits une fois. A peine si nous aurons le courage, après cela, de relever l'anachronisme «de l'autorité romaine, sanctionnant des prétentions, pour elle, pleines de menaces, en imposant à Joseph l'obligation de se faire inscrire à Bethléem, berceau de sa famille; au lieu d'envoyer, comme il se pratique chez nous, un tabellion, à son domicile de Nazareth, pour y recevoir la déclaration de ses nom, prénoms, âge et qualités! «On ne conçoit pas, chez les Romains, une tracasserie administrative aussi exagérée! Imprudents, ils couraient au devant d’une révolution! Eh bien! disons-le, non pas à des lettrés, qui le savent mieux que personne, mais à la foule, que de tels sophismes pourraient séduire: Chez les Romains, chez les Juifs, chez tous les peuples de l'antiquité, et maintenant encore, en Orient, ce n'était point une dure contrainte, c'était un privilège, plein d'honneur et de gloire, d'être recensé au lieu de l'origine. Au berceau des ancêtres ne s'attachaient pas seulement, comme chez nous, les souvenirs du cœur; mais tous les droits juridiques de propriété, de liberté, d'existence légale, renfermés, pour les Romains, dans le titre de citoyen, et, pour les Juifs, dans celui d'enfant d'Abraham. «La prétention, pleine de menaces pour l'autorité romaine», eût été précisément celle d'imposer un système inverse. L'antiquité vivait par les aïeux; nous, qui vivons uniquement du présent, trop oublieux du passé, à qui nous devons pourtant tout ce que nous sommes, il nous est permis de nous étonner des usages antiques;

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rex Judœorum. Noli scribere : Rex Judœorum, sed quia ipse dixit : Rex sum Judœo- rum. Respondit Pilatus : Quod ^^i-ipsi, scripsi. (Joan., Èvang., xix, 15, i9, 21,22.)— 1. Voir, dans ce volume, le chaptre intitulé : Enfance de Jésus-Christ, no 20.

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mais à la condition, du moins, de les connaître. Voici un précis sommaire de la législation romaine, au sujet du recensement. Tout l’Ager Romanus avait été primitivement divisé entre les citoyens, qui en eurent la propriété utile, sans que l'État perdît jamais le haut domaine et la propriété réelle. L'État, dans son sens général, était la chose publique (Res publica); il se fractionnait en cités (civitas); le citoyen (civis) était celui qui était attaché à une cité, par la naissance au sein d'une famille libre. A l'époque d'Auguste, il n'y avait, dans l'immense étendue de l'empire romain, que quatre millions de citoyens 1. Qu'était tout le reste, aux yeux du droit? Des esclaves ou des vaincus. Voilà pourquoi le recensement, à Rome, se faisait par tribu, c'est-à-dire dans le lieu originaire, sans égard au lieu de la résidence. On rappelait les citoyens, des provinces en Italie, pour qu'ils se fissent inscrire; et, réciproquement, on ordonnait aux Latins, qui résidaient à Rome, d'aller subir le cens dans leurs propres municipes 2. La loi Julia établit, en règle absolue, que chacun se fit recenser dans la ville dont il était citoyen. Le livre De Censibus, d'Ulpien, nous a conservé jusqu'aux formules légales des rôles de recensement. Nous les reproduisons ici, pour édifier le lecteur sur le véritable caractère de ce que le rationalisme affecte de nommer une insignifiante «opération de statistique et de cadastre.» Ulpien, secrétaire et ministre d'Alexandre Sévère, ne sera pas accusé d'ignorer le droit romain. Quant au droit juif, il serait inutile de prouver qu'il était essentiellement basé sur la division par tribus, par familles et par héritages. Nous préférons emprunter, à la Bibliothèque Orientale d'Assémani 3, un fait plus récent, qui montrera la persistance de ces coutumes en Syrie. «Abdul-Mélik, ayant voulu

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1. Marbre d’Ancyre. cité plus haut. — 2. Ut cives Romonos ad censendum ex provinciis in Italiam revocif^nf. (Vell., cap. Il, 15; cf. Cicer., Verr., act. i, 18.) Qui. socium latini nomiwU, ex adiclo C. Claudii consulis redire in suas civi- tales, debuissent, ne quis eorum Romœ, sed omnes in suis civitatibus censerentur. (Liv., cap. XLII, 10.) Q'ii cives romani erunt, censum agito , eorumque nomina, prœnomina, patres aut patronos, tribus, cognomina, et quoi annos quisque habet, et rationem pecuniœ ex formula census quœ Romce proposita erit, ab iis juratis accipito. (Ai)ud Zell., Delect. Imcrip. Rom,, Y)(ig. 275, Heidelberg, 1850.) Munici- pem nui nativitas facit,aut manumissio, aut adoptio. (Lib. I, pr. D. L. i, adMunicipi)

3. Assemani, Bibl. Orient., lib. II, pag. 104. M.nter familias. l-ilsFillesSer\i .Servse CultureJiifhèreViTurs
ri;iiUs d'oliviers Prairies Pâturages liois l'.taiiiîs Havres. . III. QUALITAS. —[Biens fonds).

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procéder à un recensement de la Judée, ordonna, comme Auguste, que chaque individu se rendrait dans son pays dans sa ville et dans la maison de son père, afin d'y être enregistré.» On croirait entendre l'écho de la parole de saint Luc: «Tous allaient se faire inscrire, chacun dans sa ville natale. Joseph se rendit en la cité de David, appelée Bethléem; car il était de la maison et de la famille de David 1.»

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1. Voici les tableaux de recensement, dressés d'après les indications du Livre : De Censibus, d'Ulpieu :

I. PATEU FAMILIAS. —(C/œf(l'S /amiIle).
NOMS. KANC. AGE. FONXTIdNS. ORIGINE. TAXE.

II. STATUS. - (Etat des personnes composant la famille).
NOMS. ÉTAT. AGE. ORIGINE. EMPLOIS. PROFESSION CENS.

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  30. Les considérations extrinsèques, empruntées à l'histoire universelle, aux détails particuliers de l'administration provinciale, aux formules de droit romain et juif, s'accordent donc, pour établir l'authenticité du voyage de Joseph et de Marie à Bethléem. Mais ce n'est là qu'un côté de la démonstration. Comme le remarque judicieusement M. de Vogué: «Le lieu de la nativité de Notre-Seigneur est celui dont l'authenticité est la plus certaine, et la moins contestée par les adversaires quand même de la tradition. Non-seulement son histoire, comme celle des autres sanctuaires, est établie, à l'aide de faits incontestables, à partir de l'époque de Constantin, mais, par un privilège exceptionnel, elle se prolonge au delà de cette date. On peut la conduire, au moyen des textes contemporains, jusqu'à une époque, assez rapprochée des faits de l'Evangile, pour que leur souvenir fût encore vivant 1.» Ces observations du savant archéologue vont être mises dans tout leur jour. On n'a pas oublié la Requête officielle, adressée à Antonin-le-Pieux, par saint Justin, «Jésus-Christ est né, disait l'Apologiste, à Bethléem, petite bourgade juive, située à trente-cinq stades de Jérusalem. Vous pouvez vous en assurer, en ouvrant les registres du dénombrement de la Judée, par Quirinius.» Ainsi parlait un témoin oculaire, un siècle après la mort de Jésus-Christ. Je dis témoin oculaire, parce que saint Justin, né, l'an 103 de l'E. C, à Flavia Neapolis, l'ancienne Sichem, à vingt lieues seulement de la capitale de la Palestine, y passa toute sa jeunesse. Il avait donc vu les lieux dont il parle. On saurait d'autant moins en douter, qu'issu d'une famille de colons païens, transportés en Judée par Vespasien et Titus, saint Justin se convertit au christianisme à l'âge de trente ans. Nous avons donc en lui, non-seulement un témoin oculaire, mais un témoin qui s'était vu dans l'obligation d'étudier scrupuleusement les faits dont il parle, puisqu'il avait vécu dans l'incrédulité, avant d'arriver à la foi; condition manifestement préférable, pour parler d'une religion, à celle d'un écrivain qui aurait débuté par y croire, et qui terminerait

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1. M. le Cte Melchior de Vogué, Les Eglises de la Terre-Sainte, in-4», 1860, pag. 50, noie.

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par l'apostasie. Pour s'arracher aux séductions de la philosophie platonicienne et embrasser la sagesse de Jésus-Christ, «seule véritable,» ainsi qu'il s'exprime lui-même, saint Justin avait dû être déterminé par d'irrécusables motifs de crédibilité. Or, précisément en ce passage que nous venons de transcrire, saint Justin trouve une preuve évidente de la vérité du christianisme, dans l'accord parfait des prophéties, annoncant l'apparition du Messie à Bethléem, avec la réalité de la naissance de Jésus-Christ dans cette bourgade. Écoutez, dit-il à l'empereur, comment un Prophète, Michée, a désigné le lieu où le Messie devait naître. Voici ses paroles: Bethléem, terre de Juda, si petite parmi les cités, tu figureras pourtant parmi les plus glorieuses; c'est de toi que sortira le chef qui gouvernera mon peuple.» — «Or, continue saint Justin, Bethléem est une bourgade juive, située à trente-cinq stades de Jérusalem. C'est là que Jésus est né. Les registres de Quirinius le constatent.» Ainsi, le philosophe platonicien, récemment converti à la foi de l'Évangile, sur le théâtre même des faits évangéliques, atteste que Jésus-Christ est né à Bethléem. La réalité de cette naissance, confirmant les prophéties antérieures, est, à ses yeux, une démonstration de la divinité du chritianisme. Par conséquent, l'an 103, date de la naissance de saint Justin, il était de notoriété publique, en Palestine, que Jésus-Christ était originaire de Bethléem. Ce n'était pas une tradition apocryphe, à l'usage des chrétiens, puisque Justin était né au sein d'une famille paienne, et avait été élevé dans le paganisme. Mais, en 103 de l'E. C, soixante-dix ans seulement s'étaient écoulés depuis la mort de Jésus-Christ. Supposer que, dans cet intervalle, la mauvaise foi des chrétiens aurait pu introduire, à ce sujet, une légende subreptice, et la faire adopter par la génération contemporaine, ne serait pas moins absurde que si, de nos jours, on imaginait la possibilité de placer à Rome, par exemple, au pied du Capitole, le berceau de Napoléon Ier.
  31. Nos modernes rationalistes ne reculent pas devant ces impossibilités palpables. «Une telle légende, disent-ils, manquait dans le texte primitif qui a fourni le canevas narratif des Évangiles actuels de Matthieu et de Marc. C'est devant des objections

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répétées qu'on l'aura ajoutée en tête de l'Évangile de Matthieu. 1» Eh bien, expliquez-nous par quel prodige d'inexplicable puissance, les Chrétiens, relégués dans les catacombes, livrés aux lions dans l'amphithéâtre, emprisonnés dans tous les cachots de Rome, seraient parvenus à ajouter leur légende an texte officiel des registres de Quirinius, conservés dans les archives impériales. Dites comment le faussaire aurait pu dissimuler la trace de sa falsification; comment, il aurait substitué des rôles apocryphes aux rôles véritables; comment il aurait, sous Antonin, retrouvé le sceau d'Auguste; comment, quarante ans après la ruine de Jérusalem, il aurait retrouvé le sceau d'Hérode, pour les apposer, l'un et l'autre, sur les pièces de sa fabrique posthume. Les registres de Quirinius, n'étaient point «ces petits livrets que les chrétiens se prêtaient entre-eux, ou chacun transcrivait, à la marge de son exemplaire, les mots, les paraboles, qu'il trouvait ailleurs, et qui le touchaient 2.» Que sont ces évolutions d'un puéril commentaire, en face des réalités historiques? A qui fera-t-on croire que les colonies romaines, habitant la Palestine, restées fidèles au culte des dieux de l'Empire, intéressées, au premier chef, par leur zèle pour la divinité de César, à étouffer le christianisme naissant, se soient faites l'écho d'une légende chrétienne, lorsqu'il s'agissait d'un fait contemporain, et d'une localité qu'elles avaient sous les yeux? Ce n'est pas tout. Le même saint Justin, dans la célèbre conférence qu'il eut, à Rome, avec un Juif, et dont il nous a laissé le procès-verbal authentique, sous le titre de Dialogue avec Tryphon, revient sur ce fait capital: «Quand Jésus-Christ fut né à Bethléem, dit-il, le roi Hérode en fut informé par des Mages, venus d'Arabie. Il résolut de faire mourir l'enfant.» Mais Joseph, par l'ordre de Dieu, prit Jésus, avec Marie sa mère, et se réfugia en Egypte 3.» Ainsi parle saint Justin. Quelle objection va lui faire son interlocuteur? Écoutez: «Dieu, répond le Juif,

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1 Vie de Jésus, pag. 20, note. — 2. Ibid., Introd., pag. xxii.

3. 'A(ia fàp Ttô -^Ewr/Jnvat a-jTàv èv Br,0).£à|i Tiapà ti^v à-à 'Apaêtaç jKXÔwv H^wcijç i Sa(j'.>,eùi: toc x^t* i<)TÔv, ir.i&o\i\iv<:t^ àv£).£ïv aOiàv, xaî %a.ik tt.v toù Gioù xiXtvcsvi î oVr,9 ia&bv a-jTÔv «S(JLa -qi Mapfa à::^)0£v el; AÎY'jttcov- (Just., Dialog. cum Iry. »hone Jtidœo; Patrol. grac, tom. VI, col. 713.)

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ne pouvait-il donc pas tout simplement faire mourir Hérode 1?» Voilà ce qu'un Hébreu, Tryphon, parfaitement au courant de l'histoire évangélique, dont il n’était séparé que par quatre-vingts ans d’intervalle, trouve à opposer à ce récit. Mais si Jésus-Christ n'était point né à Bethléem; si Hérode n'eût jamais songé à faire mourir les enfants de Bethléem; si Joseph et Marie ne fussent jamais allés en Egypte; si tous ces faits eussent été une légende chrétienne, sans réalité, sans notoriété, sans racine dans l’histoire; Tryphon n'eût pas manqué de le dire. Il eût déclaré, comme nos rationalistes, que cette fable «manquait, dans le texte primitif qui a fourni le canevas narratif des Evangiles actuels.» Au lieu de cette réponse péremptoire, Tryphon raisonne comme pouvait le faire un juif, convaincu de la réalité des faits, tout en n'admettant pas leur conséquence. — Vous dites que Jésus-Christ était fils de Dieu, réplique-t-il. Pour sauver son fils, Dieu pouvait bien tuer Hérode. La chose en valait la peine; et, puisque Joseph fut obligé d'emmener l'enfant avec Marie eu Egypte, c'est que Jésus-Christ n'était pas fils de Dieu, et que Dieu ne prenait pas à sa vie l’intéret qu'il eût certainement attaché à celle de son propre fils. — Pour que Tryphon le juif tînt un pareil langage, il fallait que la notoriété des faits évangéliques fût admise par tous les Hébreux. Une «légende» chrétienne aurait-elle pu produire ce miracle, de s'imposer unanimement aux plus mortels ennemis du nom chrétien?

  32. Après ces démonstrations, qui arrivent jusqu'à l'évidence, il serait superflu d'insister sur les autres témoignages. Que dire, par exemple, de Celse le philosophe, qui fait un reproche à Jésus-Christ d'être né à Bethléem. «La belle gloire pour un Dieu, disait-il, de se faire citoyen de la plus misérable bourgade du monde 2!» Celse parlait ainsi; il vivait au temps de saint Justin; il détestait le nom de Jésus-Christ, autant que le peuvent faire nos modernes rationalistes, et sa polémique était plus sérieuse que la leur. Il avait sur eux l'avantage de vivre à l’époque même, où selon nos

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1. à-(ncT£tva'. (Id., t'irf.) ;

2. OveioiiTi; 2' ainût xotî iizl tw i/. y.wfjir,; aÙTÔv YeyovÉvaî 'louoc.ïx^ç. (Origeo Contra Ccls., lib. I. cap. xxvni; PatroL grcec.,ToïB. XI, col 713.)

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lettrés, «la légende aurait été ajoutée au texte primitif, qui a fourni le canevas narratif des Évangiles actuels.» Celse ne s'est pas douté de l'addition. Donc l'addition est un rêve. Ce que n'ont vu, ni Celse le philosophe, ni Tryphon le juif, ni Justin le disciple de Platon, en l'an 103 de l'E. C, le rationalisme du XIXe siècle aura eu la gloire de l'inventer, par un miracle de perspicacité rétrospective !

DEUXIÈME K.O. DU RATIONALISME À BETHLÉEM.

 

 

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