Darras tome 35 p. 291
140. Ces faits se rapportent à un grand dessein de la Providence. Depuis le péché, il y a toujours eu, dans l'homme, un antagonisme de forces ; et depuis que, de la tribu primitive, sont sorties les nations, il a toujours existé, entre ces nations, une opposition d'intérêt et d'esprit. De bonne heure, cette opposition donna naissance à la lutte interminable entre l'Occident et l'Orient ; ce qu'on appelle la question d'Orient, au fond, c'est dans son ensemble, la question même de l'humanité, et le résumé de son histoire. Dès les temps fabuleux éclata la guerre entre l'Europe et l'Asie. L'Asie est représentée par la cité de Troie, dernier refuge des antiques Pélasges, race poursuivie du ciel ; l'Europe, représentée par la Grèce, prit possession de l'Asie et la fameuse cité, dernier refuge de Pélasges, fut abattue. La guerre de Troie fut suivie d'une longue trêve, pendant laquelle l'Europe et l'Asie furent le théâtre de grands changements. Alors se forma l'empire oriental des Perses, dans lequel vinrent se porter, comme les fleuves dans l'Océan, tous les anciens empires. Leur unité fondée, l'Orient se souvin de ses querelles intestines avec les hommes de l'Occident. Xercès couvrit l'Hellespont de ses vaisseaux. La fortune qui avait été fidèle aux Grecs contre Priam dans les champs de Troie, leur fut fidèle encore contre les Perses, dans les champs de Marathon et sur les flots de Salamine. A cette époque glorieuse pour les Grecs succéda une ère de décomposition sociale. Il en sort bientôt une unité plus redoutable. La force, détruite dans l'Attique et la Péloponèse, ressuscite, agrandie, sous l'empire de la Macédoine. La guerre éclate entre Alexandre et Darius. Après avoir visité Troie, le héros macédonien, type du guerrier civilisateur, passe la Granique, prend
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p292 PONTIFICAT DE SAI.N'T PIF. X (15CG-1572).
l'Asie en trois batailles, abat Persépolis et Babylone : « La terre, dit l'Écriture, se tait en sa présence ». L'époque d'Alexandre est, en effet, remarquable, parce que l'Asie étant vaincue par l'Europe encore une fois, l'Orient et l'Occident obéirent, pour la première fois, à un seul maître. Mais cette union, œuvre d'un homme, ne dura qu'un jour; de nouveau, l'humanité entra en dissolution. Alors l'œuvre d'Alexandre, qui ne pouvait être continuée par un homme, est continuée par un peuple, qui avait grandi lentement et à qui les prophètes avaient promis la domination de la terre : ce peuple était le peuple romain, le plus grand de l'antiquité comme Alexandre est le plus grand de ses hommes. Lorsque Rome eut conquis l'Italie, une colonie asiatique, Carthage, florissait au nord de l'Afrique. La question d'Orient se pose encore ; la guerre éclate ; Scipion reste vainqueur et la colonie de l'Asie rend hommage à la nouvelle métropole de l'Occident. Annibal cherche sa vengeance ; à sa voix, Antiochus et Mithridate s'élèvent de l'Asie pour disputer à Rome sa gigantesque proie. A l'appel des grands capitaines, s'émeuvent, non seulement les populations asiatiques, impatientes du joug de l'Occident, mais encore des multitudes de Sarmates, de Scythes, de races qui errent sur les bords du Tanaïs et du Danube. Trois fois l'Orient revient à la charge ; trois fois l'Orient fut vaincu. Un demi-siècle après, la puissante république de Rome était détruite, Auguste montait au Capitole. Un nouveau soleil monte à l'horizon ; l'humanité coupable est rachetée par Jésus-Christ. Le christianisme doit pulvériser la civilisation antique, modifier l'organisation des sociétés, donner une nouvelle direction aux mœurs des peuples et aux idées des hommes, changer la constitution de l'État et la constitution de la famille. Mais cette transformation ne devait s'effectuer qu'avec le concours des temps et s'arracher qu'au prix de douloureux combats. Tandis que le christianisme étendait ainsi ses conquêtes, Mahomet tirait les Arabes de leur profonde léthargie et soulevait leur tribu comme un ouragan. La lutte se ranima entre l'Occident et l'Orient, lutte terrible où le monde remit au hasard des combats de décider quels seraient son code, son drapeau et son Dieu. L'Occident se précipita sur l'Orient par la grande merveille
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p293 CHAP. XV. — LA BATAILLE DE LÉPANTE.
des croisades ; nous venons de voir à Lépante, leur dernier combat. Or, cette lutte séculaire entre l'Orient et l'Occident, est un fait identique : il a sa source dans l'antagonisme de la nature humaine ; il se personnifie dans des doctrines contraires; il veut produire l'unité par la guerre ; il constate, par sa durée, une opposition presque irréductible ; mais par les péripéties de cette longue lutte, il contribue à l'avancement de la civilisation. Chaque fois que l'Orient et l'Occident en viennent aux mains, ce n'est pas en leur nom, mais au nom de certains principes dont ils ont toujours été les légitimes représentants. L'Orient et l'Occident ont toujours résolu, d'une manière différente, pour ne pas dire contraire, toutes les grandes questions qui occupent l'humanité dans le cours des siècles. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de jeter les yeux d'un côté, sur l'Europe, de l'autre sur l'Asie. L'Européen est resté vainqueur de la lutte contre la nature ; l'Asiatique en est sorti vaincu. De là naissent toutes les différences qui se remarquent entre leurs croyances politiques et religieuses. Pour l'Asiatique, la nature est Dieu ; pour l'Européen, la nature est esclave et la divinité n'est ni une force matérielle, ni une somme de forces physiques, mais une intelligence incrée. Le panthéisme est la religion de l'Asie ; le fatalisme est son dogme ; l'homme est esclave ; le fort est le roi, et le roi est un Dieu qu'il faut adorer. Le spiritualisme est le fondement de la religion de l'Européen ; la liberté humaine, le premier de ses dogmes ; la liberté de l'homme co-existe avec la Providence divine ; elle ne reconnaît pas dans la force l'attribut de la souveraineté et n'adore pas les princes. Ses adorations sont réservées à Dieu. Sa liberté il ne la sacrifie jamais. En Europe, l'homme est spiritualisle et libre ; en Asie, il est matérialiste et esclave ; la lutte entre l'Orient et l'Occident avait pour objet providentiel de résoudre la question de savoir si l'homme doit élever des autels à l'esprit ou à la matière, à la liberté ou au destin. On ne s'étonnera donc point que les papes aient appelé l'Europe aux croisades et que Pie V ait gagné la victoire de Lépante. Jésus-Christ était dans son vicaire pour sauver la civilisation et rien n'était plus juste, en considération de ses vertus, que de placer le vainqueur de Lépante sur les autels,
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p294 PONTIFICAT DE SAINT PIE V (1366-1572).
comme l'un des sauveurs de l'Europe et l'une de ses plus pures gloires.