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CHAPITRE XXIII.
De la Terre, dont Varron prouve la divinité par la raison que l'âme du monde, à laquelle il attribue la divinité, la pénètre et lui communique une force divine.
1. Il n'y a qu'une seule terre. Nous la voyons, il est vrai, tout entière habitée par les êtres animés dont elle est la patrie. Cependant, ce n'est qu'un grand corps parmi les différents éléments, et elle est la moins noble partie du monde. Pourquoi veut‑on en faire une déesse ? Est‑ce à cause de sa fécondité ? Alors pourquoi n'élèverait‑on pas plutôt à la dignité de dieux les hommes qui la rendent féconde en lui consacrant leurs soins, non pas lorsqu'ils l'adorent, mais lorsqu'ils la cultivent. Mais, dit‑on, ce qui la constitue déesse, c'est la partie de l'âme du monde qui la pénètre. Comme si l'âme ne se manifestait pas davantage dans l'homme, au point qu'en lui l'existence de l'âme ne peut être mise en question! Et cependant les hommes ne passent pas pour des dieux; et, ce qu'il y a de particulièrement déplorable, c'est que eux, qui ne sont point des dieux, se mettent au‑dessous de ces dieux, auxquels ils sont bien supérieurs; ils se soumettent à les honorer, à les adorer, aveuglés qu'ils sont par la plus étonnante comme par la plus misérable de toutes les erreurs. Et voyez, dans ce même livre des dieux choisis, Varron avance que, dans l'ensemble et l'universalité de la nature, il y a trois degrés pour l'âme ; le premier, quand elle pénètre toutes les parties du corps vivant, de manière à lui donner, non pas la sensibilité, mais seulement une certaine force qui le fait vivre. Cette force circule en notre corps dans les os, les ongles et les cheveux. C'est ainsi que, dans ce monde terrestre, les arbres, bien que privés de sentiment, se nourrissent, croissent et ont une certaine vie qui leur est propre. Au second degré, l'âme est douée de sentiment; ce sentiment, elle le fait monter aux yeux, aux oreilles, aux narines, à la bouche, et elle le répand dans le toucher. Le troisième degré de l'âme, c'est le plus parfait. A ce degré, l'âme s'appelle l'esprit, et l'intelligence domine en elle. Excepté l'homme, aucun être mortel ne possède l'intelligence. Cette partie de l'âme dans le monde, Varron dit qu'on l'appelle dieu, et dans l'homme, on l'appelle Génius. Ainsi, dans ce monde, les pierres et la terre que nous voyons, et dans lesquelles la sensibilité ne pénètre pas, sont comme les os et les ongles de Dieu. Le soleil, la lune, les étoiles que nous sentons, et par lesquels il sent, sont ses sens. L'éther est son esprit dont la puissance, étendue jusqu'aux astres, constitue les dieux. Et de cet esprit, ce qui, à travers les astres, pénètre la terre s'ap-
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pelle la déesse Tellus, et ce qui, de là, pénètre dans la mer et l'Océan, c'est le dieu Neptune.
2. Que Varron revienne donc de cette théologie qu'il prétend appeler naturelle, et où il a voulu se retrancher, comme pour se reposer de tous ces détours et de tous ces labyrinthes où il s'épuise de fatigues. Qu'il revienne, oui, qu'il revienne à la théologie civile. Je l'y retiens encore pour le temps de cette discussion. Je pourrais bien déjà lui dire ceci: C'est que si la terre et les pierres ressemblent à nos os et à nos ongles, sans doute elles ne sont pas plus douées d'intelligence qu'elles ne le sont de sensibilité. Ou bien, si l'on veut que les os et les ongles soient pourvus d'intelligence, parce qu'ils appartiennent à l'homme, qui est doué d'intelligence; c'est une aussi grande stupidité de dire que la terre et les pierres sont des dieux dans le monde, que c'en serait une de donner le nom d'hommes aux os et aux ongles qui sont en nous. Mais il faut peut‑être laisser cela à discuter avec les philosophes. Quant à maintenant, je ne veux voir que le politique. Car il peut bien se faire que, tout en paraissant avoir voulu relever la tête pour respirer à l'air libre de la théologie naturelle, néanmoins, dans l'étude de ce livre‑ci et dans le sentiment qu'il a de s'y voir percé à jour, il ait eu en vue d'y répondre du terrain où il s'était réfugié, et qu'il ait dit cela de peur qu'on ne crût que ses ancêtres de Rome ou d'autres cités avaient honoré inutilement Tellus et Neptune. Voici donc ce que je dis: Comme il n'y a qu'une seule terre, pourquoi la partie de l'âme du monde, qui pénètre la terre, n'a‑t‑elle pas fait d'elle une seule divinité sous le nom de Tellus? Si elle l'a fait, que deviendra le frère de Jupiter et de Neptune, Orcus qu'on appelle aussi Dis ? Et Proserpine qui, d'après une autre opinion, émise dans les mêmes livres de Varron, n'est pas la fécondité de la terre, mais sa partie inférieure? Si l'on me répond que la partie de l'âme du monde, qui pénètre la partie supérieure de la terre, c'est le dieu Dis; que ce qui pénètre la partie inférieure, c'est la déesse Proserpine, alors que deviendra Tellus? Car le tout qu'elle formait a été divisé en ces deux parties et en ces deux divinités, de sorte que, pour elle‑même qui vient en tiers, on ne peut trouver ni ce qu'elle est, ni où elle est. Peut‑être dira-t-on que ces deux divinités réunies, Orcus et Proserpine, ne sont que la déesse Tellus; qu'ainsi, elles ne sont plus trois, mais ou une, ou deux. Mais cependant on en nomme trois, on en reconnaît trois, on en honore trois; on donne à ces trois leurs autels, leurs temples, leurs sacrifices, leurs statues, leurs prêtres; autant de moyens par lesquels l'âme est prostituée à ces démons du mensonge, qui
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jettent la souillure sur elle. Mais qu'on me réponde encore: Quelle partie de la terre se trouve pénétrée par l'âme du monde pour former le dieu Tellumon? Il n'y en a pas de nouvelle, dit Varron. C'est une seule et même terre qui a une double vertu: l'une masculine, en produisant les semences , l'autre féminine, en recevant les mêmes semences et en les nourrissant. De là, la terre a été appelée Tellus, à cause de sa vertu féminine, et Tellumon, à cause de sa vertu masculine. Pourquoi donc les pontifes, d'après les indications de Varron, ont‑ils ajouté des autres dieux, offrant ainsi leurs sacrifices à quatre dieux, à Tellus, à Tellumon, à Altor et à Rusor? En voilà assez de dit sur Tellus et Tellumon. Mais pourquoi sacrifier à Altor? Parce que, dit Varron, tout ce qui est né tire sa nourriture de la terre. Et pourquoi à Rusor? Parce que, ajoute-t‑il, tout retourne à la terre.
CHAPITRE XXIV.
Surnoms de Tellus. Leur signification. En supposant que ces surnoms désignent plusieurs opérations, ils ne devaient pas prouver l'existence de plusieurs dieux.
1. Il s'ensuit donc que l'unique terre possédant ces quatre vertus devait recevoir quatre surnoms, mais non pas former quatre dieux. C'est ainsi qu'avec beaucoup de surnoms, il n'y a toujours qu'un seul Jupiter, comme il n'y a aussi qu'une seule Junon. En toutes ces divinités, une puissance multiple est dite appartenir à un seul dieu, ou à une seule déesse. La multitude des surnoms ne fait pas la multitude des dieux. Telles les femmes les plus viles, quelquefois la honte les saisit; elles se repentent d'avoir, en proie à la passion, recherché les foules auxquelles elles se livraient. Telle aussi l'âme avilie et prostituée aux esprits impurs. Le plus souvent, il lui a plu de multiplier les dieux pour multiplier ses abaissements et ses flétrissures; mais quelquefois aussi elle en a senti la honte et le remords. Aussi, Varron lui‑même semble avoir rougi de cette foule de divinités; il veut que Tellus ne soit qu'une seule déesse. «On l'appelle aussi, dit‑il, la Grande Mère. Elle a un tambour pour signifier le globe de la terre. Elle porte des tours sur la tête pour signifier les villes, et les siéges que l'on figure auprès d'elle représentent que tout est en mouvement autour d'elle, tandis qu'elle est immobile. Les Galles, qui sont là pour la servir, indiquent que, pour avoir la semence, il faut cultiver la terre ; car on trouve tout dans la terre. Les mouvements auxquels ils se livrent, sont pour ceux qui cultivent la terre une recommandation de ne jamais rester en repos, car ils auront toujours à faire. Le son des cymbales, le bruit des instruments
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agités par les mains, représentent ce qui se fait dans la culture de la terre; ces cymbales et instruments sont d'airain, parce que chez les anciens la terre se cultivait avec l'airain, avant l'invention du fer. Le lion libre et apprivoisé signifie qu'il n'y a point de terre si sauvage et
si ingrate qu'on ne puisse soumettre à la culture. Les différents noms et surnoms donnés à Tellus mère, ajoute‑t‑il ensuite, ont fait penser qu'il y avait en elle plusieurs dieux. On croit que Tellus est Ops, parce qu'elle s'améliore par le travail. On l'appelle Mère, parce qu'elle est très‑féconde; Grande Mère, parce qu'elle produit les aliments; Proserpine, parce que les moissons sortent de la terre, qui les fait germer et pousser; Vesta, parce que la terre est couverte d'herbes, qui lui font comme un vêtement. Ainsi, conclut‑il, ce n'est pas sans raison qu'on ramène les autres déessses à celle‑ci, et qu'on les comprend toutes en une. » Si donc il n'y a qu'une seule déesse en Tellus, qui, au fait, n'en est pas même une, en la considérant à la lumière de la vérité, pourquoi en chercher plusieurs en elle? Qu'à elle seule on donne tous ces noms divers, soit; mais qu'on ne compte pas en elle autant de déesses que de noms. Néanmoins, l'autorité des anciens, même lorsqu'ils se trompent, domine Varron et le fait trembler de s'être ainsi avancé. Aussi ajoute‑t‑il cette restriction: « Ce que j'ai dit ne s'oppose nullement à l'opinion de nos ancêtres, qui ont admis ici plusieurs déesses. » Comment donc peut‑il n'y avoir pas opposition? N'est‑ce pas bien différent de dire que plusieurs noms désignent une seule et même déesse, ou de prétendre qu'ils en désignent plusieurs? Varron répond : Oui, mais il peut se faire que la même chose soit une, et qu'en même temps plusieurs autres choses soient en elle. Assurément, je l'accorde; mais de ce que plusieurs choses sont dans un seul homme, s'ensuit‑il pour cela qu'il y a en lui plusieurs hommes? Il en est de même pour une déesse. Qu'il y ait en elle plusieurs opérations, peut‑on dire pour cela qu'il y ait plusieurs déesses? Mais puisqu'ils le veulent, qu'ils divisent, qu'ils réunissent, qu'ils multiplient, qu'ils confondent et qu'ils mêlent.
2. Tels sont les fameux mystères de Tellus et de la Grande Mère. Dans ces mystères, tout se rapporte à des semences périssables et à l'exercice de l'agriculture. C'est donc dans ce but et pour cette fin qu'interviennent les tambours, les astres, les Galles, tous ces mouvements insensés du corps, ce retentissement des cymbales, ces images de lions. Et y a‑t‑il quelqu'un à qui tout cela puisse promettre la vie éternelle? Et ces Galles, qu'on a fait eunuques, sont‑ils voués au culte de la grande déesse, pour signifier que ceux qui ont besoin de semence doivent s'attacher à
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la terre, eux que leur service envers cette grande déesse a privés de leur fécondité? Car enfin, en s'attachant à cette déesse, obtiennent‑ils une semence qu'ils n'ont pas, ou plutôt ne se voient‑ils pas obligés à la perte de celle qu'ils ont? Est‑ce là expliquer les mystères, ou en dévoiler l'horreur ? Et on ne remarque pas combien la malice des démons a pris d'empire, en n'osant pas faire de grandes promesses à ceux qui se consacraient à eux, et en exigeant d'eux des conditions si cruelles. Si la terre n'était pas une déesse, les hommes se contenteraient d'employer leurs mains pour la travailler, afin de lui faire donner la semence; mais ils n'emploieraient pas ces mêmes mains pour se faire violence à eux‑mêmes, et se priver pour elle de la fécondité qu'on lui demande. Si la terre n'était pas une déesse, elle deviendrait féconde par le travail de l'homme, et elle ne forcerait pas l'homme à se rendre stérile par ses propres mains. Que déjà dans les mystères de Liber une honnête femme, sous les regards de la multitude, ait couronné les parties honteuses de l'homme; qu'à ce spectacle, on ait vu le mari peut‑être, la honte et la sueur sur le front, si peu qu'il soit resté de pudeur parmi les hommes; qu'à la célébration des noces l'on ait eu coutume de faire asseoir la nouvelle mariée sur le genou d'un Priape, ces rites sont certainement moins infâmes et plus faciles à dédaigner, que ces mystères de turpitude cruelle ou de cruauté honteuse. Là, du moins, si les deux sexes sont flétris par les artifices du démon, ni l'un ni l'autre n'attentent à sa propre existence. Là on craint les sorts jetés sur la campagne, mais ici on ne recule pas même devant la mutilation des membres. Là, sans doute, on sacrifie la pudeur de la nouvelle épouse, mais de manière à ne lui faire perdre ni sa fécondité, ni même sa virginité. Mais ici on retranche la virilité, de manière à ce que, sans être changé en femme, l'homme ne subsiste plus.
CHAPITRE XXV.
Quelle explication la doctrine des sages de la Grèce a trouvée au sujet de la mutilation d'Atys.
Et cet Atys, il n'en a point fait mention, il n'en a cherché aucune explication. Et cependant, c'est en mémoire de l'amour de Cybèle pour lui que le Galle se mutile. (Voyez plus haut, liv. 11, chap. vii; liv. VI, chap. vii.) Mais les savants et les sages de la Grèce n'ont nullement voulu passer sous silence leur système là‑dessus. Il est si pur et si riche! En raison de l'aspect que prend la terre au printemps, époque à laquelle elle est naturellement plus belle à contempler, le célèbre philosophe Porphyre a prétendu qu'Atys sinifiait les fleurs. La perte de sa virilité représente, d'après lui, la chute de la fleur avant le fruit. Ce n'est donc pas l'homme lui‑même, ou l'espèce
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d'homme qu'on a appelé Atys, mais ce sont ses parties viriles qui se trouvent comparées à la fleur. Car elles sont tombées, l'homme restant vivant. Ou plutôt elles ne sont pas tombées, ni elles n'ont pas été retranchées, mais elles ont été déchirées sans remède, et cette fleur perdue ne fut suivie d'aucun fruit, ce fut la stérilité. Que signifie donc cet homme, reste de lui‑même? Que signifie ce qui lui est resté après sa mutilation? A quoi cela tend‑il? Quelle explication en tire‑t‑on ? En s'épuisant ainsi en si inutiles efforts, sans rien trouver de raisonnable, les païens nous démontrent qu'il faut plutôt croire ce que la renommée a jeté sur le compte d'un homme fait eunuque, et ce qu'elle en a fait écrire. C'est avec raison que notre Varron s'est détourné d'une pareille explication, et qu'il n'a pas voulu en parler. Certes, ce n'était pas ignorance chez un homme aussi savant.
CHAPITRE XXVI.
Infamie des mystères de la Grande Mère.
Il en a été de même de tous ces êtres efféminés consacrés à la même Grande Mère contre toute pudeur de l'homme et de la femme. Hier encore, on les voyait la chevelure parfumée, le visage fardé, les membres pendants et sans soutien, avec une démarche lascive, s'exposant sur les places et dans les rues de Carthage, et réclamant du public de quoi mener leur vie honteuse (1). Egalement, Varron n'en a voulu rien dire, et je ne me souviens pas en avoir rien lu quelque part dans ses livres. L'interprétation a fait défaut, la raison a rougi, le langage s'est arrêté. La Grande Mère a remporté la victoire sur tous les dieux ses enfants, non à cause de la grandeur de sa divinité, mais à cause de l'énormité de ses crimes. Avec une pareille monstruosité, celle de Janus ne peut entrer en comparaison. Janus n'était hideux que dans ses statues; pour elle, elle est hideuse dans la cruauté de ses mystères. A Janus on ajoutait des membres dans les statues qu'on lui élevait. A la Grande Mère on mutilait des membres dans les hommes qu'on lui consacrait. Ces infamies ne sont pas surpassées par les incestes si nombreux et si affreux de Jupiter lui‑même. Jupiter, au milieu de ses débauches de femmes, n'a apporté au ciel que l'opprobre du seul Ganimède. Mais elle, la Grande Mère, c'est avec une foule d'efféminés, acceptant le déshonneur et l'étalant en public, qu'elle a souillé la terre et outragé le ciel. Peut‑être pourrait‑on, dans ce genre de
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(1) D'après une loi portée par Métellus, il était permis aux Galles de la mère des dieux de demander l'obole de l'aumône au peuple. Cette loi est mentionnée par Ovide dans ses Fastes, IVe livre, et par Cicéron, dans son ouvrage sur les lois: « Excepté, dit‑il, les ministres de la mère de l'Ida, et encore à certains jours, je n'admets pas que personne doive mendier. » Et il ajoute : “Nous avons supprimé l'industrie des mendiants, nous avons seulement excepté celle qui regarde spécialement les prêtres de Cybèle, et cette exception n'est que pour un petit nombre de jours; car cet abus de la mendicité jette la superstition dans les esprits, et il épuise les maisons. » Voyez Tertulien, Apolog., ch. xiii.
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honteuse cruauté, ou lui comparer ou même lui préférer Saturne qui, dit‑on, mutila son père. Mais au moins, dans les mystères de Saturne, les hommes étaient plutôt tués par les mains d'autrui, que mutilés par les leurs propres. Saturne a dévoré ses enfants, suivant les poètes, et là‑dessus, les naturalistes se livrent à d'arbitraires interprétations. Mais l’histoire nous révèle qu'il les a mis à mort. Toutefois, comme les Carthaginois lui ont sacrifié leurs enfants, les Romains n'ont pas admis cette pratique. Cependant, cette Grande Mère des dieux a introduit aussi des eunuques dans les temples romains, et elle y a maintenu cette cruelle coutume. En effet, on croyait qu'elle entretenait les forces des Romains, en retranchant la virilité aux hommes. Que sont en comparaison de cette horreur les vols de Mercure, les débauches de Vénus, les adultères et les turpitudes des autres? Nous citerions les livres en témoignage de ces excès, si dans les théâtres on ne les célébrait pas tous les jours par des chants et des danses. Mais, qu'est‑ce que tout cela en comparaison de pareilles hontes dont l'énormité était apparemment réservée à la Grande Mère? Notez que l'on dit que ce sont les poètes qui ont imaginé tout cela. Les poètes ont‑ils aussi inventé que ces horreurs étaient agréables aux dieux, et qu'elles étaient agréées de même par eux ? Oui, sans doute, le fait de les célébrer ou de les publier doit être attribué à l'audace ou à la licence des poètes. Mais l'introduction de ces infamies dans les choses divines et dans les solennités du culte, sur l'ordre et la menace des dieux, n'est‑elle pas un crime imputable aux dieux? Bien plus, n'est‑ce pas de leur part un aveu formel qu'ils sont des démons, et qu'ils trompent les misérables humains? Pour ce qui est de la consécration des eunuques, dont la Mère des dieux a reçu l'hommage, les poètes ne l'ont pas inventé, ils ont mieux aimé en frémir d'horreur que d'en rien célébrer. C'est donc à de pareils dieux choisis que l'homme doit être consacré, pour vivre heureux après sa mort; à ces dieux au service desquels une fois consacré, il ne peut vivre honnêtement avant sa mort, étant condamné à d'ignominieuses superstitions et se faisant l'esclave d'impurs démons. Mais tout cela, dit Varron , se rapporte au monde (mundum). Qu'il prenne garde que ce soit plutôt à l'immonde (immundum). Mais qu'est‑ce donc que l'on ne peut pas rapporter au monde, parmi ce qui est dans le monde? Pour nous, nous cherchons une âme qui, mettant sa confiance dans la vraie religion, n'adore pas le monde comme son Dieu, mais le préconise comme l'ouvrage
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de Dieu et à cause de Dieu. Nous cherchons une âme qui, délivrée des souillures du monde, s'élève purifiée jusqu'à Dieu, auteur du monde.
CHAPITRE XXVII.
Vaines explications des philosophes naturalistes. Ils n'honorent point le vrai Dieu. Leur culte ne convient pas au vrai Dieu.
1. Pour ce qui est de ces dieux choisis, nous voyons qu'ils ont vraiment acquis une plus grande célébrité que les autres. Toutefois, ce n'a pas été pour donner de l'éclat à leurs vertus, mais pour ôter à leurs infamies le bénéfice du secret. C'est ce qui nous porte davantage à croire qu'ils ont été des hommes, comme du reste le proclament, non‑seulement les écrits des poètes, mais encore les documents des historiens. Car si Virgile a dit : « Saturne le premier est descendu du céleste Olympe. Il fuyait devant les armes de Jupiter, et se réfugiait dans l'exil après la perte de son royaume; » (Enéide, viii) ce fait se trouve répété tout au long avec les circonstances qui s'y rattachent, dans l'histoire d'Evhémère, qu'Ennius a traduite en langue latine. Et, comme il s'en trouve bien des preuves parfaitement établies, dans les auteurs qui, avant nous, ont écrit contre les erreurs du paganisme, soit en grec, soit en latin, je ne veux pas insister davantage là-dessus.
2. Quand je considère comment, à l'aide des sciences naturelles, certains savants subtils s'efforcent de transformer tous ces événements humains en choses divines; je vois qu'il n'y a rien dans ces sciences qu'on ait pu rapporter à autre chose qu'à des oeuvres terrestres et temporelles, ou à une nature corporelle et essentiellement variable, même lorsqu'elle est invisible. Tout cela ne peut nullement être le vrai Dieu. Si au moins dans leurs différents signes on apercevait quelque conformité avec la religion proprement dite, il y aurait sans doute à regretter que leurs pratiques n'eussent pas pour but d'annoncer et de proclamer le vrai Dieu; cependant, il y aurait à se féliciter encore de n'y voir ni faire ni ordonner des actes aussi horribles et aussi honteux. Mais maintenant, s'il y a crime, lorsque à la place du vrai Dieu, qui seul peut faire la félicité de l'âme devenue sa demeure, on rend un culte à l'âme ou au corps; combien est‑il encore plus criminel de rendre un culte à tous ces êtres qui ne peuvent donner à leurs adorateurs ni le salut du corps, ni l'honneur de l'âme. Si donc on établit un temple, un sacerdoce, un sacrifice qu'on ne doit qu'au vrai Dieu, pour honorer quelque élément de la nature ou quelque esprit créé, lors même qu'il
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ne serait ni impur, ni méchant, cette action est mauvaise. Elle est mauvaise; non qu'il faille regarder comme mauvais le temple, ou le sacerdoce, ou le sacrifice par lesquels on exerce un pareil culte; mais parce que le temple, le sacerdoce et le sacrifice ne doivent servir qu'à honorer celui‑là seul à qui est dû tout culte et tout hommage. Si, au contraire, on a recours à des statues de forme insensée ou monstrueuse, à des sacrifices humains, à des cérémonies dans lesquelles on couronne les parties honteuses de l'homme, ou encore à des récompenses décernées à la débauche , au retranchement des membres, à la mutilation des parties viriles, à la consécration d'hommes efféminés, enfin à des fêtes célébrées par des jeux impurs et obscènes; si par là on prétend honorer l'unique vrai Dieu, c'est‑à‑dire, le créateur de toute âme et de tout corps; on pèche, non pas parce qu'il ne faut pas honorer celui qu'on honore, mais parce que celui qu'on devait honorer a été honoré autrement qu'il ne devait l'être. Quant à celui qui, par de tels actes, c'est‑à‑dire, par des infamies et des crimes, veut honorer non pas le vrai Dieu, c'est‑à‑dire, le créateur de l'âme et du corps, mais la créature, si pure qu'elle soit, âme ou corps, ou tous les deux, celui‑là pèche deux fois contre Dieu. Il pèche d'abord, en adorant à la place de Dieu ce qui n'est pas Dieu. Il pèche encore, en se livrant à un culte tel qu'on ne doit l'adresser ni à Dieu, ni à un autre que Dieu. Pour ce qui est des païens, quel a été leur culte, quel honte et quel appareil de crimes l'ont accompagné, c'est chose facile à constater. Mais quels êtres ou quels esprits ont‑ils honorés? Cela resterait à l'état de question obscure, si leur histoire n'attestait que ces infamies, ces turpitudes qu'ils avouent, ils ne les commettaient que sur l'ordre de leurs dieux. Ces dieux exigeaient cela! Toute équivoque est donc écartée. Il est clair que ce sont les démons fauteurs de tout crime, les esprits impurs que toute cette théologie civile invoque, et dans l'exhibition de ces images insensées, et aussi pour la possession des coeurs pervertis par elles.
CHAPITRE XXVIII.
La doctrine de Varron sur la théologie ne s'accorde dans aucune de ses parties.
A quoi donc aboutit cet homme si savant et si pénétrant, ce Varron, en s'efforçant, par la subtilité de son raisonnement, de ramener et de rapporter tous ces dieux au ciel et à la terre ? Il ne peut y arriver. Ces dieux glissent de ses mains, ils y reviennent, ils tombent et ne se retrouvent plus. Car, sur le point de parler des dieux femelles, c'est‑à‑dire des déesses, il dit : «Comme je l'ai observé dans mon premier livre, qui traite des origines, on remarque deux principes
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p699 APITRE XXVIII.
pour les dieux, l'un céleste et l'autre terrestre. De là des dieux, dont les uns sont dits célestes, et les autres terrestres. Dans les livres précédents, nous avons commencé par le ciel; alors, nous avons parlé de Janus, que ceux‑ci ont appelé le ciel, et ceux‑là le monde. De même, en écrivant sur les dieux femelles, nous commençons par Tellus. » Je me figure l'embarras d'un si grand génie. Car il se laisse guider par un certain rapport de vraisemblance: le ciel , c'est le principe actif ; la terre, c'est le principe passif. Au premier donc il donne la puissance masculine; à la seconde , la puissance féminine. Et il ne voit pas que celui à qui il faut attribuer tout cela, c'est Celui qui a fait le ciel et la terre. C'est d'après ces données qu'il explique dans un livre précédent les mystères divins des Samothraces, et qu'il promet que dans ses écrits il exposera, et adressera aux siens très‑religieusement des choses qui leur sont encore inconnues. Plusieurs signes, dit‑il dans ce livre, lui ont fait conclure que parmi les différentes statues des dieux, l'une représente le ciel, l'autre la terre, une autre ces types universels que Platon appelle les idées (Timée et Parménide). Il veut que par le ciel on entende Jupiter, que Junon soit la terre et Minerve les idées. Le ciel est le principe par lequel quelque chose peut se faire, la terre est la matière de laquelle elle se fait, les idées sont le modèle d'après lequel elle se fait. Sur ce sujet, j'oublie de dire que Platon attribue une si grande puissance aux idées, que, d'après lui, ce n'est pas le ciel qui aurait rien créé sur leur modèle, mais, au contraire, le ciel même aurait été créé par elles. Là‑dessus, voilà ce que j'ai à dire: c'est que, dans ce livre des Dieux choisis, Varron a perdu de vue la raison de ces trois divinités, dans lesquelles il a pour ainsi dire tout résumé. Car au ciel il attribue les dieux mâles, et à la terre les dieux femelles, parmi lesquels il a rangé Minerve qu'il avait placée auparavant avant le ciel lui‑même. Ajoutez à cela que le dieu mâle Neptune a sa place dans la mer, qui tient à la terre et non au ciel. Et Dis, que les Grecs appellent Pluton, n'est‑il pas aussi un dieu mâle, frère de Jupiter et de Neptune? On le dit cependant aussi appartenir à la terre. Il en habite la partie supérieure, tandis qu'à son épouse Proserpine il fait occuper la partie inférieure. Comment font‑ils tant d'efforts pour placer les dieux au ciel, et les déesses sur la terre? Qu'y a‑t‑il de solide, de logique, de raisonnable, de positif dans tout ce système? Quant à Tellus, elle est le principe des déesses. C'est la Grande Mère devant laquelle retentissent les clameurs furieuses d'hommes infâmes, qui sont efféminés, mutilés, qui se déchirent et se livrent à des mouvements furibons. Que veut‑on donc dire quand on appelle Ja-
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nus la tête des dieux, et Tellus la tête des déesses? L'erreur ne fait pas à Janus une seule tête, la fureur ne fait pas à Tellus une tête saine (1). Pourquoi ces efforts inutiles pour rapporter tout cela au monde? Et, quand on le pourrait, aucun homme religieux ne peut adorer le monde à la place du vrai Dieu. Et cependant l'évidence doit les convaincre qu'ils ne le peuvent pas non plus. Que plutôt ils rapportent tout cela à des hommes morts, à des esprits pervers, et tout problème disparaitra.