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§ III. Conquête de l'Espagne par les Maures.
29. Jusqu'ici l'Occident s'était tenu en garde contre la corruption byzantine. Il laissait les césars d'Orient se perdre à leur gré, mais ne s'associait aucunement à leurs tentatives impies contre la foi catholique et l'autorité du saint-siége. L'Espagne rompit la première, pour son malheur, avec une politique aussi sage que chrétienne. Le jeune roi Vitiza, emporté par la fougue de ses passions, donna le signal de tous les désordres et de toutes les hontes. Il débuta dans la carrière du crime par un monstrueux forfait. Le duc des Cantabres (Galice), Favila, avait une femme dont la beauté séduisit le jeune monarque. Vitiza tua le duc à coups de bâton, prit sa femme et l'enferma dans son sérail ; car, à la façon musulmane, Vitiza avait transformé le palais des rois catholiques en un lieu de débauches, où il entretenait par centaines les malheureuses victimes de ses voluptés. Il y eut d'abord, au sein de la nation, un frémissement d'horreur et comme une révolte de la conscience publique. Vitiza exigea alors de tous ses officiers civils et militaires, de tous les palatins et grands de la cour, l'imitation complète de sa manière de vivre. La résistance pouvait venir de deux côtés, des évêques et des nobles. Aux premiers, il fut interdit sous peine de mort de communiquer avec le saint-siége ; les canons du pseudo-concile quinisexte proscrivant le célibat ecclésiastique furent promulgués par un édit royal. Vitiza plus logique que Rhinotmète étendait aux évêques l'obligation de se marier. Ceux des prélats qui refusèrent d'obéir, c'est-à-dire pour l'honneur de l'Espagne l'immense majorité, furent mis à mort ou exilés. On
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1 Cf. pag. 153 de ce présent volume.
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les remplaça par des intrus, qui ne rougissaient pas d'étaler jusque dans le lieu saint un troupeau de concubines. Ce fut ainsi que l'évêque de Tolède et l'archevêque de Séville furent proscrits : le tyran osa les remplacer l'un et l'autre par son fils Oppa, qui se mit en possession des deux églises et usurpa en outre le titre de primat d'Espagne. Les Juifs chassés autrefois de la péninsule ibérique par Sisebut et Egica furent rappelés de toutes parts, et recommencèrent leurs exactions contre les chrétiens. La noblesse et le peuple des provinces, révoltés de tant de scandales, manifestèrent des sentiments hostiles. Vitiza pour étouffer ce cri de la conscience outragée fit raser les murs et les remparts de toutes les cités, de toutes les forteresses, de tous les châteaux-forts. Trois villes seulement, Tolède, Léon, Astorga ne subirent point cet outrage. La population se leva en armes et repoussa les démolisseurs. Ainsi d'avance Vitiza préparait le chemin à l'invasion musulmane. En 633, le Moïse de l'Ibérie, saint Isidore de Séville, dans une prophétique inspiration avait dit aux Espagnols : « Tant que vous observerez d'un cœur pur les lois religieuses et civiles que tous vous venez d'accepter, votre vie sera heureuse sur la terre, vous jouirez de la prospérité et de la paix; mais le jour où vous aurez abandonné les préceptes du Seigneur, des désastres inouïs vous frapperont : la race des Goths tombera sous le glaive 1. » Le jour de l'apostasie se leva pour l'Espagne avec le règne de Yitiza. Cette période fut relativement courte : elle ne dura que neuf ans (701-710). Un dernier crime y mit fin. Théodéfrid descendant de Réceswind vivait dans l'obscurité à Cordoue. Il eut le malheur de tomber entre les mains du tyran qui lui fit crever les yeux. Les bourreaux avaient ordre d'infliger le même supplice au jeune Pélage, fils de Favila duc des Cantabres; mais Pélage réussit à s'enfuir dans les sierras de son pays natal, où les anciens sujets de son père lui offrirent un asile. Théodéfrid avait lui-même un fils, plus âgé que Pélage, dont l'influence dans le midi de l'Espagne était considérable. II se nommait Rodéric (Rodrigue). A la tête
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1 Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 376,
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d'une petite armée qui se grossit bientôt de tous les mécontents et de toutes les victimes des cruautés de Vitiza Rodéric osa affronter les périls d'une lutte ouverte. La guerre se prolongea deux ans avec des chances diverses ; enfin, dans un dernier combat le tyran fut fait prisonnier. Rodéric lui creva les yeux, le relégua à Cordoue et monta sur le trône (710).
30. Cette révolution pouvait sauver l'Espagne. Malheureusement le vainqueur ne valait pas mieux que le vaincu. Rodéric, à peine en possession du sceptre arraché aux mains de Vitiza, prit à tâche de dépasser encore les débauches et les cruautés de son misérable prédécesseur. Livré aux plus honteuses passions, sa brutalité n'épargnait ni l'âge ni le rang. Il enleva la fille du comte Julien, gouverneur de Ceuta, dernier point que la monarchie espagnole eût conservé sur la côte africaine dans l’Hispania transfretana, ainsi qu'on l'appelait alors. Julien au désespoir oublia ce qu'il devait à sa patrie, pour venger son honneur indignement outragé. Il offrit à Mousa, lieutenant en Afrique du calife Walid, de l'aider à faire la conquête de l'Espagne. Mousa en habile général comprit tout le parti qu'il pourrait tirer de l'appui de Julien. Le traité fut conclu. Vingt-cinq mille Turcs, sous le commandement de Tarick, abordèrent le 28 avril 711 sur la côte d'Algésiras, s'emparèrent du mont Calpé, appelé depuis Gibraltar (Gibel-Tarick montagne de Tarick). Les Goths amollis par dix années de corruption officielle avaient désappris la guerre. D'ailleurs une partie était d'avance livrée à l'ennemi. La bataille se livra près de Xérès, le 17 juillet 711. Les Goths furent défaits ; leur roi Rodéric disparut dans la mêlée. A cette nouvelle, Mousa passa lui-même le détroit, prit Tolède, Séville, Mérida. En quinze mois toute l'Espagne fut subjuguée, et s'inclina devant l'étendard du prophète. Le royaume des Visigoths disparaissait, après avoir duré près de trois siècles, depuis son établissement à Toulouse en 419. La capitale du nouveau califat musulman fut Cordoue. Les chrétiens restés fidèles se réfugièrent dans les montagnes des Asturies, sous la conduite de Pélage qu'ils élurent pour roi. Pélage établit à Oviédo le siège du nouvel empire qui devait lutter pendant sept siècles pour l'indépendance
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et la religion nationales. Les Maures lui députèrent un de leurs généraux, nommé Aliaman. Le musulman se présenta, tenant de la main droite une épée, de l'autre une bourse pleine d'or. Pélage le reçut dans la fameuse grotte de Gavadonga dédiée par la foi des proscrits à la mère de Dieu. Aliaman avait pris pour interprète l'intrus de Tolède, Oppa, qui s'était empressé d'ajouter l'apostasie à ses autres crimes. « Vous savez, dit ce traître à Pélage, que l'Espagne tout entière est soumise aux Arabes. Qu'espérez-vous de quelques fugitifs enterrés dans le creux de cette montagne? — Nous espérons, répondit Pélage, que du creux de ces rochers sortira le salut d'une patrie que vous trahissez, le rétablissement de l'empire des Goths. Évêque déserteur, retournez aux infidèles en qui vous avez mis votre confiance, et dites-leur que nous ne craignons pas leur multitude. Le Tout-Puissant après avoir châtié des serviteurs rebelles signalera sa miséricorde sur des enfants soumis. » Ainsi le gant fut jeté entre la chrétienté et l'islamisme. L'héroïque poignée de soldats fidèles abritée sous le rocher de Cavadonga portait dans les plis de son drapeau l'avenir de la catholique Espagne.
31. Depuis Gibraltar jusqu'aux Pyrénées, la péninsule ibérique ouverte à la convoitise musulmane devint comme un immense déversoir où se précipitèrent des flots d'Arabes, de Maures, de Sarrasins. Les Juifs rappelés par Vitiza se firent les intermédiaires de cette invasion pacifique qui succéda à l'invasion conquérante. Ils désignaient aux immigrants les territoires encore occupés par des familles chrétiennes, les aidaient à s'en emparer, et à expulser les anciens maîtres. La population se trouva de la sorte entièrement renouvelée. Nul doute que la conquête de l'Espagne par les Maures n'ait retardé de plusieurs siècles la chute de Constantinople et de l'empire d'Orient. La trouée faite inopinément sur l'Europe par le détroit de Gibraltar offrit aux races musulmanes un débouché par lequel elles se précipitèrent. Les Pyrénées ne devaient pas longtemps être pour elles une barrière infranchissable. Lorsque le calife Walid mourut en 715, laissant le trône aux mains de Soliman I son frère et son successeur, il lui légua en même temps
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la mission d'achever la conquête de l'Occident par celle des Gaules, de l'Italie et de la Germanie. Mais déjà Dieu tenait en réserve le marteau qui devait écraser, de ce côté des Pyrénées, les hordes musulmanes. Pépin d'Héristal venait de mourir (714) dans sa villa de Jupille (Jopilium), au territoire de Liège. Son fils Charles hérita du pouvoir et du titre de maire du palais. Il devait immortaliser l'un et l'autre en conquérant dans les plaines de Poitiers le surnom à jamais glorieux de Martel.
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23. L'enfant royal mêlait ainsi son souvenir désormais impérissable au témoignage officiellement rendu par la France mérovingienne à la mémoire de l'apôtre national, jadis envoyé dans la ville de Lutèce par le pape saint Clément. Jamais la France n'avait eu un plus pressant besoin du patronage de ses protecteurs célestes. Pendant que le duc d'Aquitaine et son malheureux allié Chilpéric II luttaient à Soissons contre Charles d'Austrasie, le gouverneur musulman d'Espagne, Zarna, lançait en deçà des Pyrénées une population entière d'Arabes et de Maures. L'heure semblait propice aux enfants du prophète pour envahir la Gaule. Derrière la nuée des combattants qui marchaient en première ligne, une véritable immigration suivait pas à pas, groupée par familles et par tribus, dans l'espoir d'occuper les territoires nouveaux que le croissant allait soumettre à son empire. La Septimanie fut inondée en un clin d'œil ; Narbonne, capitale de la province, ferma ses portes et essaya une résistance désespérée. Zama emporta la place d'assaut, fit passer tous les hommes au fil de l'épée ; les femmes et les enfants furent dirigés, comme de vils troupeaux, sur les frontières d'Espagne (720). Maître de la Narbonnaise, le chef musulman y organisa le service de l'impôt; il écrivit au calife que l'étendard de Mahomet flotterait bientôt depuis les Pyrénées jusqu'aux rives du Danube. Quelques mois après, comme rien n'arrêtait sa marche victorieuse, Zama parut sous les murs de Toulouse (721), résolu à traiter la capitale de l'Aquitaine comme il avait traité Narbonne. Or, c'était le moment où le duc Eudes, vaincu à Soissons, rentrait dans ses états. Son armée n'existait plus, il semblait impossible d'en recons-
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1 Mabillon, De re diplomatie, lib. VI, n° 36. La Patrologie latine (tom. LXXI, col. 1197-1198) reproduit quelques fragments de cette charte mérovingienne.
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p591 CHAP. IX. — GUERRES CIVILES DANS LES GAULES.
tituer une autre. Eudes cependant ne désespéra pas. Les pourparlers qu'il entretenait alors avec le duc d'Austrasie au sujet du malheureux Chilpéric durent, selon toute vraisemblance, leur succès précipité à la pression de ces événements formidables. Chilpéric II fut sacrifié; mais par une compensation providentiellement réservée à l'héroïsme de ce prince, sa chute sauva la France. Charles d'Austrasie n'avait pas le temps de revenir des bords du Rhin, où il s'était élancé à la poursuite des Saxons. Il permit au duc d'Aquitaine d'appeler à son secours les Neustriens et les Burgondes. Ce qui restait en état de porter les armes dans ces deux provinces et dans toute la Gaule méridionale accourut sous les étendards de la croix. Car tel fut réellement le caractère de cette expédition improvisée, où deux cultes et deux civilisations allaient se mesurer dans une lutte gigantesque. Les reliques envoyées de Rome par le pape saint Grégoire II furent distribuées aux guerriers chrétiens. L'un de nos historiens nationaux les plus autorisés, Flodoard, confirme sur ce point la donnée du Liber Pontificalis. Les éponges qui avaient servi le jeudi saint à la purification du maître-autel de la basilique vaticane, coupées en menues parcelles, furent distribuées aux soldats chrétiens. « C'était, dit Flodoard, la bénédiction que le pape envoyait aux Francs, comme un gage assuré de victoire. Le fer des Agaréniens devait s'émousser au contact de cette relique sacrée : quiconque la portait ne pouvait être blessé. » Nous sommes donc ici en présence d'un acte de foi national. Est-ce à dire que parmi les soldats du duc d'Aquitaine il ne se trouvât aucun de ces ennemis du surnaturel chrétien, dont toutes les époques présentent des échantillons? Évidemment dans ce pêle-mêle des races du nord et du midi, réunies pour la défense du foyer commun, il ne manquait pas de dissidents. Les adorateurs d'Odin et de Teutatès y coudoyaient les soldats du Christ. Chacun fut libre d'accepter ou de répudier la relique venue de la confession de saint Pierre. La bataille s'engagea le lendemain sous les murs de Toulouse, avec un acharnement égal des deux côtés. Les Maures n'avaient plus que ce dernier obstacle à vaincre pour rester maîtres de l'Europe : les
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p592 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE II (715-731).
Francs s'ils étaient vaincus disparaissaient du nombre des peuples, et voyaient finir leur histoire avec la conquête de leur patrie. Après six heures d'une mêlée sanglante, Eudes d'Aquitaine put enfin percer la muraille vivante que lui opposait l'ennemi. Le vizir musulman, Zama, tomba frappé de mort. Privés de leur chef, les Sarrasins se débandèrent : ils furent massacrés au nombre de trois cent mille. Ce chiffre officiel, donné par le duc d'Aquitaine dans sa lettre à saint Grégoire II, s'explique par la nature même de l'invasion musulmane. Derrière les guerriers de l'Islam, les Francs trouvèrent la multitude des femmes, des enfants, des vieillards, immense troupeau qui suivait l'armée dans l'espoir de partager les fruits du triomphe. Le glaive des vainqueurs put donc se plonger sans miséricorde dans le sang. Mais ce que les rationalistes modernes ne sauraient expliquer, c'est que parmi les soldats de la Gaule aucun de ceux qui avaient reçu la relique envoyée par le pape ne fut atteint même d'une simple blessure. Quinze cents hommes du côté des Francs perdirent la vie dans cette mémorable journée ; tous ils avaient répudié le gage de bénédiction venu du tombeau de saint Pierre (721).
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§ II. les Sarrasins et Charles Martel.
6. Au moment où Grégoire III montait sur le siège de saint Pierre, la Gaule se trouvait menacée d'une seconde invasion musulmane. Vers la fin de l'an 729, le calife Hescham avait reçu dans son palais de Damas une députation de Sarrasins espagnols, venus pour se plaindre des violences et des exactions de l'émir Aleuta (Alhaïtam). Ils lui reprochaient une avarice insatiable et des cruautés révoltantes. Jean Damascène était encore grand-visir, il put donc en cette qualité recevoir les délégués de la péninsule ibérique. Toujours est-il que justice leur fut rendue, Aleuta fut destitué et remplacé par Abdérame, le plus grand homme de guerre qui eût paru en Espagne depuis Tarif et Mousa. Après la défaite et la mort de Zama sous les murs de Toulouse (721), Abdérame (Ab-der-Rhaman) avait rallié les débris de l'expédition, ranimé les courages et manœuvré avec tant de bonheur que les Sarrasins vaincus purent conserver en deçà des Pyrénées une partie considérable de la Narbonnaise. Devenu lieutenant du calife, Abdérame ne songea plus qu'à prendre une revanche éclatante et à réaliser la conquête des Gaules. Depuis dix ans, les immigrations en Espagne n'avaient cessé de s'accroître d'une foule d'aventuriers accourus de toutes les parties de l'empire musulman, Maures, Arabes, Persans même, « en nombre tel, dit le chroniqueur contemporain Isidore de Béja, que les armées arabes couvraient comme une inondation tout le territoire espagnol. » Il fallait ouvrir de nouveaux débouchés à ce torrent d'hommes. Leur agglomération nécessitait une entreprise dont elle semblait en même temps assurer le succès. Abdérame
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1. Liber Pontifical.. Notit. XCII; Pair, lai., tom. CXXV1II, col. 1023-1032.
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p11 CHAP I. — LES SARRASINS ET CHARLES MARTEL.
ne voulut cependant laisser que le moins possible au hasard dans la future expédition. Le désastre de Toulouse l'avait rendu prudent ; il savait par expérience combien les grandes armées sont impressionnables, et passent facilement d'une confiance outrecuidante à des paniques irrémédiables. Or, la province Narbonnaise restée au pouvoir du croissant avait pour gouverneur un chef d'origine maure, Abu-Néza, dont les chroniqueurs chrétiens transformèrent le nom en celui de Munuz. Abdérame était arabe de naissance. Entre les deux races subsistait encore une rivalité sourde, que la communauté de religion n'avait pas éteinte. Munuz se déclara indépendant du pouvoir d'Abdérame, et entama des négociations avec le duc Eudes d'Aquitaine pour entrer dans son alliance. Celui-ci reçut avidement les ouvertures du Maure. Au mépris de la religion et de son honneur, le descendant des rois très-chrétiens vendit son propre sang pour garantir la sécurité de ses états. Il livra sa fille Lampegia à un mahométan, à un soldat africain ; et Munuz devint le gendre d'un prince franc.
7. Cette monstrueuse alliance fut fatale aux deux parties contractantes. Eudes se croyant invincible rompit le traité de paix conclu dix ans auparavant avec Charles Martel, et revendiqua les droits qu'il tenait, comme issu des mérovingiens, à la couronne de Neustrie. Ragenfred, l'ancien maire du palais de Chilpéric II, avait, depuis la mort de son malheureux maître, reconnu la domination de Charles Martel et reçu en récompense le comté d'Angers. Il est probable que le duc d'Aquitaine comptait sur l'appui que Ragenfred pourrait lui prêter dans sa nouvelle entreprise ; mais son espoir fut déçu par la mort inopinée de ce personnage. Charles Martel guerroyait au pays des Suèves (la Souabe actuelle), lorsqu'il apprit la levée de boucliers du duc Eudes. Prompt comme la foudre, il accourut des bords du Rhin, entra sans coup férir à Toulouse, ravagea l'Aquitaine, gorgea ses troupes de butin et contraignit le duc à implorer de nouveau sa merci. Pressé de retourner en Germanie, où son absence pouvait entraîner de nombreuses défections, Charles se montra clément envers
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p12 PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE III (731-7-1J).
un vassal qui l'avait déjà trahi deux fois ; il accepta ses nou-veaux serments de fidélité et lui laissa le gouvernement de ses provinces (63I). Abdérame n'avait pas été moins rapide que Charles Martel. Pendant que le duc d'Austrasie châtiait la révolte du beau-père, l'émir de Cordoue écrasait celle du gendre. Munuz avait déjà franchi les Pyrénées et se trouvait près d'Urgel. Contre un pareil ennemi, Abdérame ne voulut pas employer toutes ses forces ; il aurait fallu trop de temps à son immense armée pour s'ébranler, traverser la péninsule et faire une guerre de montagnes. Avec une troupe d'avant-garde, recrutée parmi les plus vaillants et les plus déterminés soldats, un lieutenant d'Abdérame, Gedhi ben Zecan, surprit Munuz à l'improviste, et le contraignit de se renfermer avec sa nouvelle épouse à Puycerda, capitale de la Cerdagne, située sur le versant méridional des Pyrénées. Le siège ne pouvait être long ; les vivres firent défaut dans la place, l'eau manqua la première. Munuz et Lampégia réussirent à s'échapper durant la nuit, se jetèrent dans les anfractuosités des rochers, se cachant dans les montagnes, et se sauvant de retraite en retraite. Gedhi les fit poursuivre. Munuz, épuisé par la fatigue et les brûlantes ardeurs du soleil, s'était arrêté près d'une fontaine, avec la malheureuse Lampégia qu'il s'efforçait de consoler et de ranimer par ses soins. Tout à coup il entendit sur les hauteurs voisines un bruit de pas étouffés : il se retourna; un gros de musulmans l'enveloppait. Quelques serviteurs restés jusqu'à ce moment fidèles à son infortune l'abandonnèrent en ce péril extrême. Seul il essaya de combattre encore pour le salut de la jeune chrétienne qui avait consenti à devenir son épouse ; mais il tomba percé de coups; sa tête fut envoyée à Cordoue, hommage funèbre que ne dédaigna point la vengeance d'Abdérame. Lampégia eut la douleur d'être épargnée. Les vainqueurs l'expédièrent à Damas, et la fille des rois mérovingiens termina sa vie dans le harem du calife Hescham.
8. Comme un rideau jeté entre la Gaule et l'Espagne, les Pyrénées avaient dérobé à l'un et l'autre pays les scènes qui venaient d'ensanglanter leur double versant. Eudes vaincu par Charles
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p13 CHAP. I. — LES SARRASINS ET CHARLES MARTEL.
Martel ignorait que son gendre l'était par le lieutenant d'Abdérame, et réciproquement le visir de Cordoue ne se doutait pas encore de la lutte engagée entre le duc d'Aquitaine et celui d'Austrasie. Mais de pareils secrets franchissent bientôt toutes les barrières : les vents eux-mêmes les portent sur leurs ailes. L'émir ne tarda guère à savoir que le duc d'Aquitaine, était dans l'impossibilité d'opposer une résistance sérieuse à l'invasion musulmane. Gedhi, après la victoire de Puycerda, s'était rendu maître de toute la province Narbonnaise. Les Pyrénées libres de l'un et de l'autre côté n'étaient plus pour les envahisseurs qu'un marchepied qu'ils pouvaient franchir à leur aise, avec la certitude de n'y rencontrer aucun ennemi. Ce n'était plus, comme en 720, une armée de trois cent mille combattants qui allait se jeter sur la Gaule ouverte de toutes parts. Un peuple entier, une multitude qu'on ne saurait guère évaluer à moins d'un million d'âmes se mit en mouvement pour une de ces formidables invasions dont l'époque d'Attila jadis avait offert le spectacle. Au printemps de l'an 732, Abdérame franchit les Pyrénées à la tête de ses hordes africaines et asiatiques. La petite armée de Pelage, cachée dans les montagnes des Asturies et des provinces vascongades ( la Biscaye actuelle), regarda de loin passer le torrent sans lui opposer le moindre obstacle. La marche d'Abdérame accusa d'ailleurs un plan et des combinaisons stratégiques dignes d'un véritable homme de guerre. Pendant que l'émir en personne, à la tête du principal corps d'armée, descendait au pays des Francs par la vallée depuis si célèbre de Roncevaux, deux flottes mettaient à la voile dans les ports de la Biscaye et de la Tarragonaise pour aller aborder sur les côtes de la Provence et de la Septimanie ; enfin une autre armée de terre se dirigeait sur les rives de la Bidassoa et venait inonder la province de Lapurdum (Bayonne), à l'embouchure de l'Adour. En arrière de ces divers corps d'expédition, marchaient des troupes de réserve, véritables armées aussi considérables que les premières, destinées à combler tous les vides, à réparer tous les accidents. Ce fut une inondation de fer et de feu,
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p14 PONTIFICAT DE SAINT CRÉCOinU Ili ("31-7 il).
dont le quadruple courant se réunit en une seule masse dans le territoire compris entre les Pyrénées, le Rhône, l'Océan aquitanique et la Méditerranée, depuis Bordeaux jusqu'à Marseille. Les villes de Béaru, Oléron, Auch, Aix, Dax, Lapurdum furent saccagées ou livrées aux flammes. Les Sarrasins laissaient sur leur passage une longue traînée de sang. On compte un grand nombre de martyrs que leur glaive envoya au ciel : au diocèse du Puy en Velay, saint Théofred, vulgairement saint Chaffre, abbé du monastère du Carméry; à Marseille, dans le couvent de Saint-Sauveur, l'abbesse sainte Eusébie et quarante religieuses ses compagnes, qui se défigurèrent le visage et se coupèrent le nez pour se soustraire aux outrages des musulmans. Les Sarrasins massacrèrent ces héroïques vierges : elles furent enterrées toutes ensemble dans une fosse commune sur laquelle on éleva depuis une chapelle dite « de la Confession. » Le monastère de Lérins, sous la conduite de Porcharius (saint Porchaire), deuxième du nom, comptait alors plus de cinq cents moines : ils furent massacrés par les hordes d'Abdérame. Quatre religieux seulement échappèrent, comme par miracle, à cette boucherie; ils revinrent après le départ des mécréants inaugurer de nouveau la vie monastique sur les tombes de leurs frères. Pardulfus (saint Pardoux), abbé du monastère de Varectum (Guéret), reçut aussi la couronne du martyre.