Gerbert 3

Darras tome 20 p. 106

 

   25. Herbert, de retour à Reims, y continua les labeurs de son enseignement avec une activité nouvelle. La conférence de Ravenne où il venait de triompher du professeur le plus savant de toute l'Allemagne, avait été une sorte de confirmation officielle de sa supériorité, en même temps qu'elle révélait dans le monde scientifique une de ces jalousies profondes que le génie, partout où il éclate, suscite autour de lui. Plus que  personne Gerbert devait en souffrir dans le reste de sa carrière. L'homme d'État devait retrouver plus tard sur sa route les envieux qui s'étaient conjurés contre son rare talent. Comme compensation, son école de Reims lui formait pour l'avenir des disciples dévoués, des cœurs reconnaissants

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et fidèles. Au premier, rang il faut placer le jeune fils de Hugues Capet, celui qui fut plus tard roi de France sous le nom de Robert le Pieux. Othon III, trop jeune pour suivre les leçons de Gerbert, ne le connut que plus tard et le choisit pour son principal conseiller, sans avoir jamais, comme certains auteurs l'ont cru, été à proprement parler son disciple. Du monastère de Reims, dit M. Olléris, sortirent des rois, des évêques, des abbés, des savants qui propagèrent la doctrine de Gerbert dans toute l'Europe. L'école de Chartres, si florissante pendant le onzième et le douzième siècle, lui doit son fondateur Fulbert, surnommé par ses contemporains le Socrate français, et dont les relations s étendirent jusque dans l'Angleterre, le Danemark et la Hongrie. Fulbert avait pour condisciple Herbert, juif converti, que son instruction et sa piété firent nommer abbé du monastère de Lagny. Ingon, cousin de Robert le Pieux, devint abbé de Saint-Germain-des-Prés ; Girard occupa l'évêché de Cambrai, Ascelin, celui de Laon ; Léothéric, l'archevêché de Sens. Nous ne pouvons oublier ici le chronographe du dixième siècle, Richer, si souvent cité par nous, dont les Historiae, retrouvées avec tant de bonheur et publiées en 1839 par M. Pertz, ont été une véritable révélation. Dans une certaine mesure, on peut dire que cette œuvre historique appartient à Gerbert. Ce fut, en effet, le grand docteur qui en fournit l'idée et le plan à son disciple Richer, ainsi qu'il résulte de l'épître dédicatoire ainsi conçue : «Au seigneur et très-bienheureux père Gerbert, archevêque de Reims, Richer, moine. — L'autorité de votre commandement, très-saint père, fut la semence qui a fait germer ce livre. L'histoire des luttes et des combats de la Gaule offre une variété d'enseignements non moins utiles au philosophe qu'intéressants en eux-mêmes. Je me suis livré à cette étude avec d'autant plus d'ardeur que je me sentais encouragé par votre admirable bienveillance. J'ai cru devoir reprendre la suite des faits au point où les avait laissés la chronique du vénérable Hincmar, votre huitième prédécesseur sur le siège de Reims, afin de présenter la série de l'histoire carlovin-gienne sans répétitions inutiles. Il y a donc une époque dont je ne fus pas le contemporain, mais les faits que je raconte n'en

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sont pas moins authentiques; ils m'ont été fournis par le livre du prêtre Flodoard, dont j'ai suivi très-exactement la narration, sans toutefois m'astreindre à reproduire son texte1. » Ainsi Gerbert, le véritable encyclopédiste du dixième siècle, avait compris l'importance de l'histoire, complément nécessaire de toute philosophie et de toute théologie sérieuse. S'il faut en croire Bzovius, Gerbert aurait été à distance et par intermédiaire le maître du grand pape Grégoire VII, dont les professeurs Théophylacte, Laurent d'Amalfi et Jean Gratien avaient été formés à l'école de Reims2.

 

   26. Un des récents historiens du saint martyr Abbon a revendiqué pour ce dernier l'honneur d'avoir été le disciple de Gerbert3. Mais cette opinion ne paraît pas s'accorder avec les dates ni les faits. Abbon, né en 945, était du même âge que le grand docteur. Oblat de Saint-Benoît, comme on disait alors, il fut confié dès sa plus tendre enfance à l'abbé de Fleury, Wulfoald, qui lui prédit, en jouent sur le nom d'Abbon, qu'un jour avec la grâce du Seigneur il deviendrait père [abbas) d'un grand nombre d'âmes. Doué d'un véritable talent pour les lettres il devint à vingt-cinq ans écolâtre de Fleury. « Il professait avec éclat, dit son biographe, la grammaire (c'est à dire ce que nous appelons aujourd'hui la littérature), l'arithmétique et la dialectique, mais il n'avait pas encore étudié suffisamment, faute  de maîtres, les autres arts libéraux4. Il se

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1.   Richer., Historiar. Prologue., Patr. lat., tom. CXXXVIII, col. 17-18.

2. Hist. litlér., tom. VI, p. 575. Hjck, p. 151.

3.   M. l'abbé Pardiac. Histoire de saint Abbon abbé de Fltury sur Loire et martyr à la Réole en 1004.

4.   Pour comprendre cette parole d'Aimoin, disciple et biographe de saint Abbon, il faut se rappeler que les sept arts libéraux, appelés par saint Grégoire le Grand « les très-fermes colonnes de la doctrine » se divisaient en deux branches connues sous le nom de Trivium et de Quadrivium, qui correspondaient à la division actuelle des « lettres » et des «sciences. » Le Trivium comprenait la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique.— Le Quadrivium embrassait l'Arithmétique, La Géométrie, la Musique et l'Astronomie. Le Trivium était pour nos aïeux la triple voie, triplex via, qui conduit à la science ; on donnait le nom de triveaux à ceux qui la professaient ou l'étudiaient. Le Quadrivium était la quadruple voie, quadruplex via, qui aboutit à la sagesse. On a vu par l'exposé de Gerbert dans la conférence de Ravenne combien ce  programme, dont les termes nous   paraissent si simples,  prenait

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rendit aux écoles de Paris et de Reims pour entendre les philosophes qui y enseignaient. II étudia quelque temps près d'eux l'astronomie, mais il n'y réussit pas autant qu'il l'eût souhaité. De retour à Orléans, il se mit en relation avec un clerc qui, fort secrètement, à cause des envieux, et non sans une grosse somme d'argent, l'initia aux secrets de la musique. Dès lors, possédant cinq des arts libéraux, il reprit ses cours à l'abbaye de Fleury avec un nouveau succès. Restaient la rhétorique et la géométrie qu'il ne posséda jamais parfaitement, mais auxquelles il ne demeura cependant pas complètement étranger. Il apprit seul la première dans les livres de Victorinus, et la seconde dans les traités spéciaux. La vivacité de son intelligence suppléa au défaut de maîtres ; il put ainsi rédiger une table du comput et des dissertations sur le cours du soleil, de la lune et des autres planètes 1. » Tel est le passage d'Aimoin, disciple et biographe de saint Abbon, sur lequel Mabillon lui-même croyait pouvoir s'appuyer pour ranger l'écolâtre de Fleury au nombre des disciples de Gerbert. Il ne nous semble pas comporter une interprétation si absolue. Un professeur étranger qui assiste dans une ville où il est de passage à quelques leçon d'un maître célèbre n'en devient pas pour cela le disciple. En supposant même que son voyage n'ait pas eu d'autre but que celui d'entendre la parole d'un maître illustre, on ne saurait trouver dans le fait autre chose qu'un vif désir de science, un hommage rendu à une illustre renommée. C'était la situation de l'écolâtre de Fleury par rapport à celle de Gerbert. Encore faudrait-il savoir si Gerbert se trouvait à Reims, au moment où Abbon y fit son

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d'ampleur sous un maître tel que l’écolâtre de Reims. « Dans la pratique, dit fort judicieusement M. l'abbé Pardiac, la division des lettres et des sciences n'était pas tellement tranchée qu'elle ne pût être modifiée par des suppressions, par des additions ou par le mélange des deux catégories, selon le goût ou les aptitudes du maître. C'est ainsi qu'Abbon n'enseignait à Fleury que la dialectique, l'arithmétique et la grammaire qui embrassait l'étude des langues, les éléments des belles lettres et la lecture des bons auteurs de l'antiquité. Il avait donc composé son trivium de trois branches d'enseignement empruntées à l'une et à l'autre des catégories; son cours n'était ni complet ni homogène (p. 127). 1 Aimoin -, Vit. sancli Abbon. cap, in. Patr. Lai., tom. CXXXIX, col. 330.

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excursion scientifique. Nous venons de voir qu'en 981 Gerbert avait accompagné Adalbéron en Italie. Durant son absence, l'école de Reims était sans nul doute confiée au plus distingué de ses disciples ; mais pouvait-il y avoir un suppléant digne d'un pareil titulaire ? L'année suivante, 982, Gerbert quittait Reims pour aller prendre possession de l'abbaye de Bobbio, bénéfice dont l'empereur Othon II venait de gratifier le vainqueur de Ravenne. L'Italie ne fut point hospitalière au génie du grand docteur ; nous aurons à raconter plus loin les amertunes dont fut abreuvé à Bobbio le nouveau successeur de saint Colomban.

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