Croisades 26

Daras tome 23 p. 525

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47. A minuit, les preux chevaliers groupés au bas de la tour retenaient leur haleine et prêtaient anxieusement l’oreille ; mais le signal convenu ne se fit point entendre. A l’heure même, une ronde d’inspection passait dans le quartier de Firouz. Elle le trouva à son poste et s'éloigna en lui recommandant de continuer sa surveillance. L'Arménien allait pouvoir agir; mais, au moment où il arrivait au faite de la tour, il y trouva son frère plongé dans un profond som­meil. Ce frère, musulman exalté, n'était point dans le complot. A l'idée que le moindre bruit pouvait réveiller ce témoin inattendu et faire échouer l'entreprise, Firouz s'exalta comme un tigre en fu­reur. D'une main fiévreuse, il enfonça jusqu'à la garde un poignard dans le flanc de son malheureux frère. Reprenant alors tout son calme, il jeta quelques petits cailloux qui vinrent tomber au pied de la tour. C'était le signal convenu. Puis il descendit une corde, à l'ex­trémité de laquelle les croisés attachèrent leur échelle de cuir, dont Firouz assujettit le sommet à l'un des créneaux. « Montèrent alors les premiers, disent les chroniqueurs, un Lombard nommé Paganis, Foulquier de Chartres, Roger de Barneville, Geoffroi Parented, avec soixante hommes déterminés. Mais sur les soixante, vingt-cinq seu­lement purent atteindre la plate-forme de la tour, le créneau auquel était fixée l'échelle ayant subitement cédé sous le poids. Firouz in­quiet, et ne voyant pas Boémond parmi cette poignée de braves, s'é­cria en grec : « Que faire de ce petit échantillon de Francs? » Mais déjà l'échelle avait été remontée et solidement fixée à un créneau qui ne céda plus. Boémond, Godefroi, Robert de Flandre, Hugues le Grand, tous les chefs, tous les cheva­liers, s'élancèrent par cette voie aérienne 1.Quand le duc de Tarente fut arrivé au sommet, Firouz lui prit la main et la baisant : « Dieu garde cette main que j'embrasse ! » s'écria-t-il. Et lui montrant le

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1 La « Chanson d'Antioche » met au nombre des premiers ascenseurs Raimbaud Creton et Tancrède. Il y a tout lieu de croire que la mention de Raimbaud est exacte. Mais celle du héros sicilien est démentie par Raoul de Caen (cap. lxs, col. 540). Tancrède faisait alors une reconnaissance du côté de Hareg et se plaignit plus tard très-vivement du secret gardé par Boémond vis-à-vis de lui.

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 cadavre étendu à ses pieds : « Cet homme était mon frère, dit-il ; je l'ai tué parce qu'il ne voulait pas vous servir. » En quelques ins­tants les chevaliers avaient descendu les degrés de la tour et ouvert une poterne d'abord, puis la porte Saint-Georges elle-même. Tous les croisés pénétrèrent alors dans la ville et se répandirent dans les rues, aux cris  mille  fois  répétés de « Dieu  le veut!»   sabrant sans distinction tous les habitants qui se présentaient à leurs coups. Dans le premier moment  de confusion,  Turcs, Syriens, Grecs, Arméniens, sortant effarés de leurs demeures, tombaient frappés pêle-mêle. Mais bientôt les chrétiens d'Antioche se firent  recon­naître au champ du Kyrie eleison, et se joignirent aux vainqueurs. Ak-Sian presque seul parvint à se sauver dans les montagnes, par une poterne dérobée de la citadelle. Déjà l'étendard de Boémond, où dominait la couleur écarlate, flottait sur les murailles d'Antio­che. A l'aube, les pèlerins restés sous leurs tentes, dans l'ignorance absolue de ce qui se passait si près d'eux reconnurent les couleurs du duc de Tarente. Les cris de victoire, mêlés aux gémissements et aux lamentations des blessés, leur firent  comprendre qu'Antioche était prise. Ils y coururent en masse : ce fut alors dans l'intérieur de la ville une nouvelle mêlée, où les groupes armés se heurtaient et croisaient le fer. Sans les sages précautions prises par Adhémar de Monteil, il y aurait eu alors un désastre irrémédiable. Mais les Turcs, reconnaissables à leur longue barbe, ne pouvaient être confondus avec les hommes d'Occident, au visage rasé, à la poitrine protégée par le signe ostensible de la croix. «Antioche, le premier siège du bienheureux apôtre Pierre, était conquise, » dit Gilon de Paris. Le sang coulait dans toutes les rues comme un fleuve. A l'exception de la citadelle, où flottait toujours, renversée et captive, la bannière de la glorieuse vierge Marie, et où s'étaient réfugiés, sous le com­mandement de l'émir Schems-Eddaula (Samsadola), fils d'Ak-Sian, les derniers débris de la garnison turque, la ville entière était au pouvoir des croisés. Le carnage cessa, et toute l'armée, ayant à sa tête une procession des femmes chrétiennes de la ville, se dirigea vers le cachot où, depuis sept mois, attendant jour et nuit la mort, était renfermé le vénérable Jean IV, patriarche d'Antioche. Il fut con-

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­duit triomphalement à la basilique de Saint-Pierre, au  chant des hymnes de triomphe. «L'armée de Dieu, dit Robert le Moine, avait connu, en ce jeudi de bénédiction, 3 juin 1098, la puissance de Celui « qui renverse quand il lui plaît les portes d'airain1 et brise les barrières infernales.» Le soir, Boémond était proclamé prince d'Antioche. « Il vit arriver à son audience, dit Tudebode, quelques mon­tagnards arméniens, qui déposèrent à ses pieds une tête coupée et un baudrier soutenant un cimeterre dans un riche fourreau. C'étaient la tête d'Ak-Sian et ses dépouilles opimes. Reconnu dans sa fuite, le malheureux émir avait été tué par ses anciens sujets. Son baudrier et son cimeterre, enrichis de perles et de diamants, furent estimés soixante besants d'or1. »

 

§ V. Les Croisés assiégés dans Antioche.

 

48. Si le jour de la prise  d'Antioche fut une fête pour nous, dit Raimond d'Agiles, le lendemain les sollicitudes recommencèrent. D'assiégeants victorieux, nous allions devenir des assiégés craintifs. » Dès l'aube on tenta un  assaut contre la  citadelle :  Boémond  s'y porta avec une valeur incomparable, et y reçut une blessure qui heureusement ne se trouva pas mortelle. Mais tous  les  efforts fu­rent inutiles, et il fallut renoncer à l'entreprise. Cet échec était d'au­tant plus funeste, que par sa situation à l'ouest de la ville,  sur un mamelon adossé à la montagne Noire, la citadelle pouvait faciliter l'accès aux troupes de Kerboghah, qui avançaient toujours. Elle res­tait de plus comme une menace perpétuelle, dominant la  cité à la­quelle elle communiquait par une route en lacets, tracée sur l'es­carpement et descendait dans la vallée. On se hâta de jeter les fon­dements d'une solide muraille, qui fut achevée plus tard, et isola complètement la citadelle. En même temps, on se préoccupait de la question des approvisionnements. Antioche avec ses palais regor­geant de richesses, ses églises et ses mosquées resplendissantes d'or et de pierreries, n'avait plus  de vivres.  Le  nombre des che-

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1 Robert. Monach,, 1. V, cap. lv, col. 714:

2. Tudebod., 1. IV, col. 790.

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vaux qu'on y trouva ne dépassait pas cinq cents; encore étaient-ils d'une maigreur et d'un épuisement extrêmes. Godefroi de Bouillon fit im­médiatement rentrer dans la ville les fourrages, les grains, les ten­tes des anciens campements. Un service de convois fut établi entre le port Saint-Siméon et Antioche, pour amener toutes les subsistan­ces disponibles, En même temps des colonnes expéditionnaires par­couraient les campagnes avoisinantes, recueillant toutes les provi­sions que s'empressaient d'ailleurs de leur offrir les populations presque toutes chrétiennes. Mais les ressources du pays avaient été épuisées par le siège précédent : le peu qui restait ne fournit qu'un insignifiant appoint. Au point de vue stratégique, tous les ouvrages extérieurs construits pour l'offensive devinrent des forts détachés pour la défense. On y maintint des garnisons chargées de repousser les assaillants. Ces préparatifs, malgré la célérité de leur exécution, ne purent être terminés avant l'arrivée de l'ennemi. « Dès le surlen­demain de la prise  d'Antioche,  dit Guillaume de Tyr, trois cents éclaireurs de l'armée de Kerboghah arrivèrent à quelque distance de la ville, et se dissimulèrent en embuscade dans un repli de la mon­tagne Noire. Trente seulement, les mieux montés et les plus auda­cieux, poussant leurs chevaux jusqu'à la porte Saint-Paul,  vinrent défier les chrétiens postés sur le rempart. A cette vue, Roger de Barneville et quinze autres chevaliers normands, de la suite de Robert-Courte-Heuse s'élancèrent à leur rencontre. Mais les Turcs  tournè­rent bride au galop, et les entraînèrent à leur poursuite sur la route de la montagne. Rogerde Barneville encourageait les siens de l'exem­ple et du geste : il voulait ajouter un nouvel exploit à tant d'au­tres par lesquels il s'était déjà signalé, lorsque, sortant de leur em­buscade, les Turcs fondirent sur sa petite troupe et l'enveloppèrent. Les quinze chevaliers chrétiens furent décapités, et leurs têtes san­glantes, attachées à la selle de leurs chevaux par les vainqueurs, furent portées à Kerboghah comme les prémices de sa future vic­toire1. »

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1.Guillelm. Tyr., 1. VI, cap. n, col. 353.

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p529 CHAP.  V. — LES CROISÉS ASSIÉGÉS DANS ANTIOCHE.

 

49. « Le lendemain (5 juin 1098), aux premiers rayons du soleil levant, dit Guillaume de Tyr, les innombrables bataillons de Kerboghah débouchèrent dans la plaine. Aussi loin que le regard pût s'étendre, on les voyait, du haut des remparts, gravir les montagnes, inonder les vallées, couvrir la terre d'une moisson de lances. Kerboghah, franchissant le pont du Fer, que la tour construite précé­demment par les croisés ne put défendre 1, vint de sa personne cam­per au nord d'Antioche, sur l'emplacement occupé pendant le pre­mier siège par Godefroi de Bouillon. Son immense armée dressa ses tentes sur toute la circonférence d'Antioche et dans toute la vallée; mais cet espace fut loin de suffire : les montagnes environnantes se couvrirent de pavillons à plus de dix milles de distance. Ce premier établissement ne dura pas moins de trois jours. Dans l'intervalle, Kerboghah s'aperçut que son quartier général était trop éloigné de la citadelle d'Antioche, par laquelle il comptait entrer dans la ville. Sa tente, véritable palais ambulant, fut donc transportée à l'est, en face de la porte Saint-Paul, au lieu précédemment occupé par les troupes de Boémond. Cette position était, en effet, comme la clef d'Antioche. Godefroi de Bouillon l'avait compris: dès le premier moment de l'arrivée des Turcs, il s'était jeté avec une troupe d'élite dans la citadelle de Mauregard, élevée par les croisés sur le contre­fort de la montagne Noire, à gauche de la porte Saint-Paul3. Du haut de cet observatoire, le héros chrétien se vit insulté par une nuée de Turcs qui entouraient la forteresse. Il voulut châtier leur insolence, et à la tête de sa petite troupe, il s'élança contre eux. Mais il fut bientôt entouré par des forces vingt fois supérieures. Té­moins du péril que courait leur chef, les croisés ouvrirent la porte Saint-Paul et se précipitèrent à son secours. Déjà Roger de l'Isle ve­nait de tomber mort à côté de Godefroi, qui se défendait comme un lion. Le héros fut arraché à ce champ de carnage et ramené dans l'intérieur de la ville, où se précipitèrent pêle-mêle les croisés et les Turcs. Enfin on put re-

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1      Cf. no 38 de ce présent chapitre.

2      Ibid.

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fermer la porte avant que les troupes ennemies s'en fussent emparées3. Ce succès partiel fut célébré comme un triomphe par l'armée de Kerboghah, et redoubla l'au­dace des Turcs. La nuit suivante, la garnison de la citadelle, sous les ordres de Schems-Eddaula, fit une sortie et pénétra dans la par­tie haute d'Antioche. Boémond, Evrard du Puiset, Radulf des Fontaines, Raimbaud Creton, Pierre fils de Gila, Albéric et Ives1, les plus braves entre les chevaliers, essayèrent vainement de défendre le retranchement creusé à la hâte quelques jours auparavant entre la ville et la citadelle : ils durent se replier. Mais bientôt, avec une impétuosité irrésistible, Godefroi de Bouillon, Robert de Flandre et le duc de Normandie arrivèrent à leur secours, repoussèrent les assaillants et les forcèrent à rentrer dans la citadelle, non sans lais­ser derrière eux grand nombre de morts et de prisonniers. Pour prévenir le retour de pareilles surprises, Boémond fit pousser ac­tivement les travaux du retranchement et la construction du fort qui devait le protéger contre les attaques de la citadelle 2. »

 

   50. «Cependant, continue le chroniqueur, la cité investie de toute  part commençait à manquer de vivres. Au dehors le glaive, au-dedans l'épouvante et la faim. Un grand nombre de soldats et de pèlerins désespérèrent de l'avenir. Oubliant le  devoir sacré de leur profession et les serments de leur vœu solennel, ils descendirent par des corbeilles qu'ils faisaient glisser le long d'une corde attachée aux créneaux, et s'enfuirent dans la direction du port Saint-Siméon. La plupart tombèrent entre les mains des Turcs et expièrent leur apostasie par un esclavage qui ne devait jamais finir. Ceux qui réus­sirent à gagner le port s'emparèrent des navires à l'ancre, et or­donnèrent aux pilotes de mettre sur-le-champ à la voile. « Le grand sultan des Perses, dirent-ils, vient d'emporter d'assaut la ville d'Antioche et de massacrer toute notre armée. Princes et peuple, tout a péri. Nous sommes les seuls survivants, échappés par la miséricorde de Dieu à cet immense désastre. Hâtez-vous de gagner le large

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1.Guillelm. Tyr. 1. VI, cap. m, col. 383.

2.Id., ibid., cap. iv, col. 354.

3.Guillelm. Tyr. 1. VÏ, cap. n-iv, col. 352-355.

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avant l'arrivée des Turcs victorieux. » Or ceux qui parlaient ainsi, ajoute Guillaume de Tyr, n'étaient pas des hommes du commun, des plébéiens obscurs, mais de nobles chevaliers, depuis longtemps célèbres par leurs exploits, tels que les deux frères Albéric de Grand-mesnil et Guillaume, qui avait épousé une sœur de Boémond ; le vicomte de Melum, Guillaume le Charpentier ; Rothard, le bouteiller de Godefroi de Bouillon ; Guy de Troussel, Lambert  le Pauvre, et grand nombre d'autres chevaliers dont je ne veux pas ins­crire ici les noms, parce qu'ils furent en ce jour rayés du livre de vie1. » — « On les surnomma les funambules de nuit, furtivi funambuli, dit Baldéric de Dol, et ils allèrent semer partout la fausse nou­velle de l'extermination complète des armées de la croisade2. » Ils débarquèrent à Alexandrette (Scandéroun), où se trouvait encore le comte Etienne de Blois avec ses quatre mille déserteurs 3. Les nou­veaux apostats, se joignant aux anciens, prirent ensemble la route de terre pour retourner à Constantinople. On comprend le déplora­ble effet produit à Antioche sur le moral de l'armée par un acte de lâcheté qui enlevait aux croisés la ressource suprême de la flotte en cas de péril urgent. « Adhémar de Monteil et Boémond prirent alors, dit Guillaume de Tyr, les mesures les plus énergiques pour prévenir de nouvelles évasions. Les sentinelles furent doublées. Chaque poste devait être inspecté jour et nuit, de deux heures en deux heures, par des chevaliers d'élite 4. » Malgré ces précautions, une troupe de soldats affamés réussit encore à s'échapper de la ville
et fut capturée par les cavaliers turcs5.


  31. « Les malheureux prisonniers, dit Baldéric de Dol, n'avaient pour armes que des arcs façonnés avec des branches d'arbres non dégrossies, des tronçons de lances et d'épées rongés par la rouille. » Leurs vêtements sordides tombaient en lambeaux. On les conduisit à la tente de Kerboghah ; en les présentant au puissant émir :

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1.Guillelm. Tyr., 1. VI, cap. v, col. 355.

2. Balder. Dol., 1. III, col. 1112.

3 Cf. no 39 de ce présent chapitre.

4.                         Guillelm. Tyr., toc. cit.

 5. ld., ibid,, cap. vi, col. 357.

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« Voilà, dirent les cavaliers turcs, les nobles chevaliers et les brillantes armures qui se sont abattus en Orient comme une nuée de sauterelles. La France qui les a produits est sans doute un pays de mendiants ! » — L'émir de Mossoul ne put s'empêcher de sourire à ce langage, et se tournant vers les chefs de sa suite: « Vous voyez, dit-il, les guerriers qui se vantent d'avoir conquis Antioche par la force des armes. Comprenez maintenant à quels ennemis nous avons affaire. La glorieuse cité d'Antioche, la ville royale, la perle de la Syrie, ne fût jamais tombée au pouvoir de ces misérables, sans la plus infâme de toutes les trahisons. Je vais expédier ces vils prison­niers au grand calife de Bagdad notre maitre. Qu'on fasse venir un secrétaire. » Kerboghah dicta alors pour le sultan de Perse une let­tre, dont les chroniqueurs latins, fort peu au courant des usages orientaux, nous ont laissé la traduction suivante, exacte quant au sens, mais interprétée avec une naïveté qu'il suffit de signaler au lecteur. « Au calife notre pape1 et magnanime sultan, salut, hon­neur, vie sans fin. — Voilà un échantillon des sauterelles qui ont quitté les marécages de la chrétienté pour venir s'abattre sur les opulentes provinces de votre empire. Mais votre sublimité peut avoir foi à son serviteur. Je tiens renfermée dans les murs d'Antioche cette multitude impie. Pas un n'échappera à la mort ou à l'es­clavage. Toutefois ce serait peu pour la gloire de vos armes et pour votre juste vengeance. L'armée qui me suit ira jusqu'en Europe con­quérir les provinces lointaines d'où sont sortis ces misérables. Du­rant notre absence qui sera longue, nous confions à l'amitié de vos fidèles le soin de notre fortune et de nos domaines. J'en jure par le nom du Dieu tout-puissant (Allah), je ne rentrerai à Bagdad qu'après avoir délivré la Syrie, conquis pour vous la terre des Ro­mains, et pour moi, s'il vous plaît de m'en abandonner la jouissance, la province d'Apulie 2. » Ces bravades auraient déshonoré le triom­phe d'un vainqneur. Dans la circonstance, outre leur exagération, elles

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1.On sait que les califes étaient chefs de la religion musulmane en même temps que princes temporels. De là ce titre de pape, au premier abord si étrange, sous la dictée de Kerboghah.

2. Baldéric Dol., 1. IU, col. 1110.

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avaient le tort d'être prématurées. Baldéric de Dol, Guillaume de Tyr, Albéric d'Aix, qui tous ont reproduit la lettre de Kerboghah, ajoutent un détail épisodique d'une signification fort différente. « La mère de Kerboghah, vieille musulmane chargée d'ans et pres­que centenaire, dit Baldéric, habitait Alep, où elle passait pour une sorte de magicienne, habile dans l'art de deviner l'avenir. Malgré son grand âge, elle se fit porter en litière au camp de son fils, sous les murs d'Antioche. « Renonce à cette funeste guerre, aurait-elle dit à Kerboghah. L'antique prédiction qui annonce l'établissement des chrétiens en Orient va se réaliser1. Le Dieu qu'ils adorent est grand, et il leur donnera la victoire. » L'émir de Moussoul n'ajouta aucune foi à cet avertissement ; mais il ne réussit point à calmer les appréhensions de sa mère, qui reprit en pleurant la route d'Alep 2. »

 

    52. Kerboghah comptait pour le triomphe sur un auxiliaire qui ne lui fit pas défaut, et qui, d'après toutes les prévisions humaines, devait lui livrer Antioche sans coup férir. Cet auxiliaire était la fa­mine. « On ne trouve en aucune histoire, dit Guillaume de Tyr, que jamais si hauts princes et si grandes armées aient souffert telles angoisses de faim. Les vivres finirent par manquer complètement. On paya d'abord des sommes fabuleuses pour se procurer, tant qu'il en resta, une nourriture à peu près mangeable: un besant d'or pour une tête d'âne, un morceau de viande de cheval, ou de cha­meau . On recourut ensuite à la chair des animaux immondes, chiens, chats, rats et souris, morts eux-mêmes de faim. Cette ressource fut bientôt épuisée, Les feuilles de figuier, de vigne, de chardon, celles des platanes et des lauriers-roses, mêlées aux vieux cuirs des cein­turons, des boucliers, des chaussures mêmes, étaient bouillies en-­semble avec

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1 Voici le texte de Baldérie de Dol : Curbarani mater, quse erat in civitnte Aleph, ad prœdictum accessit filium gemebunda, Erat enim senex et plena die-rum, utpote centenaria, et prsesaga futurorum. Coltigebat etiam multa mulier sortilega, de constellaiionibus, et geniculorum non erat ignara, et multarum disciplinarum erat conscia, 1. III, col. 1110. Ces paroles nous porteraient à croire que l'astrologie judiciaire et la prétendue science des horoscopes, désignées ici par les deux mots constellationibus et geniculorum seraient ve­nues d'Orient dans notre Europe.

2.Balder. Dol., loc. cit., col. 1112.

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du poivre, du cumin, de l'ellébore ; et l'on dévorait ces ragoûts abominables. » — « Ce n'étaient pas seulement les pauvres qui furent réduits à cet excès de misère, disent les chroniqueurs : il n'y avait plus ni pauvres ni riches, en face de la disette commune. Beaucoup de chefs, même parmi les plus grands, erraient dans les rues de la cité, mendiant leur subsistance. Hugues de Vermandois, frère du roi de France, exténué par la faim, n'avait plus la force de se tenir à cheval. On le vit un jour acheter lui-même sur la place publique, et payer une somme exorbitante, un pied de chameau. Le comte Hermann, l'un des plus puissants seigneurs d'Allemagne, fut obligé de vendre son casque, sa cotte de mailles, toute son armure et jusqu'à son cheval de guerre. Tant de sacrifices n'avaient pu lui procurer de quoi vivre, et il mendiait. Henri d'Asche, le noble et preux chevalier, avait fait de même. L'un et l'autre, équipés avec des armes conquises sur les Turcs et dont ils ne savaient pas se ser­vir, quêtaient leur subsistance. Godefroi de Bouillon vint au secours de ces nobles infortunes. Il fit donner chaque jour au comte Her­mann une portion de pain d'orge, avec un morceau de viande ou de poisson, tels qu'on les servait sur sa table. Quant à Henri d'Asche, son compatriote et depuis longtemps son ami, il en fit son commen­sal pendant tout le temps que dura le siège. « Rien de tout cela, dit Albéric d'Aix, ne sera contredit par les témoins qui, survivant à ces horreurs, sont revenus parmi nous. Ils savent, et c'est de leur bou­che que je l'ai appris, avec quelle générosité Godefroi de Bouillon, ruiné lui-même par sa charité inépuisable, continuait ses distribu­tions de vivres aux soldats. Pas un seul de ses chevaux n'avait été épargné. D'abord on se contentait de les saigner chaque jour, et leur sang servait de nourriture. Il fallut les tuer ensuite ; et quand vint l'heure du combat, ce fut un cheval d'emprunt, prêté par le comte Raymond de Saint-Gilles, que monta le glorieux duc. Il en fut de même pour le comte Robert de Flandre. La veille de la ba­taille, Godefroi de Bouillon et Tancrède allèrent quêter dans la ville de quoi lui fournir un cheval1. »

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1 Alberic. Aq., 1. IV, cap. ux, col. 511-512.

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