Croisades 5

Darras tome 23 p. 283


V. Choix d'un chef militaire pour la croisade.


29. « Le lendemain, continue le chroniqueur, le pape réunit les  évêques en session ordinaire, pour choisir avec eux le chef spirituel  désigné qu'il  conviendrait de donner à la multitude infinie des pèlerins enrôlés pour la croisade. Tous les suffrages se réunirent sur l'évêque du Puy, Adhémar de Monteil, dont la science des choses divines. la connaissance du droit ecclésiastique et civil,  le talent et la prévoyance étaient en effet hors ligne. Adhémar opposa, la plus vive résistance à son élection ; mais il dut céder aux ins­tances qui lui furent faites de toutes part. Nou-

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céleste. Envoyez-lui, Seigneur, votre ange  Raphaël  pour l'accompagner, comme au­trefois le jeune Tobie, dans son pèlerinage, le guider à l'aller et au retour, le défendre contre toutes les embûches  visibles  et invisibles de l'ennemi, le préserver de la  double   cécité  de l'âme et du corps. » Puis le pontife plaçait la croix sur l'épaule droite du chevalier ou du pèlerin en disant : « Recevez ce signe de la croix, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, en mémoire de la croix, de la passion et de  la mort du  Christ, pour la protection de votre corps et de votre âme, afin qu'après votre pèlerinage heureusement accompli par la grâce Ce Dieu, vous puissiez  amendé et sauf revenir au sein de votre famille. » Le pontife aspergeait alors avec l'eau  bénite le nouveau croisé, et celui-ci lui baisait la main. »  (Pontificale Roman.  Benedict. et imposit.  crucis proficiscentibus in récupérât. Terres Sanctae.)

1. 1 Robert. Monach. Hist. Hierosol., I.   I,   cap. 2 ; Patr. lat.,  t.   CLV, col. 673.

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veau Moïse, il lui fal­lut accepter la direction  et le gouvernement du  peuple de Dieu. Le seigneur pape et tout le concile lui donnèrent la bénédiction so­lennelle 1.  « Adhémar de Monteil qui devait,   comme Baldéric de Dol en fait plus loin la remarque, se montrer par la supériorité de son génie administratif et son activité infatigable, à la  hauteur d'une telle mission, n'avait pourtant d'autre rôle près des croisés que celui de légat apostolique. La grande préoccupation d'Urbain II était de trouver un chef militaire d'un rang assez élevé, d'une ré­putation assez établie, d'une illustration guerrière assez notoire, pour commander l'immense armée qui allait se réunir, pour imposer sa volonté souveraine à tant de princes, de seigneurs, de chevaliers, rivaux de gloire et de bravoure2. Il  fallait un roi. Philippe I l'hé­ritier de  Hugues Capet,  le souverain du glorieux  royaume   de

France, oubliait la grandeur de ses aïeux dans les hontes et le ri­dicule d'une passion aveugle; l'excommunication même ne le ré­veillait pas de sa mollesse. Il devait laisser passer la croisade, comme il avait laissé passer la conquête de l'Angleterre, sans en prendre nul souci. Le pseudo-empereur d'Allemagne Henri IV était impos­sible. Guillaume le Roux à Londres s'était jusque-là tenu hors du concert de la société catholique. On a vu dans quelles circonstances et avec quelle mauvaise humeur il s'était déterminé, quelques mois auparavant, à reconnaître l'obédience d'Urbain II1. Sa pensée in­time sur la croisade nous a été révélée par Guillaume de Malmesbury en quelques lignes fort curieuses. « L'an de l'incarnation du Seigneur 1095, dit ce chroniqueur, on apprit tout à coup en Angle­terre que le pape Urbain II venait de franchir les Alpes et d'arriver dans les Gaules. On le disait chassé de Rome par Wibert et on lui prêtait l'intention de se reconstituer une obédience de ce côté des monts. Un autre

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J Robert. Mouach. Hist. Hier, ; Pat. lat., t. CLV, col. 613.

2. Les auteurs, même les plus récents, qui ont écrit l'histoire des croisades ne manquent pas de reproduire contre Urbain II l'accusation de s'être aban­donné à un enthousiasme aveugle, et de n'avoir nullement songé à l'orga­nisation militaire de la croisade. On va voir que cette allégation, aujourd'hui passée à l'état de lieu commun classique, est catégoriquement démentie par l'histoire.

3.  Cf. no 15 de ce présent chapitre.

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dessein tenu secret, et soigneusement dissimulé au vulgaire, avait été concerté par lui, à l'instigation de Boémond duç de Tarente.Il s'agissait pour ce dernier de recouvrer les provinces d'Illyrie et de Macédoine depuis Dyrrachium jusqu'à Thessalonique, héritage nominal que lui avait laissé Robert Guiscard son père, mais que les événements ne lui avaient pas permis de conserver. Le pape s'était engagé à les lui faire rendre, pourvu que Boémond l'aidât à recouvrer la possession de Rome. On espérait profiter du mouve­ment qu'allait produire la croisade pour réaliser parmi le tumulte universel ce but particulier2. » Ces rumeurs calomnieuses, que la politique de Guillaume le Roux mettait en circulation par toute l'Angleterre, prouvent nettement la persistance de ce prince dans son hostilité contre le pape légitime, son inintelligence absolue du noble but que poursuivait le pontife, enfin son antipathie person­nelle pour la croisade. Le fils de Guillaume le Conquérant n'avait pas assez d'élévation d'esprit pour apprécier les grands caractères ni pour comprendre les grandes choses. Il était indigne d'une gloire qui eût surpassé celle de son ère ; un autre que lui devait conquérir Jérusalem.

 

30. « Le pape Urbain II au concile de Glermont se concerta avec les princes qui s'étaient enrôlés dans la milice sainte, disent les hagiographes hongrois. D'un accord unanime, on résolut de déférer le commandement suprême au saint roi Ladislas. Durant les fêtes de Pâques de l'an 1096, on vit arriver à Bodrog des légats apostoliques avec des  ambassadeurs venus des Gaules, d'Aquitaine et d'Italie. Ils étaient chargés par l'autorité pontificale, et conformément aux vœux du peuple chrétien tout entier, d'investir le saint roi du titre et du pouvoir de généralissime des armées du Seigneur. « Que La­dislas ne refuse point de prendre en main le commandement des lé­gions sacrées, avait dit le souverain pontife. Ses excuses ne seraient point admises ; elles constitueraient un acte d'infidélité passible des censures de l'Église. » Il ne fut point nécessaire de recourir aux menaces. Le roi rendit grâce à Jésus-Christ très-bon et très-grand

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1. Willelm. Malmesbur. Gest. reg. angl.   1.   IV;  Patr.   lat., t. CLXX1X, col-1294.

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d'avoir inspiré au peuple fidèle le dévouement nécessaire à une telle entreprise; il témoigna sa profonde reconnaissance pour le pape et pour les princes qui lui déféraient l'honneur d'un si glorieux com­mandement ; il accepta d'un cœur joyeux avec une héroïque magna­nimité. Les légats et les ambassadeurs comblés de riches présents le quittèrent pour aller porter au pape et aux princes chrétiens l'heu­reuse nouvelle. De son côté, le saint roi convoqua tous les évêques et les magnats en une diète solennelle. Ladislas leur fit connaître sa résolution ; tous ceux qui pouvaient le suivre dans la grande expé­dition de Jérusalem éclatèrent en transports d'allégresse ; les autres fondirent en larmes à la pensée qu'ils allaient être séparés de leur bon roi. Ladislas leur recommanda de veiller pendant son absence à la sécurité du royaume, au maintien de l'ordre, à l'administration de la justice ; il leur donna le baiser de paix, et tous pleurant et san­glotant baisaient les mains de ce roi qu'ils chérissaient comme un père. Il dépêcha ensuite le chancelier de Hongrie  près du duc de Bohème Conrad, son neveu, afin d'enrôler ce jeune prince dans la milice sacrée. «Revêtez votre armure de combat, lui faisait-il dire, réglez toutes vos alfaires intérieures, rassemblez votre armée, afin de marcher avec tous les héros chrétiens à la conquête de Jérusa­lem. » Conrad accueillit la proposition avec enthousiasme ; il pro­mit d'être prêt avec ses chevaliers et ses hommes d'armes pour l'époque fixée1. » Mais la faction schismatique du pseudo-empereur Henri et de l'antipape Clément III suscitait de toute part des obsta­cles à la croisade. Le prince de Moravie Zwentopolk (Sviatopolk), un de leurs adhérents, continue l'hagiographe, profita du moment où Conrad était absorbé par les préparatifs de la grande expédition pour fondre sur lui à l'improvisle. Durant une nuit obscure, il se présenta avec son armée aux portes de Prague, capitale de la Bo­hème. L'évêque simoniaque de cette ville lui en ouvrit les portes. Le jeune Conrad fut assez heureux pour s'échapper à la faveur du tumulte, et courut chercher un asile près du roi Ladislas. Celui-ci, avec les chevaliers déjà réunis pour la croisade, marcha sur le champ contre l'usurpa-

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1,Bolland. Ad. S. Ladisl. XXVII jun.

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teur. Mais en arrivant aux frontières de la Bohème, il fut atteint d'une soudaine maladie et sentit qu'il allait mourir. Tous les princes, tous les évêques accoururent à cette fou­droyante nouvelle. Au milieu de la consternation générale, Ladislas conservait seul un calme et une sérénité vraiment célestes. Il prit toutes les mesures relatives à la succession royale qu'il allait laisser vacante sur la terre. N'ayant point d'enfants mâles, les plus pro­ches héritiers du trône étaient les deux princes Colomann et Almus (Helm), petit-fils de Geiza. Or, Colomann l'aîné avait montré dès ses premières années et dans toute son adolescence un caractère telle­ment indomptable, des instincts de férocité tellement effrayants, que le roi son oncle l'avait soumis à la discipline d'une maison monasti­que, dans l'espoir que la religion adoucirait ses mœurs farouches. On le destinait, si jamais la grâce triomphait de cette nature vio­lente, au sacerdoce d'abord et plus tard à l'évéché d'Agria (Erlau). Mais de telles perspectives étaient odieuses à Colomann. II parvint à tromper la vigilance de ses pieux maîtres, prit la fuite et se réfu­gia en Pologne. Ladislas sur son lit de mort lui adressa le saint prêtre Marcel et le comte Pierre pour le rappeler de cet exil volontaire. Puis devant tous les magnats de Hongrie, il désigna comme son successeur le prince Almus. Il dicta ensuite un testament dans lequel il faisait, avec la munificence d'un roi chrétien, des legs pieux aux pauvres ainsi qu'à toutes les églises et monastères de Hongrie. Recommandant alors son âme à la miséricorde du Seigneur, fortifié par les sacrements divins, au milieu des sanglots et des larmes de son peuple, il s'endormit dans la paix et alla recevoir la couronne éternelle, le III des calendes de juillet (27 juin 1096), dans la qua­rante-cinquième année de son âge, la dix-neuvième de son règne. De somptueuses funérailles lui furent faites à Varadinum (Groswardein), cité dont il était le fondateur. Des miracles sans nombre écla­tèrent sur son tombeau, gloire posthume qui fut suivie, un siècle plus tard, de la canonisation du saint roi. Colomann n'arriva qu'après la cérémonie des obsèques. Almus son frère, caractère aussi généreux que désintéressé, fit abandon en sa faveur des droits que lui conférait le testament de Ladislas1. » Colomann devint de la sorte roi de Hongrie. Il de-

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1 Bolland. toc. cit.

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vait se montrer aussi cruel pour les croisés qu'auraient pu l'être les Sarrasins eux-mêmes. « Colomann, dit Thurocz dans sa chronique de Hongrie, était aussi hideux au physique qu'au moral. La laideur de son visage répondait à la bas­sesse de son caractère ; il avait cependant un esprit fin, rusé et fer­tile en expédients. Il était velu, crépu, boiteux, bossu et bègue 2. » Un tel monstre détestait naturellement le genre humain.

 

   31. Les événements trompèrent ainsi les espérances d'Urbain II;  la grande expédition perdit son chef suprême, au moment même  où elle s ébranlait de tous les points de l'Europe. Un fragment des annales de Rye (Rus regium-Ruhkloster) en Danemark, récemment publié par M. Pertz, nous donne l'idée du succès immense qu'avait obtenu jusque dans les provinces les plus septentrionales la prédi­cation de la croisade. « Le sceptre des Danois était alors porté, dit le chroniquour anonyme, par Éric Égothoë (le Bon)3. Éric avait la taille d'un héros. Au milieu de ses guerriers il les dépassait de toute la hauteur des épaules ; les forces réunies de quatre des plus ro­bustes Danois n'égalaient pas la sienne. Il était bon, et comme tel chéri de tout son peuple au point que, dans l'assemblée nationale où il annonça sa résolution de partir en Terre-Sainte, les Danois of­frirent de donner chacun le tiers de leurs revenus pour la rédemp­tion de la croix du Sauveur, à condition que le roi lui-même ne quitterait point ses états. Mais Éric repoussa énergiquement de telles propositions ; il rassembla sa grande armée et se mit en marche. Pre­nant la direction de l'Italie, il accomplit d'abord son pèlerinage au tombeau des saints apôtres. Le pontife Urbain II érigea à sa prière l'évêché de Lunden en métropole, avec juridiction primatiale sur les trois royaumes (Danemark, Suède et Norwège). En passant à Constantinople, Éric fut accueilli avec honneur par l'empereur grec Alexis Comnène. Il prit part à la conquête de Jérusalem et mourut au retour (1101), dans l'île de Chypre, où il succomba à une épidé­mie meurtrière avec la reine qui s'était associée à ce lointain voyage. On

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1. Thurocz. Chronica Hungarorum. Bibl. des Croisades.

2. Egothoë hodiernum ejegod, derivaadum ab e sive ey et" golhoc nunc god-bonus. (Pertz. Mon. Germ, Tom. XVI, p. 400. Mot. 1.)

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dit que plusieurs miracle se sont produits sur leur tombeau1. »

 

   32. Eric le Bon n'arriva à Rome avec son armée danoise qu'après le départ des autres princes croisés. Il n'aurait donc pu être choisi par Urbain II pour la mission de généralissime destinée d'abord à saint Ladislas. Le pontife avait fait, dans le courant du mois de février 1096, une dernière tentative près de Guillaume le Roux. Il lui avait envoyé, comme légat apostolique, le vénérable Jarento abbé de Saint-Bénigne de Dijon, dont le dévouement au saint-siége s'était déjà affirmé par tant de preuves sous le pontificat de Gré­goire VII 2. Bien que, selon le témoignage de Hugues de Flavigny, le roi d'Angleterre eût à diverses reprises déclaré sa ferme résolu­tion d'expulser du territoire de la Grande-Bretagne tout légat qui s'y présenterait sans avoir obtenu de son bon plaisir une autorisa­tion préalable, il se départit pour cette fois de sa rigueur despoti­que, tant la vénération qui s'attachait à la personne de Jarento était imposante et universelle. L'abbé de  Dijon fut donc accueilli avec une faveur exceptionnelle ; Guillaume le Roux le retint à sa cour durant les fêtes de la solennité pascale. Mais ces témoignages de bienveillance n'allèrent pas plus loin 1. Le fils du Conquérant modifia peut-être ce que ses premières impressions avaient d'odieu­sement injuste à l'égard de la croisade ; mais il persista toujours à y demeurer de sa personne absolument étranger2; ou plutôt il spé­cula sur la croisade même pour grossir ses trésors et augmenter ses domaines. Son frère Robert Courte-Heuse duc de Normandie3, ayant pris la croix, n'obtint de lui les sommes nécessaires aux frais de l'armement et de l'expédition qu'en lui hypothéquant son duché à un taux exorbitant. Guillaume dans un sentiment de charité frater­nelle espérait qu'après avoir prélevé sur Courte-Heuse un bénéfice usuraire, le hasard des combats ou les fatigues du voyage le déli­vreraient en Orient du soin de

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1 Pertz Mon. Germ. t. XVI, p. 354.

2.Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 554, 556.

3. Hug. Flavin. Chronic, 1. II ; Patr. lat., t. CLIV, col. 400.     SnTit-ïrôur

4. Cf. n° 27 de ce présent chapitre.     Uzerches.

5. Robertus Curta-Ocrea,   Aoc' enim   erat ejus cognomen  guod esset exiguus.   t> rj}™e8i.
(Willelm. Malmesb. Gesl. reg. angl., 1.
IV; Patr. lat.,  t. CLXX1II, col. 1346.)    

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restituer jamais au pèlerin de Jérusa­lem l'opulent duché de Normandie. Plus tard en 1099, le comte de Poitiers à son départ pour la croisade fut de même contraint de re­courir aux trésors que Guillaume le Roux départissait d'une main si avare. Lui aussi dut hypothéquer le Poitou. «Or, dit le chroni­queur de Malmesbury, l'an du Seigneur 1100, le 1er août, comme on demandait au roi d'Angleterre en quelle cité il comptait se ren­dre, pour célébrer les fêtes accoutumées au jour anniversaire de sa naissance, dont l'époque était prochaine : « J'irai à Poitiers, répon­dit-il, pour prendre possession de mon gage.» Tel était, ajoute l'annaliste, le caractère de Guillaume le Roux. « Avec le temps, di­sait-il à ses familiers, je compte bien m'emparer de tous les royau­mes de l'Europe 1. » Son ambitieuse audace devait être cruellement déçue, ainsi que nous aurons à le raconter plus tard.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon