Henri IV 5

Darras tome 23 p. 164

 

   54. « Vers le mois d'août 1091, dit Bernold, le duc Welf de Bavière père du nouvel époux de  Mathilde, effrayé des succès de Henri IV, vint trouver le tyran en Lombardie pour négocier la paix. Il lui offrit une réconciliation générale s'il voulait permettre que le siége apostolique envahi par l'hérésiarque Wibert fût rétabli canoniquement dans ses droits ; et s'il consentait à rendre à lui, à son fils, ainsi qu'à tous les catholiques, les biens dont ils avaient été injuste­ment spoliés. Henri IV rejeta bien loin ces propositions, et le vieux duc ne tarda point à revenir en Allemagne. A son retour, le duc de Bavière put constater parmi ses compatriotes un courant général de lâcheté et de défaillance. De toute part les adhésions au roi Henri se multipliaient; on s'engageait à le servir dans sa lutte contre le saint-siége ; on se faisait un titre de gloire de partager l'excommunication qui pesait sur lui. Ceux qui voulaient rester fidèles à la  cause de saint Pierre étaient obligés de s'expatrier. On vit des multitudes en­tières, hommes et femmes, préférant l'exil à l'apostasie, émigrer en masse pour fuir la domination des excommuniés3.» La recrudescence schismatique en Germanie coïncidait avec la mort de saint Altmann de Passaw, ce légat apostolique qui luttait depuis vingt-six ans pour la cause de la justice et de la vérité. « Sa vie avait été celle d'un martyr, dit Bernold. L'exil, la persécution, les menaces de mort, il avait tout affronté et tout subi pour le nom de Jésus-Christ. Malgré tant de tribulations et d'épreuves, il put établir dans son diocèse de Passaw trois maisons de clercs qui vivaient sous la règle de saint Augustin ; il en fonda une quatrième au diocèse de Frisingen dans une terre allodiale donnée par le duc Welf de Bavière 4. Ses vertus, sa doctrine, son zèle, lui valurent l'amitié du révérendissime pape Grégoire et du très-saint évêque de Lucques Anselme. Mais

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1 Joanu. XIX, 15.

2Manegold. Opusc. contr. Wolfelm. Coloniens;  Patr. lat.   t.  CLV,  col. 172.

3. Bernold. Chronic. ; Patr,. lat., t. CXLVIII, col. 1406.

4. Les trois monastères fondées par saint Altmann dans son propre diocèse

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autant il était vénéré et aimé des catholiques, autant il était exécré et re­douté par les partisans du schisme. Aussi sa mort amèrement pleurée par les bons, fournit aux méchants un nouveau sujet de triom­phe. Il émigra vers le Seigneur dans une heureuse vieillesse, le VI des ides d'août (8 août 1091)l. »

 

   55. Le duc de Bavière n'en continua pas moins à lutter énergiquement en faveur de la cause catholique. « Il réussit, dit Bernold, à réorganiser un parti nombreux, décidé à combattre le tyran et ses fauteurs. On se décida même à choisir un nouveau roi, et l'élection aurait eu lieu sans la pusillanimité ou la malveillance de quelques chefs qui reculèrent au dernier moment2. » Le chroniqueur ne nous fait pas connaître le nom du prince sur lequel le duc de Bavière aurait voulu porter les suffrages des électeurs. Mais les annales de Hongrie3 nous apprennent qu'il fut question alors de donner la couronne d'Allemagne au saint roi Ladislas, veuf d'Adé­laïde fille de Rodolphe de Souabe. Ladislas, arrière-petit neveu de saint Etienne I fondateur de la monarchie hongroise4, avait alors quarante-cinq ans. Il faisait revivre sur le trône les admirables vertus et l'héroïque bravoure de son illustre ancêtre. Depuis l'an 1076, où les libres suffrages des Hongrois lui avaient conféré la couronne à l'exclusion du jeune Salomon fils du roi André son cou­sin germain, Ladislas ne cessait de justifier la préférence dont il avait été l'objet par une série de victoires contre les Bohémiens, les Huns, les Tartares, les Russes, les Bulgares, essaims nomades qui infestaient périodiquement les frontières de la Hongrie. Profon­dément dévoué au saint-siége, on se rappelle qu'à la diète de Spire, en 1087, Ladislas avait fait déclarer

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étaient ceux de Saint-Nicolas près de Passaw, de Saint-Florien, de Saint-Hyppolyte qui devint plus tard le siège de l’évêché du même nom. Celui de Raitenbuch qu'il établit dans le diocèse de Frisingen sur le domaine du duc Welf de Bavière appartenait à l'ordre bénédictin. Il fut dès l'année même de sa fondation (1090) placé sous la juridiction immédiate du saint-siège (B. Urban II. Epist. xxxvi, col. 139).

1. Bernold. Ibid. Cf. Bolland. Act. Sanct. 8. aug.

2. Bernold. Chronic. col. 1406.

3 Cf. Bolland. S. Ladist. Vita. 27 jul.

4.Cf. t. XX de cette Histoire, p. 363.

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par ses ambassadeurs sa réso­lution d'intervenir en faveur de la papauté et de se mettre à la tête de vingt mille cavaliers hongrois pour combattre l'armée des schis-matiques1. Cette menace suspendue sur la tête de Henri poursuivait ce dernier en Italie. « Vers l'approche des fêtes de Noël de l'an 109!, dit Bernold, le tyran fit proposer à Ladislas une entrevue que le pieux monarque accepta. Le lieu et le jour en furent fixés ; mais le duc Welf de Bavière prévenu à temps éclaira Ladislas sur le danger d'une pareille démarche. La négociation fut rompue, au grand désappointement de Henri2. »

 

   56. L'hiver avait contraint le tyran de suspendre pour quelques  mois la guerre d'extermination qu'il faisait en Lombardie. Ses troupes fatiguées par une campagne de deux ans avaient besoin de re­pos. Une famine horrible désolait le pays. L'armée fut donc frac­tionnée en petits groupes qui se disséminèrent dans toutes les provinces, afin de pouvoir plus facilement se nourrir. « Le roi s'était de sa personne retiré au-delà de l'Adige, où il se trouvait, dit Domnizo, presque sans escorte et sans soldats. Avis en fut donné à la comtesse Mathilde, qui forma le projet de l'enlever par un au­dacieux coup de main. Un corps d'élite d'environ mille guerriers partit dans ce but, avec ordre de n'engager de combat, s'il y avait lieu, qu'en rase campagne. Informé de leur approche, Henri se ré­fugia dans les marais du Pô et se cacha dans les roseaux de l'Adige. Pendant huit jours il entraîna ainsi les assaillants à sa poursuite, se dérobant à leurs efforts, et donnant à ses propres phalanges le temps de le rejoindre. Un traître se trouvait dans l'escadron de Mathilde. Cet homme entretenait secrètement des relations avec le roi et en recevait les instructions. Le huitième jour, Henri ayant enfin reçu les renforts impatiemment attendus, se plaça en embuscade dans le voisinage, et la trahison fut consommée. « Le roi est fort loin, dit le traître qui occupait un rang distingué parmi les officiers de Mathilde. Les marais qui nous entourent sont infranchissables. Campons ici pour donner quelque repos aux soldats. » Son perfide

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i Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 615.

2. Bernold. Chronic, col. 1408.

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conseil fut suivi. Mais au moment où ces braves, dans la sécurité la plus complète, venaient de déposer leurs armes, soudain appa­rurent les étendards du roi et ses troupes qui envahirent le camp en un clin d'œil. Une épouvantable mêlée s'engagea : les soldats désarmés tombaient sous le coup des assaillants, d'autres étaient faits prisonniers. La plupart cependant parvinrent à s'échapper à travers les terrains défoncés du marécage. Ceci se passait, ajoute le chroniqueur, au pagus des Trois-Comtés (aujourd'hui Tricontai dans le territoire de Padoue). Le traître était le comte Hugues du Mans,
qui acheva en ce jour de déshonorer sa noble race1. Parmi les pri­sonniers se trouva le fils du comte Albert, le bon et courageux Manfred. Une telle capture fit la joie du camp royal et la désolation de celui de Mathilde. L'héroïque comtesse supporta ce revers avec sa grandeur d'âme accoutumée. Elle accueillit les débris d'une troupe naguère si brillante avec des paroles d'encouragement et d'espoir. Le sort des armes est inconstant, dit-elle. Vainqueurs hier, nous sommes vaincus aujourd'hui: il n'y a que le courage qui soit de
tous les jours2» (décembre 1091).


   57. Un événement d'une autre nature, et que Henri n'hésita point à compter parmi les plus heureux de son règne, fut la mort de la comtesse Adélaïde de Turin sa belle-mère3 (29 janvier 1091). Le marquisat de Suse, le duché de Turin, le val d'Aoste, le territoire de Genève et une partie de la Savoie, formaient l'héritage laissé vacant. Adélaïde avait eu quatre enfants, deux fils et deux filles : Pierre de Savoie mort avant sa mère et représenté par un enfant mineur issu de la princesse Agnès de Savoie mariée à Frédéric comte de Mont-Bar et de Lutzelbourg, qui venait lui-même de mou­rir à la fleur de l'âge ; Amédée de Savoie vivant encore ; Berthe,

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1.        Nous avons précédemment raconté les aventures de ce seigneur, d'ori­gine italienne, héritier par droit de dévolution du comté français du Mans.
(Cf. no 48 de ce présent chapitre.)

2.          Domniz. Vit. ilathiid. col. 1010.

3. La reine Berthe première femme de Henri était fille de la comtesse Adé­laïde de Turin.

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première femme de Henri IV, morte en l'an 10884, mère du prince Conrad premier-né et héritier présomptif du roi de Germanie1; enfin Adélaïde l'héroïque épouse du roi Rodolphe de Souabe, mère de la jeune reine de Hongrie que Ladislas venait de perdre, et morte elle-même en 10792. «L'héritier légitime, dit Bernold, était le fils d'Agnès de Savoie et du comte Frédéric de Mont-Bar; mais cet enfant au berceau venait de perdre son père avant même de l'avoir connu. Frédéric, fils du comte Louis de Lutzelbourg et de Sophie de Mont-Bar, était par la ligne maternelle petit-neveu de la comtesse Mathilde. Sous l'habit séculier, il avait toutes les vertus d'un vrai soldat du Christ. On l'avait surnommé le « Sébastien de l'Italie », tant il avait déployé de zèle et de courage pour la défense de l'Église. Le vénérable pape Grégoire VII, le bienheureux Anselme de Lucques, l'avaient aimé comme un fils. Les clercs, les moines, le vénéraient comme le plus dévoué de leurs défenseurs. Avec Ma­thilde et le jeune Welf, il était la terreur des schismatiques, qu'il combattit jusqu'à son dernier soupir.  Saint Pierre sembla récom­penser sa fidélité en lui obtenant la grâce de mourir le jour même de sa fête (29 juin 1091), pour l'associer à sa gloire dans les cieux. Henri IV n'hésita point à dépouiller l'orphelin que la mort du hé­ros laissait sans appui. Il se jeta avec son armée sur les états de la comtesse Adélaïde, promenant partout l'incendie, la dévastation, le pillage. Le monastère de Fructuaria fut détruit de fond en comble. Sur les ruines fumantes du  territoire, Henri proclama son propre fils, le jeune Conrad, héritier des domaines de la comtesse Adé­laïde 4. »

 

58. Fier d'un succès obtenu sans coup férir, le tyran crut avoir consolidé pour jamais sa puissance en Italie. Dans ses excursions   triomphales, il se faisait suivre de son antipape Wibert

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1. Bertha imperatrix obiit 1088 et Spirœ sepulta est. Ekkeard. Uraug, Chronic.; Pair, lat., t. CLIV, col. 957).

2.Nous avons inscrit la naissance du prince Conrad au monastère d'Hersfeld, où sa mère avait trouvé un asile en l'an 1074, après la défaite et la fuite de Henri IV à Hartzbourg. Cf. t. XXI de cette Histoire, p. 592.

3. Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 353.

4. Bernold. Chronic. col. 1409.

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p169 CHAP.   II.   —   EXPÉDITION   DE HENRI   IV  EN   ITALIE  (1090-1093).     

 

qui, le XIV des calendes de février (1092), datait à Padoue un prétendu privi­lège apostolique en faveur d'un monastère de cette ville, et un autre à Césena, le 13 juin de la même année, pour l'église cathédrale de Reggio dans les états de la comtesse Mathilde. Mais l'Europe entière protestait contre les injustices d'un César qui substituait ses caprices et sa volonté à tous les droits divins et humains. « Les princes d'Allemagne, dit Bernold, tinrent entre eux une réunion où ils réso­lurent de s'armer contre les schismatiques pour la défense de la sainte Église notre mère. Ils choisirent pour chef de cette ligue commune le duc Berthald, frère de l'évêque Gébéhard de Constance. Berthald portait le titre de duc, bien qu'il n'eût encore aucun du­ché sous sa puissance. Les seigneurs allemands lui donnèrent le commandement de la Souabe,  et le chargèrent de préparer une diète internationale avec les Saxons. Sans une famine qui sévissait alors en Saxe l'assemblée se fût réunie immédiatement2. » Obligé par cette diversion de faire repasser les Alpes à une partie de ses troupes, Henri IV dut en laisser encore un certain nombre pour gar­der les nouveaux territoires dont il venait de s'emparer dans les états de la comtesse Adélaïde.  « Avec le reste, dit Domnizo, il re­prit au mois de juin 1092 ses hostilités contre Mathilde. C'était le troisième été qu'il allait passer en Toscane, et l'expérience lui avait appris que les chaleurs de  la canicule étaient mortelles pour les Teutons et les Lombards. Il songea donc à s'établir sur des points aérés, loin des plaines humides arrosées par l'Éridan (le Pô), et vint continuer la guerre dans les montagnes du pays de Modène. La for­teresse de Monte-Morello lui ouvrit ses portes et se rendit sans com­bat. Celle du Mont-Alfred lutta au contraire avec une vigoureuse énergie ; mais elle fut emportée de vive force, après une bataille meurtrière où l'illustre Gérard,  porte-étendard de la comtesse Ma­thilde, fut fait prisonnier. Comme autrefois ses serviteurs Job et Tobie, ainsi Dieu voulait éprouver la courageuse fille de saint Pierre. Le roi gonflé d'orgueil par ces nouvelles victoires

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1.                         Wibert. ftDtip. Epist. vu et vin ; Pair, lut., t. CXLVI1I, col. 839.

2.          Bernold. Chronic. col. 1409.

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p170           PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  II   (1088-1099).

 

redoublait d'acti­vité et de fureur. Il vint mettre le siège devant la citadelle de Monte-Bello, comptant la réduire soit par assaut soit par famine. Mais il ne devait jamais y entrer, et il allait bientôt se trouver assiégé lui-même sous ses murs par la vaillante armée de Mathilde. Le pseudo­-pape Clément venu pour l'assister lui prodiguait les encouragements et les bénédictions. Mais le siège n'avançait pas et le roi perdit tout l'été autour de cette forteresse ». »

 

59. « Toutefois s'obstinant en proportion de la résistance, continue le chroniqueur, il se promettait après la victoire des vengeances terribles. Ses menaces épouvantèrent la petite armée de Mathilde. Chefs, soldats, serviteurs mêmes, supplièrent l'héroïne d'entamer des négociations de paix. Le roi qui avait secrètement provoqué ces manifestations déclarait que la paix était l'unique objet de ses vœux; il était disposé à l'accorder sur les bases les plus généreuses, pourvu que Wibert fût reconnu comme pape légitime et reçût l'obé­dience des seigneurs toscans. La noble comtesse ferma l'oreille à ces lâches propositions. « Puisque vous voulez la paix avec le roi, dit-elle aux siens, j'entrerai en pourparlers avec lui. Mais sachez d'avance que je repousserai cette clause injuste. » Les médiateurs retournèrent près du roi ; il le conjurèrent d'écarter pour le moment la condition malencontreuse. Henri avec sa fourberie habituelle leur donna sa parole, se réservant de la reprendre en temps opportun. Les négociateurs revinrent alors presser Mathilde de conclure une paix tant désirée. Mais l'héroïque chrétienne se défiait de l'empres­sement et des conseils de ces hommes du siècle ; elle voulut que la question fût publiquement débattue dans une conférence nationale, où les évêques et les abbés seraient présents avec les seigneurs laï­ques. Le colloque eut lieu à Carpineto. Mathilde exposa la situation et demanda s'il était permis de faire la paix. Héribert évêque de Reggio, qui dans cette circonstance n'était qu'un miroir, bien qu'il passât pour une lumière2, spéculum quasi lux, se leva le premier et d'accord avec la plupart des seigneurs s'efforça de prouver que non-

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1. Domniz. col. loi t.

2. Gagné d'avance par les partisans de la paix, Héribert reflétait leur pensée

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p171 CHAP.  11.  — EXPÉDITION DE HENRI IV EN ITALIE  (1090-1093).    

 

seulement il était permis de faire la paix, mais qu'il fallait se hâter de la conclure et que les malheurs du temps en faisaient une néces­sité. Son discours produisit une vive impression sur l'esprit de Mathilde. L'ermite Jean, abbé de Canosse, prit alors la parole : «A Dieu ne plaise qu'il en soit ainsi! s'écria-t-il. Une telle paix serait la guerre au Dieu trois fois saint, Père, Fils et Saint-Esprit. Voudriez-vous donc, généreuse fille du bienheureux Pierre, perdre en un jour le fruit de tant de luttes glorieuses, de tant de labeurs soute­nus pour le nom du Christ ? Point de défaillances ! continez à com­battre. L'heure est proche où du haut du ciel, le Seigneur fléchi par l'intercession de Pierre son apôtre, vous enverra une victoire qui réjouira tous les cœurs catholiques et rendra la paix à notre terre. » Ces paroles du saint ermite étaient une véritable prophétie. Le ton inspiré dont il les prononça entraîna la conviction générale. Le projet de pacte inique avec le roi fut abandonné ; Mathilde jura de rester fidèle à la cause de saint Pierre tant que Dieu lui laisse­rait un souffle de vie. Son serment fut répété par l'assemblée en­tière ; tous jurèrent de mourir plutôt que de contracter une alliance avec un roi excommunié1. »

 

   60. Les hostilités reprirent donc de part et d'autre avec une nouvelle ardeur. « Le roi ne cessait, continue le chroniqueur, d'ébranler

à coups de bélier les solides murailles de Monte-Bello. Il fît dresser jusqu'à la hauteur des remparts une tour colossale, avec un pont-levis qui devait permettre à ses soldats de pénétrer dans la place. Cette énorme machine fut brûlée par les troupes de Mathilde, après un combat sanglant où l'un des fils du roi tomba mortelle­ment frappé2. La désolation de Henri IV fut extrême ; il fit trans­porter les restes de son fils à Vérone, où un superbe monument

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et non la vraie lumière de la justice. «C'était, dit un moderne biographe, un savant prélat dont la vie était vraiment exemplaire, mais qui pour le triom­phe de la religion comptait plus sur les calculs politiques que sur l'assistance divine. » Cf. Am. Renée. Mathilde de Toscane, p. 181.)

1. Domnizo, loc. cit. col. 1012.

2. Ce fils de Henri IV, dont l'histoire n'a enregistré que la mort, n'est men­tionnée par aucun autre chroniqueur et son nom est resté inconnu.

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p172                   PONTIFICAT  DU  B.   UTÎBAIN   II  (1088-1009).

 

fut élevé pour les recevoir. Désespérant de prendre la forteresse de Monte-Bello qui venait de lui être si funeste, Henri fit donner par les trompettes du camp le signal du départ. Son armée s'ébranla et se répandit dans la province d'Emilie, où le roi s'arrêta quelques jours. Puis reprenant sa marche et annonçant l'intention de se rendre à Parme, Henri fit volte-face et par le castrum Cavilianum (au­jourd'hui bourgage de San-Paolo) se dirigea en toute hâte vers Canosse. Les pieds lui cuisaient encore des trois jours passés là par le froid et la neige 1 ; il voulait effacer dans la vengeance ce poignant souvenir. La comtesse Mathilde incertaine des projets du roi parta­gea ses forces ; une moitié fut envoyée renforcer la garnison de Canosse, pendant qu'avec l'autre moitié l'héroïne allait en personne se jeter dans la citadelle de Bibianello, se plaçant sous la protection de saint Apollonius patron de la contrée2. De là elle observait tous les mouvements de l'ennemi. On vint lui signaler le passage de l'ar­mée royale par les défilés du mont Lintregnano. C'était le chemin de Canosse. Mathilde quitta sur le champ Bibianello en y laissant une garnison suffisante, et s'élança avec le gros de son armés au secours de la grande forteresse. On était alors au mois d'octobre 1092 ; un brouillard épais couvrait la terre. La comtesse en profita pour dissimuler son mouvement et put de la sorte suivre l'armée royale, la serrant de fort près sans en être aperçue. En approchant de Canosse qu'il croyait sans défense, Henri fit déployer son éten­dard, et sonner les trompettes guerrières. La garnison courut aux armes, et quand le roi donna le premier assaut il fut désagréable­ment surpris de trouver une résistance à laquelle il ne s'attendait pas. Pendant la bataille, l'abbé Jean avec ses moines récitait la lita­nie sacrée, invoquant tous les saints du paradis pour les appeler au secours du peuple fidèle. Soudain l'armée de Mathilde fit irrup­tion sur les assaillants. Le carnage fut horrible. Les soldats de Henri frappés à la fois en avant et en arrière par des ennemis que le brouillard

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1. Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 188 et suiv.

2. Saint Apollonius évêque de Brescia au IIe siècle de l'ère chrétienne. Cf. Bolland., Act. Sanct. 7 julii.

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p173 CHAP.   II-   —  EXPÉDITION  DE  HENRI  IV  EX   ITALIE   (1090-1093).     

 

rendait invisibles, tombaient par milliers. Le fils du mar­quis Obert 1, porte-étendard du roi, vivement poursuivi par un fantassin qui le menaçait de sa lance, se baissa pour éviter le coup, mais il perdit l'équilibre, tomba de cheval et laissa échapper le dra­peau. Un des soldats de Mathilde s'en empara, et criant victoire, agita ce trophée sur le champ de bataille. Le porte-étendard eut le temps de se remettre en selle ; courant à toute bride vers un mon­ticule voisin où le roi Henri se tenait en observation, il lui annonça ce malheur que la déroute générale des Allemands ne confirmait que trop. Le roi enfonça les éperons aux flans de son cheval et prit la fuite. Après une course désordonnée il arriva à Bajano, l'âme ul­cérée, le cœur navré de tristesse. Il se disait que les temps étaient changés pour lui sans retour. Il eût donné bien volontiers quatre mille livres pesant d'or pour n'avoir jamais pris le chemin de Ca-nosse. La perte de son étendard présageait pour lui celle de la couronne. Sur son passage les populations le saluaient ironiquement du nom l’'Officiperda (le perdeur d'étendards). Luce Padum transit, decrescens omnibus annisi Cependant les pha­langes victorieuses de la comtesse Mathilde rendaient grâces au Seigneur. L'étendard royal fut déposé en grande pompe dans l'église de saint Apollonius au château de Canosse, où on le conserve reli­gieusement, ajoute le chroniqueur. Henri ne passa qu'une nuit à Bajano ; le lendemain au point du jour il traversa l'Eridan. Sa gloire s'était écoulée à jamais comme les eaux de ce fleuve rapide : » (oct. 1092).

 

   61. Le roi excommunié n'avait que quarante et un ans, lorsque le chroniqueur contemporain enregistrait en termes si énergiques sa chute irrémédiable. Le sort de Henri IV ne découragera cependant point les futurs ennemis de l'Église. Chacun d'eux viendra succes­sivement ramasser sur le champ de bataille de Canosse

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On se rappelle que le marquis ou margrave Obert, avait, en 1076, favorisé l'évasion de Henri IV, alors que ce prince quitta clandestinement la ville de Spire pour passer en Italie et surprendre la bonne foi de Grégoire VII à Canosse. (Cf., t. XXII de cette Histoire, p. 181.)

1. Domniz., Vit. Mathild., toc. cit., col. 1014.

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p174                   PONTIFICAT   DU B.   URBAIN  II   (1088-1099).

 

le drapeau du César persécuteur, pour le promener de nouveau sur le monde et le voir tomber de rechef dans la boue et le sang. Que les rois ou les empereurs puissent encore dans l'enivrement d'un orgueil indi­viduel se livrer à de pareilles expériences, on le conçoit jusqu'à un certain point. L'ignorance du passé, l'infatuation du pouvoir pré­sent, les aveuglent. Mais les peuples qui ont toujours payé ces aventures sacrilèges de leur repos, de leur fortune, de leur vie, n'ont aucune excuse lorsqu'ils prêtent leur concours pour les renou­veler. Au XIe siècle il suffit qu'une femme se trouvât sur le chemin du Néron de cette époque, pour l'arrêter court au milieu de ses vic­toires. C'est toujours la petite pierre qui renverse le colosse aux pieds d'argile. Les temps changent, les noms diffèrent, le résultat est invariablement le même. Quiconque se heurte au rocher sur lequel  Jésus-Christ a bâti son Église, s'y brise infailliblement la tête. « Après la victoire de Canosse, reprend Domnizo, toutes les cités, toutes les forteresses enlevées en Toscane par le roi Henri, rentrèrent sous la domination de Mathilde. Mantoue, Governolo, Ripalta, reçurent en triomphe leur légitime souveraine. La joie du parti catholique égala les douleurs passées 1 » (décembre 1092). Bernold inscrit de même ces succès au début de l'année 1093. « Les très-vaillants défenseurs de saint Pierre le duc Welf et son épouse Mathilde, dit le chroniqueur, après trois années de luttes contre les schismatiques, virent enfin, avec l'aide de Dieu, le triomphe cou­ronner leurs efforts. Les cités les plus puissantes de Lombardie, Mi­lan, Crémone, Lodi, Plaisance formèrent une alliance de vingt an­nées avec la comtesse Mathilde. Leurs troupes se saisirent des dé­filés des Alpes, afin d'empêcher les secours que Henri aurait pu faire venir d'Allemagne. En même temps, les fidèles d'Augsbourg chas­saient l'évêque intrus Sigefrid, que le roi avait mis en possession de leur église, et le remplaçaient par le pasteur catholique Ebérard, appelé sur le siège épiscopal par une élection régulière2. »

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1. Id., ibid.

2.  Bernold. Chronic. t. CXLVIII, col. 1412.

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p175 CHAP.   II.  — EXPÉDITION' DE HENEI  IV  EN ITALIE  (1090-1093).     

 

62.  Retiré à Vérone avec l'antipape Wibert, Henri apprenait coup sur coup ces nouvelles qui confirmaient son isolement et aggra-vaient sa défaite. Sa tyrannie recevait ainsi de l’extérieur un châtiment bien mérité,  La Providence allait frapper maintenant ses   crimes domestiques, et lui apprendre qu’on ne se joue pas impunément des lois les plus saintes du foyer chrétien. L'époux infâme, le père indigne, devait expier des forfaits  sans nom que les chroni­queurs contemporains ont détaillés dans un latin où l'on pouvait tout dire, nous laissant l'énorme difficulté de les traduire sans trop offenser la délicatesse du lecteur. Nous avons parlé précédemment du divorce de Henri avec sa seconde femme Praxède et de son troi­sième mariage avec une princesse russe nommée Adélaïde. Praxède, l'épouse répudiée, était gardée à vue dans un appartement du pa­lais de Vérone. Elle put aviser de sa réclusion la comtesse Mathilde. Celle-ci envoya quelques fidèles chevaliers qui réussirent à dérober la malheureuse reine à la vengeance de son barbare époux, et l'amenèrent à Canosse. Bientôt le pape Urbain II et la chrétienté entière apprirent les traitements ignobles que Henri avait infligés à cette noble victime. Ce fut de toute part un cri d'indignation. « Qui­conque, dit Domnizo, fut informé des détails de cette tragique his­toire conspuait l'exécrable roi et son antipape Wibert1. » Mais la conduite de Henri à l'égard d'Adélaïde sa nouvelle épouse ne fut pas moins horrible. « La haine, une haine féroce, disent les annales de Disemberg, succéda dans le cœur du monstre à l'affection qu'il avait d'abord eue pour elle. L'infortunée Adélaïde fut livrée aux outrages des courtisans ; le roi en vint à cet excès de démence qu'il voulut contraindre son propre fils, le jeune prince Conrad, à pren­dre une part active dans ces ignobles scènes. «Vous êtes mon père, répondit Conrad, et je dois respecter en vous un honneur que vous ne savez pas garder. — Non, répondit Henri, tu n'es pas mon fils. Ton père est un prince de Souabe. » Et il lui nomma ce prince. A cet outrage

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1,    Hoc qidcumque scehis cognoscebat fore verum,

Spenebat régis sectam, paritergue Wiberti.

(Domniz., foc. cit., col. 1015.)

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p176 PONTIFICAT   DU   B.   URBAIN   11   (1088-1099).

 

jeté à la mémoire de la pieuse reine Berthe sa mère, Conrad quitta pour ne jamais plus le revoir le roi maudit2. » Henri lança à sa poursuite des cavaliers. « Ceux-ci firent une telle diligence, dit Bernold, qu'ils parvinrent à l'atteindre. Déjà ils le ramenaient en triomphe à Vérone lorsque des soldats envoyés par Mathilde le délivrèrent3. » Les chaînes de Conrad allaient se changer en un sceptre. « Les catholiques de Lombardie, reprend le chroniqueur, se réunirent sous la présidence du jeune Welf et de Mathilde. Una­nimement ils proclamèrent Conrad roi d'Italie et le firent couronner en grande pompe par l'archevêque de Milan. Le vieux duc de Ba­vière vint au nom des princes allemands reconnaître le nouveau roi et conclure avec lui une solide alliance. Henri au désespoir fut con­traint de se retirer dans une forteresse voisine de Vérone où il vi­vait sans aucun appareil royal. Sa douleur devint une véritable rage. Dans sa fureur, il voulut se donner la mort, on lui arracha des mains le poignard dont il allait se frapper1. L'antipape Wibert partagea la retraite de son pseudo-empereur. Il faisait hypocrite­ment courir le bruit qu'il était prêt à abdiquer le souverain ponti­ficat et à se sacrifier pour la paix de l'Eglise2 » (décembre 1093). Ces protestations n'avaient rien de sérieux ; il les semait dans le public pour se rattacher quelques partisans. Mais ses efforts étaient inutiles ; le monde catholique ne songeait plus à lui, et le Seigneur avait rendu à son Eglise une paix qui durant tout le pontificat d'Urbain II ne devait plus être sérieusement troublée.

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1. Annal.  Sancti-Disibodi, Jlonum. Germ.   Scr. 2. XVII,  p.  16. Cf. Watte-rich, t. I, p. 592 et 744. » Bernold. Chronic. col. 1413.

3.Td. ibid.

4. ld. col. 1415.

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