Darras tome 42 p. 158
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§ III. LE MOUVEMENT EXTÉRIEUR A L'OCCASION DU CONCILE.
Les conciles, disait Pie IX, passent par trois périodes : la première est la période de Satan; la seconde est celle de l'homme; la troisième, celle du Saint-Esprit. Nous avons à parler ici de cette période préliminaire, qui est livrée à l'influence des esprits infernaux.
En dehors de Rome, l’indiction du Concile éveilla une attention universelle. Des discussions s'ouvrirent même au sein du corps législatif français et au parlement Italien : là, pour soutenir la cause du gallicanisme; ici, pour empêcher l'Église de se confirmer dans la possession de Rome. A part ces deux éclats sans succès, les gouvernements se tinrent sur la réserve ; et le parti libéral, pris d'une haine subite, mais incertain sur ce qu'il pouvait faire, se résigna provisoirement à l'inaction. Au fait, comment des hommes qui se disent partisans de toutes les libertés, pourraient-ils trouver mal que l'Église prenne, dans leurs doctrines, sa part d'application; et par quel renversement, eux qui croient à la vertu de la parole contradictoire, pourraient-ils s'opposer à la tenue des États généraux de la sainte Église?
12. La lettre aux orientaux, avant d'être présentée aux évêques d'Orient, avait été publiée dans le Journal de Rome; cette publication, nécessaire à plus d'un titre, fut, pour les Orientaux, un prétexte de refus. Lorsque le chargé d'affaires du Saint-Siège présenta la lettre au Patriarche grec de Constantinople, celui-ci répondit sèchement : «J'en connais déjà le contenu » ; il refusa de la recevoir et télégraphia immédiatement son refus aux patriarches d'Antioche, de Jérusalem et d'Alexandrie, qui imitèrent son exemple et entraînèrent à leur suite les autres évêques. Si le résultat fut identique, l'accueil ne fut pas partout le même; les uns se répandaient en invectives sur le Filioque, le pain azyme et le concile de Florence; les autres,
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mieux inspirés, ouvraient leur cœur à la pensée si chrétienne d'un acte d'union, mais regrettaient de n'y pouvoir accéder. La raison est que ces prélats ne sont pas libres; le patriarche grec exerce sur eux un pouvoir absolu; ils sont d'ailleurs fortement engagés dans les affaires temporelles de leur nation, très dépendants aussi de la Porte et plus asservis encore par les mœurs que par les lois. Le patriarche arménien de Constantinople fit meilleur accueil et en référa à son supérieur le Gatholicos d'Ecmiazin ; un parti unioniste s'était d'ailleurs formé dans l'église arménienne mais l'ingérence despotique de la Russie fit tout échouer. Les coptes et les nestoriens se montrèrent encore de meilleure composition; mais ici l'influence anglaise, et là, le despotisme patriarcal, mirent obstacle aux bonnes volontés. Le clergé grec refusa également la lettre du Pape ; le clergé russe ne fit pas de réponse : il n'en avait pas le pouvoir, on ignore le fond de ses sentiments. La presse libérale du monde entier n'eut, pour cette étrange conduite des schismatiques, que des éloges. Cependant puisqu'ils sont séparés, ils devaient se prêter à un projet d'union: les uns en le rejetant avant tout examen; les autres, en applaudissant à ce rejet illogique et inique, montrent ce qu'ils sont, les enfants de la division, justement placés sous l'anathème.
13. L'appel aux protestants n'eut pas une plus heureuse issue. Cet appel, il est bon de le noter, ne s'adressait pas aux évêques de l'hérésie, puisqu'elle n'en a pas ; ni aux chefs délégués des communautés protestantes, qui ne sont que des ministres; mais aux protestants en masse, parce que chacun d'eux, individuellement pris, doit être juge en dernier ressort. Par une naïveté qui révèle assez le vice de leur situation, parmi les protestants, ceux à qui l'appel ne s'adressait pas, furent les premiers à répondre. Une première réponse fut faite par les pouvoirs civils, qui érigèrent, à Worms, le monument de Luther. A l'inventeur du serf arbitre au nom de la liberté, au promoteur de la foi sans les œuvres et de la Bible lue sans notes ni commentaires, un monument à l'heure même, où des doctrines de Luther,
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il ne reste pas un fétu; où la paternelle autorité des Papes est remplacée par l'aveugle despotisme des princes : on n'a pas l'idée d'un plus scandaleux mépris de toute raison. Dans leur commune désertion des utopies luthériennes, les protestants se sont partagés en deux classes : les orthodoxes et les libéraux. Au nom des orthodoxes, le conseil supérieur ecclésiastique de Berlin n'admet pas que le Pape se mêle des affaires ecclésiastiques de leur communion; il s'appuie sur l'infaillibilité du libre examen, l'imputation extérieure des mérites de Jésus-Christ et l'inutilité d'un concile. Au nom des libéraux, l'assemblée de Worms, par l'organe de Schenkel, le Renan de l'Allemagne, s'appuie sur la toute puissance de la raison privée et le radicalisme de la négation : il est clair qu'il ne faut pas de Concile à des gens qui ne croient pas en Dieu. La société de Gustave-Adolphe continue à s'occuper de ses petites affaires; et, à l'approche d'un concile œcuménique, passe à l'ordre du jour. Le synode général d'Ansbach pour la Bavière déclare également vouloir s'abstenir. Les protestants d'Autriche, rongés par l'impiété et la corruption, ne se sentent même pas la force de répondre; les protestants de Bohême colorent leur refus en alléguant la confession d'Augsbourg, sorte de fossile rejeté depuis longtemps par toutes les communions. En Angleterre, des sentiments plus sympathiques, non moins stériles, sont exprimés par Cobb. Dans le même sens et avec plus de raison se produisent les Pensées de Baumstarck sur le retour à l'unité et l'opuscule de l'évêque de Paderborn : Pourquoi le schisme ? Quelques ministres, cachés sous un voile, expriment des vœux de retour et en demandent les conditions. D'autres, à visage découvert, disent que, pour tout protestant de bonne foi, le retour à l'Église Romaine est de devoir strict; mais ils réclament, pour les ministres, la garde de l'épouse et, pour les fidèles, la communion sous les deux espèces. En somme, sur toute la ligne, au nom du libre examen, les protestants refusent d'examiner; et ceux qui y consentiraient exigent des concessions aux passions humaines. » Il est impossible, dit l'Écriture, que ceux qui ont été illuminés une fois, se
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renouvellent
une seconde fois dans la pénitence. » Dans le
protestantisme, il y a place pour des retours individuels; mais le protestantisme en bloc paraît perdu pour la foi, condamné à servir d'appoint aux passions révolutionnaires soit d'en-haut, soit d'en bas.
14. Une voix isolée s'écria : En avant, vers Rome ! C'était la voix de Daniel Urquhart, rédacteur du Diplomatic-Review; cet anglican se prononçait en faveur de l'infaillibilité et en appelait au Pape, pour faire asseoir sur des bases solides, le droit international de l'Europe. Déjà, au XVIIe siècle, Leibnitz, dont c'est peu dire que de l'appeler grand, Leibnitz frappé de la fragilité des constructions morales de son temps, déclarait : Que les traités de Westphalie avaient introduit, dans la chrétienté, un équilibre sans base et sans garantie ; et que, pour assurer la paix des nations, il fallait créer une espèce de collège des Amphyctions de l'Europe, dont la présidence appartiendrait au Pape.
C'est un fait remarquable que des Protestants, dont les premiers principes, j'allais dire la première et la plus vivace passion, est la négation de la puissance Pontificale, vaincus par l'éclat de l'évidence, où cédant à la pression des événements, en appellent, pour établir, dans le monde, un ordre légal, à cette puissance qu'ils nient et qu'ils abhorrent.
Il y a, dans ce fait, deux choses : l'indication d'une doctrine et l'appréciation d'un acte public, l'appréciation morale de la guerre, l'indication positive de la nécessité du droit divin.
La
guerre est un phénomène constant et mystérieux, qui a été, de la part des
philosophes chrétiens, l'objet d'une appréciation contradictoire. Sans doute,
les uns et les autres, voient dans la guerre, comme dans la mort, la solde du péché; seulement les uns ne la
considèrent que comme l'emportement d'une fureur aveugle et sauvage, tandis
que les autres la considèrent comme l'un des plus merveilleux instruments du gouvernement de la Providence. Pour ceux-là, le soldat n'est qu'une brute échauffée qui se
baigne dans le sang, et le souverain, qui déclare la guerre, n'est que le
scélérat élevé à sa plus haute puis-
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sauce; pour ceux-ci, le soldat est un justicier et le souverain, qui dénonce la rupture de la paix, est plus que jamais le ministre de Dieu. Ici la guerre est sainte, je veux dire sanctifiante; là, c'est l'œuvre des esprits infernaux, acharnés à la ruine du genre humain.
Or, il s'agit, ici, de l'emploi régulier de la force. Il y a, en ce monde, une double force; la force physique et la force morale. La force physique ou la force du bras de chair; la force morale, c'est-à-dire la puissance de la vérité, de la vertu et du droit. En théorie, l'emploi de la force physique, pour être régulier, doit être conforme à deux principes : 1° Il ne doit porter, en aucune façon, atteinte à la force morale ; et 2° Il doit, autant que les circonstances le permettent, concourir à son service, sinon assurer son triomphe.
La force morale, c'est-à-dire la puissance de la vérité, de la vertu et du droit, n'a, pour tous ceux qui croient en Dieu, qu'en Dieu son principe; pour tous ceux qui croient à une révélation divine, cette force divine est concrétée, dans cette révélation elle-même, laquelle révélation est consignée dans un corps d'Écritures sacrées, texte divinement inspiré des révélations divines. Mais, pour le protestant, ce texte divinement inspiré, divin réservoir des communications célestes, ne tire, je ne dis pas sa valeur, mais son autorité que du jugement individuel, du libre examen. Par conséquent la force morale, la force à laquelle la force physique doit se subordonner et dont elle doit procurer le triomphe, cette force, à proprement parler, n'existe que dans les individus qui la représentent. Autrement dit, individus à part, elle n'a pas, ici-bas, de représentation officielle.
Or, voilà un protestant qui en appelle au pape pour statuer sur le droit de guerre, pour régler en grand l'emploi légitime de la force. Ce protestant peut, comme Leibnitz, en appeler à l'arbitrage de la Papauté, sans autre inspiration que son bon cœur, sans autre guide que son bon sens. Mais, s'il va jusqu'au fond des choses, s'il prend sa demande dans toute la portée de sa gravité dogmatique, en appelant à l'Église, il la confesse; en
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demandant, au Pape, un arbitrage, il s'incline devant l'autorité surnaturelle de la Chaire Apostolique. Dire que la Papauté est arbitre du droit de guerre, c'est dire équivalemment qu'elle représente, dans le monde, la vérité, la vertu, la justice; c'est dire qu'elle tient, dans l'Église et dans le monde, le Vicariat de Dieu,
Les propositions de Daniel Urquhart, relativement à la guerre, se ramenaient à ces quatre propositions :
1° Rétablissement du droit des gens nécessaire pour sauver la société européenne ;
2° L'Église catholique capable d'opérer ce rétablissement ;
3° Le concile œcuménique met l'Église dans l'alternative de proclamer le droit, ou de sanctionner son infraction ;
4° L'institution d'un collège séculier de diplomatie à Rome serait de la plus urgente nécessite.
Sur cette question de guerre, Urquhart eut des complices. Le 20 décembre 1869, voici les Postulatum que signèrent Mgr Hassoun et les Prélats arméniens :
« 1. Les armées énormes et permanentes dont le chiffre s'est accru par la conscription ont rendu la condition du monde insupportable. Les dépenses oppriment les peuples, l'esprit de l'infidélité et l'oubli des lois dans les affaires internationales, donnent une facilité complète pour entreprendre des guerres injustes et non déclarées, c'est-à-dire le meurtre sur une échelle colossale. Ainsi, les ressources des pauvres sont diminuées, le commerce paralysé, les consciences entièrement égarées ou outragées et beaucoup d'âmes perdues chaque jour.
« 2. L'Église seule peut remédier à ces misères. Lors même que sa voix ne serait pas écoutée par tous, elle sera toujours un guide à des milliers d'hommes, et tôt ou tard, produira son effet. Enfin, l'affirmation des principes éternels est toujours en elle-même un hommage à Dieu et ne peut pas rester sans fruit.
« 3. Des hommes graves et versés dans les affaires voient la position du monde et de l'Église, par rapport à ces vérités, de
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la même manière que beaucoup d'hommes savants et dévoués à la religion. Ils sont persuadés de la nécessité d'une déclaration de cette partie du Droit Canon qui touche au droit des gens, à la nature de la guerre et à tout ce qui la rend ou un devoir ou un crime. Par cette restauration de la conscience des hommes, les dangers qui les menacent, et que la prudence du monde et les calculs de la politique ne peuvent conjurer, seront écartés.
« Le moment qui nous est accordé pour l'action peut être de courte durée. S'il n'est pas mis à profit, la responsabilité pèsera sur l'Église de n'avoir pas saisi une occasion offerte par la Providence. »
15. Un autre appel, adressé d'abord au public, puis au Concile, éveilla l'émotion des âmes pieuses ; il émanait des frères Lémann, juifs convertis, prêtres tous deux, et avait pour objet la conversion de la race juive. Cette race était séparée des autres par un mur social et par un mur religieux ; la révolution a détruit le premier ; les frères Lémann voudraient détruire l'autre. Pendant que les uns s'obstinent à cloîtrer le juif dans les mesquineries de la cupidité et les corruptions de la richesse ; que les autres parlent d'élever contre lui les passions des peuples chrétiens et de l'exproprier en masse : deux prêtres veulent abaisser les barrières de la Synagogue et ramener les juifs à Jérusalem en leur ouvrant les portes de l'Église. Mais il y a, dans cet appel, comme un abrégé du grand mystère de l'histoire.
A l'origine, Dieu avait déposé ses bénédictions sur la tête des patriarches. Seize siècles après le déluge, il choisit, parmi les familles bénies, une famille privilégiée, pour tirer du sein d'Abraham un peuple de bénédictions. Ce peuple fut le peuple Juif; il eut pour chef, JEHOVAH, l'Éternel; pour législateur, Moïse; pour rois, Saül, David, Salomon; pour prophètes, Élie, Isaïe, et tous ces Voyants, qui ont écrit, dix siècles d'avance, les merveilles de l'Evangile. Quand fut venue la plénitude des temps, la Synagogue enfanta le Messie ; mais, après l'avoir attendu depuis son commencement, elle le donna aux Gentils, sans le reconnaître. Depuis, elle a vu périr la race de Juda et la
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famille de David ; elle a vu brûler ses généalogies et détruire son temple : elle a vécu sans lois et sans patrie, se répandant, avec l'élastique obstination de sa race, partout où il avait une pièce d'or à gagner ou un outrage à subir ; à la fin, elle croira en Celui qu'elle a crucifié et ce sera, pour la terre, l'annonce des derniers jours.
La question du Judaïsme est donc, au fond, pour l'humanité une question de vie ou de mort, et c'est là ce qui en fait le pathétique intérêt et la solennelle importance.
Quels sont maintenant les termes de ce problème?
L'histoire de l'humanité est un grand drame, dont Jésus-Christ est le héros divin; Jésus promis, figuré, prophétisé; puis Jésus donné au monde, voilà tout l'objet de l'histoire. Ce qui détermine les phases de ce drame historique, c'est l'entrée des individus et de tous les peuples dans la possession de Jésus-Christ, c'est leur entrée dans la vérité dont il est l'Apôtre, dans la vertu dont il est le modèle, dans le sacrifice dont il est la victime. Cette entrée, pour les individus, s'accomplit durant les vicissitudes de leur courte existence ; pour les peuples, elle forme de grands événements, et comme un grand dessein par où Dieu ramène tout à l'unité de sa vérité. Or, parmi tous les peuples, ce qui caractérise le peuple Juif, c'est qu'au lieu d'entrer dans la vérité entière, il en espère la révélation ; au lieu d'entrer dans la possession de Jésus-Christ, il attend encore son avènement. Depuis six mille ans, le peuple Juif est le peuple de l'attente ; mais avec cette différence formidable, que dans les temps antérieurs à Jésus-Christ, l'attente faisait sa vertu et sa gloire ; tandis que, depuis dix-huit siècles, elle fait son tourment et son supplice.
Jusqu'à Jésus-Christ, l'attente du Messie, au sein du peuple Juif, est un fait éclatant comme le soleil. Il y a trois données principales qui règlent, si j'ose ainsi dire, les conditions de son avènement : il doit naître de la race d'Abraham, de la tribu de Juda, de la maison de David; et, de plus, il est l'attente de toutes les nations. Isaïe le présente avec le signe des miracles;
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Jérémie avec le signe de la justice ; David avec le signe de la puissance royale ; Michée avec le signe de la paix ; Daniel avec le signe de la sainteté ; Malachie avec le signe du sacerdoce. Quand les temps prédits par les prophètes sont arrivés, Jésus naît de la Vierge de Nazareth, à Bethléem; éclaire et appelle à la sainteté son peuple, et par lui, toutes les nations ; meurt sur la croix entre les deux voleurs représentants de l'humanité, bientôt après est adoré par les Gentils comme le Dieu attendu.
Tandis que les Gentils embrassent la croix, les Juifs la réprouvent; les Juifs ne reconnaissent pas le Dieu Sauveur, et continuent d'attendre un roi de leur imagination toute terrestre. La Synagogue, jusqu'ici la fille bien-aimée et même l'épouse de Jéhovah, est donc répudiée ; et l'Église catholique, épouse de Jésus-Christ, appelle dans son sein tous les peuples qui y accourent merveilleusement.
La conséquence à tirer de là, c'est que le peuple Juif est, à double titre, le peuple de l'anathème : peuple de l'anathème parce qu'il n'a pas accepté la révélation de l'Évangile, peuple de l'exécration, parce qu'il s'est fait le bourreau du révélateur : peuple si terriblement maudit, qu'on croit reconnaître encore sur son front le signe de Caïn.
Depuis la destruction du deuxième temple de Jérusalem et de la nationalité judaïque par les romains, exécuteurs de la justice divine, la tradition du Messie, jusque là si éclatante, n'est plus qu'un filon à peine visible et comme enfoui sous terre. En examinant les choses de près, on distingue, dans ce développement caché des doctrines de l'attente, trois phases : la phase de l'inquiétude, la phase du silence, la phase de la corruption, au sein de cette nation unique, conservée par la Providence, comme une preuve vivante de la vérité du catholicisme à la face des nations.
A l'avènement du Sauveur, il s'était fait dans le monde une grande paix ; par une coïncidence providentielle, on voyait se rencontrer, au point de jonction des siècles, tout ce qui devait
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rendre nécessaire ou favoriser le triomphe du Sauveur. Aussitôt que le fruit messianique est donné à la terre, vous voyez disparaître la royauté de Juda, la tige de Jessé et Jérusalem. La nation juive, qui s'est sentie dans le travail de l'enfantement et qui ne voit point le nouveau-né, devient sombre et inquiète. Alors, elle tire de la Bible la célèbre prophétie des Semaines de Daniel, en déplace le point de départ, varie sur la nature des périodes hebdomadaires, concentre ou dilate à son gré les siècles, enfin s'épuise dans les calculs de la science cabalistique. Les ambitieux témoins de ses angoisses, s'écrient : moi, je suis le libérateur ; moi, je suis le rejeton de David ; moi, je suis l'Étoile de Jacob. Depuis Theudas et Simon-le-Magicien jusqu'à Zabathaï-Tzévi en 1666, vingt-cinq faux messies lèvent l'étendard. Aussitôt les enfants de Jacob interrompent leurs calculs, se précipitent à droite et à gauche, dans les villes, dans les déserts, presque toujours massacrés par les nations ; mais ne se lassant jamais d'accourir, bien que ne rencontrant jamais que les déceptions du mirage.
Après tant d'épreuves, les Juifs s'étaient trouvés dispersés au milieu de toutes les nations, enfermés dans les Ghettos, où les Papes seuls les défendent, soumis à la puissance des Rabbins ou docteurs. Ces Rabbins n'oublièrent rien pour faire leur autorité; ils n'oublièrent rien non plus pour en abuser. Sur la question du Messie, ils lancèrent contre les chercheurs, les anathèmes et l'exécration; puis, par des mesures détournées, ils altérèrent la lettre et le sens des prophéties ; et, pour éviter à coup sûr la pernicieuse influence de la Bible, ils lui substituèrent l'affreux grimoire du Thalmud. Ce fut la période du silence et du désespoir. Juda fut exilé de sa tradition nationale; son âme fut emprisonnée dans de grossières rêveries. Ce beau génie qui s'était appelé Isaïe, Amos, Joël, quitta les collines de Gabaa et les champs de Saron, pour s'occuper de viandes pures et impures, de souillures corporelles contractées ou lavées, de calendriers et de minuties sabbatiques : études aussi frivoles qu'inutiles.
De nos jours, cet ingrat travail aboutit à la corruption des doc-
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trines et même des mœurs. Les Juifs sont partagés en deux camps : les uns attribuent à un Christ mythique les prophéties anciennes, et voient leur réalisation, dans les idées de fraternité universelle, dans la révolution française et le socialisme ; les autres, indifférents aux questions de doctrine, reviennent au premier culte de leurs aïeux, au veau d'or. La multitude, sans foi ni loi, se précipite là où l'attire l'impur génie du siècle.
Mais il est écrit qu'Israël doit se convertir, et qu'aux périodes de tristesse et d'aveuglement, doit succéder la période d'allégresse et de lumière. Le signe général de ce retour, c'est la corruption même des chrétiens : et Juda, dont la chute a occasionné notre vocation, ou du moins l'a grandie, Juda converti devient l'instrument de notre conversion. Que ce soit là le pronostic de la fin des temps ou le commencement d'une ère de paix, c'est une question que saint Paul pose sans la résoudre absolument. En tout cas, pour plusieurs, l'heure parait venue du retour des enfants de Juda. Dans cette conviction, ils adressent des paroles fraternelles ; ils signalent les harmonies de l'Eglise et de la Synagogue ; ils dénoncent les périls des derniers temps et les symptômes, favorables ou fâcheux, qui préparent le dernier embrassement. Pour nous, sans entrer ici dans cette question trop complexe, nous appelons de tous nos vœux la réconciliation des peuples, la communion en Jésus-Christ et dans son Eglise. Voilà dix-neuf siècles qu'à la veille de Pâques l'Eglise prie pour les Juifs, prépare la table du grand festin et attend les conviés. Attente jusqu'ici trompée! mais enfin nous verrons, sur la poitrine du Vicaire de Jésus-Christ, s'incliner la tête du Juif et du Gentil, leurs mains s'entrelacer, et toutes les haines étant finies, le mur de séparation étant tombé, ce sera l'unique troupeau et l'unique pasteur : Unum ovilo et unus pastor.