Hagiographie des Gaules 9

Darras tome 15 p. 351

 

14. Sur les rives du lac de Constance, le monastère de saint Gall offrait les mêmes exemples de ferveur. Une carte topographique, conservée dans la fameuse bibliothèque de l'abbaye, nous donne l'idée de ce qu'étaient les fondations monastiques des disciples de saint Colomban et de saint Benoît : chacun des édifices com­pris dans l'enceinte abbatiale y est figuré avec une inscription en vers latins. L'église, comme celle de Faremoutiers, est dédiée au prince des apôtres, saint Pierre. L'emplacement du maître-autel est ainsi désigné :

Hic Petrus ecclesiœ pastor sortitur honorem.

Les autels collatéraux sont dédiés à la Croix 3 et à saint Paul 4. La vraie croix, dont une parcelle enrichissait, grâce à sainte Rade-

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1 Jonas,  Vit. S. Burgundofar., cap. xiv; tom. cit., col. 1084. — 2 Cf. chap.précédent, n° 25.
3       
Crvx via, vita, salus, miseriqve redemplio mundi.

4.      Hic Pauli dignos magni celebramus honores.

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gonde, le sol des Gaules, et dont la relique la plus insigne, celle de Jérusalem, était alors au fond de la Perse, la croix rece­vait dans notre Europe l'hommage de tous les cœurs pieux. La croisade de la prière s'organisait avant celle des armes, pour sa délivrance. On remarquera aussi l'inséparable alliance des deux princes des apôtres. De même que, dans toutes les églises de Rome, les reliques de saint Pierre et celles de saint Paul avaient été frater­nellement mêlées par la main du pape Sylvestre ; ainsi la liturgie gré­gorienne et celle des monastères associaient constamment le nom de saint Pierre à celui de saint Paul. L'église abbatiale avait un bap­tistère 1, car elle était un centre de régénération, où les peuples encore idolâtres de l'Helvétie venaient chercher la vie nouvelle de la grâce et de la vérité. La porte en était grande ouverte aux adora­teurs, qui affluaient de toutes parts 2, Sous un vaste portique à colonnades, disposé pour recevoir pendant l'hiver des brasiers ardents à l'usage des fidèles, l'on traitait les questions qui intéres­saient la contrée, et les religieux distribuaient aux pauvres des ali­ments3. A l'est de l'église on trouvait la bibliothèque, la demeure de l'abbé, l'école, ouverte à toute la jeunesse des environs qui venait chaque jour assister aux classes avec les disciples internés 4. Un jardin était spécialement réservé à l'usage des écoliers ; ils avaient également une porte de communication donnant sur l'église. Non

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1    Voici l'inscription du baptistère :

Ecce renascentes susceptat Chrislus alumnos.

2    Inscription de la porte à l'extérieur :

Omnibus ad sacrum turbis paitet hœc via templum, Quo sua vota ferant, unde hilares redeant.

 Inscription de la porte à l'intérieur :

Adveniens aditum populus hic cunctus habebit.

3    Inscription du portique :

Hic pia consilium pertractet turba salubre. Porticus, ante domum slet hœc fornaoe caienlem. Hœc domui adsislit cunctis qua porgitur esca. Huic porlicui potus quoque cella cohœret. 1 [bi est bibliolheca. Mansio abbalis. Scbola cum horto suo. Hœc quoque scpla prémuni discentis vota fuventœ.

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loin de l'école, la maison des novices 1, celle des hôtes 2, deux infirmeries prenant jour sur le midi, l'une pour les convalescents, l'autre pour les maladies graves 3. La cloche du chapitre s'élevait au milieu de ces diverses enceintes, réglant tous les instants du jour et de la nuit4. Elle invitait les vivants à prier pour les morts, dont le dortoir (cœmeterium), protégé par une croix, s'étendait au nord, « à l'ombre de grands arbres dominés par l'arbre de vie5. » A l'occident, s'élevaient les bâtiments d'exploitation, à la fois fermes-modèles et manufactures de tout genre : bergerie, étable des chèvres, porcherie, vacherie, haras, bouverie et écurie, granges et cel­liers; ateliers pour les industries diverses, logement des serviteurs, enfin les constructions hospitalières, vastes bâtiments destinés aux pèlerins et aux pauvres 6. Telles étaient ces grandes fondations

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1 Inscription du noviciat :

Hoc claustro oblati pulsantibus associantur.

2. Inscription de la maison des hôtes :

Hœc domus hospitibus parla est quoque suscipiendis. Ibidem ad ipsum templum est ingressus hospitum et juventutis. Exîet hic hospes, vel templi tecta subibit, Discentis scholœ pulchra Juvenla simul.

 3 Ibidem versus meridiem, inGrmarium.

Fratribus infirmis pariler locus isle paratur. Est etiam aliud iofirmarium pro valde œgrotis.

4.In nolam capituli versus antiqui :

Prœceptor fratres hoc signo convocat omnes,

Excmplo Domini cum lavai unda pedes. Nec non conciliutn constat si forte gerendum

Hoc moniti signo conveniunt subito. Laudibus et noctis interdum rite peractis, Captamus somnum, si dederit sonitum. Cœperit ut radiis Phœbus conspergere lucem, Hoc résonante sopor ocius omnis abit.

 5 Coemeteriuin fratrum, cujus in meditullio crux.

Inter ligna soli hœc semper sanctissima crux est,

In qua perpeluœ poma salutis oient. Hanc circum lateant defuncia cadavera fratrum, Qua radiante iterum régna poli accipiant. « 6.Hospitium peregrinorum et pauperura.

Hic peregrinorum lœlatur lurba recepta,
Hic habeal fratrum semper sua vota minister.
[Tabula monaster.
S. Galli; Pair, lat., tom. LXXXVH, col. 63-6G).

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monastiques, berceau des communes et des villes du moyen âge, élevées par la foi, sanctifiées par le travail et la prière; associa­tions intellectuelles, agricoles, industrielles, qui firent de l'Europe la terre de la civilisation chrétienne.

 

   15. Saint Gall avait conquis l'emplacement de son monastère sur des milliers de serpents, «qui s'enfuirent à son approche, dit le biographe, comme une légion de démons. » Ce lieu lui avait été indiqué par un prêtre du diocèse de Constance, nommé Willemar, qui lui donna son diacre pour le guider. C'était un vallon formé par deux rivières, entouré d'une ceinture de montagnes toutes couvertes de forêts. Quand saint Gall y aborda avec une douzaine de compagnons, le solitaire s'écria, comme autrefois le patriarche Jacob : « Le Sei­gneur est vraiment en ce lieu 1 ; » et il fixa aussitôt la place des cellules. « Mon fils, dit-il au diacre, retournez près de Willemar. Pour moi, je resterai trois j'ours dans cette solitude, jeûnant et priant; puis j'irai vous rejoindre, et nous nous concerterons pour l'établissement du futur monastère. » Il fut fait ainsi. Le quatrième jour, Gall revint chez le prêtre Willemar, au moment où l'on appor­tait la nouvelle de la mort de Gaudentius, évêque de Constance. En même temps arrivait un envoyé du duc de Rhétie, Gunzo, qui suppliait saint Gall de venir à Iburninga (Oberlingen) pour guérir sa fille unique, Prideburge, que le malin esprit tourmentait. « Qu'y a-t-il de commun entre les princes de la terre et moi? ré­pondit l'abbé. Ma place est au désert. » Il partit en effet, sans laisser le temps de le suivre, et vint à Coire, où un diacre, nommé Jean, le cacha dans une solitude voisine, se chargeant de lui apporter en secret quelques provisions pour le nourrir. Le prêtre Willemar, pressé par de nouveaux messages de Gunzo, finit par découvrir le fugitif. « Serviteur de Dieu, lui dit-il, ne refusez pas davantage d'aller trouver le duc. Il a promis sous la foi du serment de ne vous faire aucun mal. Aussitôt que vous aurez imposé les mains sur la tête de sa fille, elle sera guérie, et le duc vous fera élever au siège épiscopal de Constance. » Gall, après avoir consulté le Seigneur,

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1 Gènes., xxvni, 16.

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accepta la première partie de cette prédiction. Il consentit à se rendre auprès du duc, dont la fille fut guérie et se fit religieuse au monastère de Sainte-Valdrade à Metz. Quant au saint abbé, il fut unanimement élu pour évêque de Constance, dans une assem­blée du clergé et du peuple réunis en cette ville. Gunzo y avait convoqué les évêques d'Autun, de Verdun, de Nemetum (Spire) et une multitude de prêtres de l'Alamannie. « Gall réunit les conditions canoniques, disaient toutes les voix. Les témoignages s'accordent à proclamer la sainteté de sa vie; il possède la science des Écritures, il est une lumière de doctrine, un modèle de ver­tus. Il est fait pour devenir le pasteur des peuples. » Après ces acclamations, profitant d'un instant de silence, l'humble abbé prit la parole en ces termes : « Plût à Dieu qu'il en fût ainsi que vous le dites. Mais je ne serai point évêque. Les canons interdisent d'élire un étranger. Or, je suis doublement étranger : à ce pays par ma naissance, au monde par la vie solitaire que j'ai embrassée. » Il n'y eut pas moyen de vaincre sa résistance. On le supplia alors de vouloir bien désigner le plus digne. Il indiqua le diacre de Coire, Jean, lequel n'eut pas plutôt entendu prononcer son nom qu'il s'enfuit de la ville, et courut se cacher dans un petit oratoire dédié au martyr saint Etienne. Mais les évêques vinrent l'en arra­cher, malgré ses larmes et ses supplications. Séance tenante, il fut ramené à la grande église de Constance et sacré évêque. Après la lecture de l'Évangile, les évêques joignirent leurs instances à celles du peuple, conjurant le bienheureux Gall de distribuer la parole de Dieu à l'immense assemblée. Nous avons encore le discours improvisé en cette circonstance par l'illustre abbé, et re­cueilli sur-le-champ par les tachygraphes qui se trouvaient dans l'auditoire 1. C'est un magnifique résumé de l'histoire religieuse du monde, aboutissant à la rédemption par la croix de Jésus-Christ, et à la constitution divine de l'Église, arche de salut pour les so­ciétés humaines. Le nouveau bercail, ouvert aux âmes, est confié à la direction de Pierre, prince des apôtres. « Pierre a reçu de

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1 S. Gall., Sermo habitus Consiantiœ ; Patr. lat., t. LXXXVH, col. 13-26.

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Jésus-Christ, disait l'orateur, avec les clefs du royaume des cieux, la charge de diriger les brebis, le pouvoir de remettre ou de re­tenir les péchés. Les filets de Pierre, qui ramenaient jadis des pois­sons sur le rivage de Tibériade, prennent aujourd'hui les hommes par milliers dans l'océan du monde 1. » — « Et vous aussi, frères bien-aimés, ajoutait-il en terminant, vous avez reçu les apôtres que Dieu vous a envoyés à son heure. Les évêques continuent leur mission près de vous. Montrez-vous dignes, par la sainteté de votre vie, du baptême qui vous a régénérés, du ministère saint qui vous dirige dans les voies du salut; faites fructifier dans vos cœurs la grâce du Père, avec la coopération de Jésus-Christ et du Paraclet, Trinité sainte, Dieu béni dans les siècles. Amen 1. »

   16. Quand il eut fini de parler, clergé et peuple, laissant couler des larmes de joie, bénissaient le Seigneur et disaient : L'Esprit de Dieu s'est fait entendre aujourd'hui par la bouche de son serviteur. — Gall demeura une semaine près du nouvel évêque, lui renouve­lant ses exhortations et ses encouragements. Puis il se jeta à ses genoux, reçut sa bénédiction, et partit pour le lac de Constance. Une foule de disciples nouveaux l'accompagnait, et l'aida à cons­truire son monastère. Les merveilles du Mont-Cassin et de saint Benoît se renouvelèrent dans l'Helvétie sous la main de saint Gall. Un jour que ce dernier travaillait avec les frères à la charpente de l'oratoire, on apporta une planche qui se trouva trop courte de quatre palmes. C'était l'heure du repas. L'abbé donna le signal et chacun fut au réfectoire. Quand on revint à l'édifice, la planche se trouva trop longue d'une palme, et il fallut la couper pour la mettre en place. Les miracles de ce genre n'étaient pas rares, sans comp­ter les guérisons obtenues par les divers malades auxquels le saint abbé donnait sa bénédiction. De toutes les contrées voisines, on lui amenait des infirmes, des boiteux, des aveugles, des paralytiques. Lorsqu'en 623 le vénérable Eustaise, second abbé de Luxeuil, fut mort, les moines élurent saint Gall pour lui succéder. Six religieux

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1 Loc. cit., col.  22 D. — * Ibid.,  col.  25,  26.  Cf.  Walafr. Strab.,   Vit. S. Gall. abbat., lib. 1, cap. xm-xxv; Valr. lut., tom. CXIV, col. 989-999.

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choisis parmi les survivants irlandais qui avaient, comme saint Gall, accompagné Colomban dans les Gaules, furent chargés d'aller no­tifier sa nomination à l'abbé de Constance. Ils arrivèrent au mo­ment de l'oraison, la firent en commun avec les frères, puis accom­pagnèrent l'homme de Dieu dans sa cellule, et lui remirent la lettre dont ils étaient porteurs. Gall leur répondit par ce verset du psaume : Extraneus factus sum fratribus meis, et peregrinus filiis matris meae sextarium 1. Il refusa la direction de Luxeuil, comme il avait refusé l'évêché de Constance. Puis, songeant que ses hôtes n'avaient pas mangé, il fit appeler le frère procureur et lui demanda s'il avait quelques provisions. « Il ne me reste plus qu'un (septier) de farine, répondit celui-ci. — Dieu est assez puissant pour dresser une table au désert, reprit saint Gall. Faites des pains. » —En par­lant ainsi, il prit son filet, alla le tendre dans le lac et le retira plein de poissons. «Dieu vous montre aujourd'hui sa largesse, » dit-il aux frères qui l'accompagnaient. Et cependant il rejetait à l'eau une énorme quantité de poissons, ne gardant que ce qui pouvait suffire au repas de ses hôtes. En rentrant au monastère, il trouva à la porte un inconnu qui apportait en offrande deux outres de vin et trois boisseaux de farine. —Jusqu'au dernier moment de sa vie, qui fut longue sur la terre, le bienheureux abbé ne cessa de prodiguer ses efforts pour la conversion del'Helvétie. A l'âge de quatre-vingt-quinze ans, il prêchait une multitude immense dans le castrum d'Arbona, paroisse du prêtre Willemar. A la suite de ce discours, il fut pris de la fièvre, et mourut trois jours après, le XVII des calendes de novembre (16 octobre 645). L'évêque de Constance vint en per­sonne présider ses funérailles. La douleur publique ne fut tempérée que par les miracles sans nombre opérés sur son cercueil 2. L'ab­baye qu'il avait fondée prit dès lors son nom; une ville s'éleva à l'entour, se mit sous la juridiction des moines, et devint dans la suite tellement considérable, que l'empereur Henri I créa l'abbé de Saint-Gall prince héréditaire du saint empire.

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1. Psalm. lxviii, 9. — « Walafr. Strab.,  Vita S. Galli, lib. I, cap. xxvj; Patr. iat., tora.  CXIV, col. 998-1006.

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17. L'activité religieuse des Gaules se groupait alors manifeste­ment autour des monastères. Ils formaient comme le foyer d'où partaient et revenaient sans cesse les généreuses inspirations, les nobles dévouements. On ne citerait presque pas un seul des grands évêques du VIIe siècle, qui ne fût ou le disciple ou le fondateur d'un monastère. Licinius (saint Lézin), d'abord comte, puis évêque d'An­gers, était de la race royale des Mérovingiens. Sa vocation ecclé­siastique fut un événement au palais de Neustrie. Comme on pré­parait la cérémonie de ses noces, le jeune homme sembla se prêter aux désirs de sa famille, malgré l'attrait intérieur qui le sollicitait à une vie plus parfaite. Soudain la fiancée qu'on lui des­tinait fut frappée de la lèpre. Licinius profita de la liberté qui lui était rendue pour quitter le monde. Admis parmi les clercs de l'é­cole épiscopale d'Angers, il les surpassa tous par sa piété, sa mor­tification, son assiduité à lire et à méditer les saintes Écritures. A la mort de l'évêque Audoenus, il fut élu par les vœux unanimes de la population. Non content de créer ou de protéger les monas­tères de son diocèse, il voulut contribuer à la fondation de celui de la Couture (Cultura Dei), établi au Mans par le saint évêque Bertichramnus (Berthramn). Ce dernier agrandissait alors l'insti­tution fondée par l'un de ses prédécesseurs, saint Domnole, et connue depuis sous le nom de monastère de Saint-Pavin. C'est là que fut élevé le docte Siviard, abbé d'Anisle, qui donna un nouveau lustre à cette antique fondation de Saint-Calais, dont il écrivit l'histoire. Berthramn était sorti de la célèbre école de Saint-Germain-des-Prés, que saint Céran de Paris, dont nous avons parlé précédem­ment, maintenait dans tout son éclat. Le monastère épiscopal de Sens n'était pas moins florissant sous la direction de saint Lupus (saint Leu). Lupus, neveu d'Aunahar d'Auxerre et d'Austrenius d'Orléans, avait puisé dans les leçons de ces deux saints évêques une foi ardente, un courage vraiment apostolique. Élevé sur le siège métropolitain de Sens, il fut le père et le défenseur de son peuple. A la mort de Thierry II, le roi Clotaire voulut s'em­parer de la Burgondie, au préjudice du jeune Sigebert. II en­voya le duc Blidehald s'emparer de la ville de Sens. Mais Lupus

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courut à la basilique de Saint-Étienne, fit sonner la cloche, ras­sembla les guerriers et déjoua les sinistres projets de l'ennemi. Plus tard, quand le malheureux Sigebert fut tué, Sens et la Burgondie tout entière durent se soumettre à Clotaire II. Au nom de ce prince, un officier du nom de Farulf vint prendre posses­sion de la ville. Farulf trouva mauvais que l'évêque ne fût point allé à sa rencontre. Lupus lui répondit : « Le devoir d'un évêque est de gouverner le peuple, et d'apprendre aux grands de la terre à respecter les lois de Dieu. C'est à eux de le venir trouver et non à l'évêque d'aller à leur rencontre. » Cette courageuse parole fut punie de l'exil. Lupus fut remis entre les mains d'un Franc encore idolâtre, nommé Londegisil, et déporté à Ansène, village de Neustrie sur la rivière d'Eu. Le captif eut bientôt converti son maître, et il étendit ses conquêtes apostoliques aux païens qui se trouvaient en grand nombre dans cette contrée. Cependant le peuple de Sens, indigné de l'exil de son pasteur, se jeta sur le monastère de Saint-Remi, tua l'archidiacre Madégisil qui avait secondé les sacrilèges entreprises de Farulf, et réclama énergiquement le retour du saint évêque. Winibaldus (saint Vinebaud), abbé de Saint-Loup de Troyes, fut député vers Clotaire II par les Sénonais. Le roi se laissa fléchir, rappela l'illustre proscrit, se jeta à ses pieds, lui de­manda pardon, et le renvoya comblé de présents à sa chère et fidèle église.

 

18. Clotaire II voulut que son école palatine fût en état de rivaliser avec celles que les évêques entretenaient dans leurs diocèses. Dès cette époque, une école était en effet annexée à la chapelle du palais. Le nom de chapelle, devenu aujourd'hui fort commun, a une origine historique qu'il importe de rappeler. « A la tête des armées mérovingiennes, dit le cardinal Pitra, marchait un palladium, un étendard national sur lequel juraient les leudes et les rois, une humble châsse qui présidait aux deux capitales fonctions de la vie sociale, au double jugement de Dieu, la justice et la guerre. Cette châsse contenait quelques osse­ments vénérés, et surtout la plus insigne des reliques, la petite cape de saint Martin, capella. Le saint, d'après le récit de son

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biographe, s'en allait un jour à l'église par un temps d'hiver : un pauvre, demi-nu, se présente à lui, demandant l'aumône d'un vêtement. L'archidiacre est appelé et le pauvre, tout transi, lui est vivement recommandé. Puis le saint passe au sacrarium, et prie à l'écart sur un trépied, profondément recueilli, pendant que les prêtres, dans une salle voisine, vaquent aux saluta­tions et aux audiences. Cependant le pauvre, à qui on différait de donner une tunique, pénètre à l'improviste, se plaignant de l'ar­chidiacre et du froid. En un instant, sans que le pauvre même le vît, le bienheureux détache sous son amphibale sa tunique, et, ne la partageant point, comme autrefois son manteau, la donne tout entière au pauvre et le fait retirer sans bruit. Cependant l'archi­diacre vient dire que le peuple attend la célébration des offices solennels. Il faut auparavant que le pauvre soit vêtu, répondit le saint. L'archidiacre qui voyait son évêque couvert de l'amphibale, ne soupçonnant pas qu'il fût sans tunique, s'impatientait. Apportez la robe du pauvre, il faut qu'il soit vêtu, répétait toujours le saint. Poussé à bout et de mauvaise humeur, le clerc court à l'une des boutiques voisines, y prend au hasard pour cinq deniers une cape bérichonne (bigerricam vestem), courte, à longs poils, et la jette avec colère aux pieds du saint. Voilà la casaque, dit-il, mais ce pauvre n'est plus là. — Martin, sans émoi, la ramasse et s'en couvre à l'écart en grande hâte. Il jette sur la cape rude et gros­sière qui lui couvrait à peine les épaules, l'étole éclatante d'or et d'argent, et s'en va, les bras demi nus, célébrer le sacrifice à Dieu. Chose merveilleuse, continue Sulpice Sévère, nous vîmes, à la grande bénédiction donnée de l'autel, jaillir de son chef un globe de feu, qui s'étendait en haut, relevait sa taille et projetait comme une chevelure de flammes 1. Des pierreries étincelaient sur ses bras nus, ajoute Fortunat, et l'émeraude suppléait aux manches trop courtes de la tunique 2. Cet éclat demeura attaché à l'humble vê­tement. Il passa de bonne heure entre les mains de nos rois, qui le

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1 Sulpit. Sever., Dmlog.,i\, s \, 2. —  Venant. Fortunat., Vit. S. Martin., Ylb. Carmin., III ; lib. I, poem. V.

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déposèrent dans l'oratoire du palais. Cet oratoire prit le nom de la petite cape (capella) 1. Ce nom s'attacha aux clercs chapelains, qui devant la vénérable châsse psalmodiaient et célébraient les saints offices2. Ce nom passa à tout ce qui appartenait à ces clercs, à leurs vêtements, aux vases sacrés de leur oratoire, à l'école qu'ils formèrent, aux maîtres qui la dirigèrent, aux disciples qui en sor­tirent 3. Ce nom s'étendit à tous les oratoires particuliers élevés à la gloire de Dieu, et il demeura encore attaché à toute une cité bâtie autour du tombeau de Charlemagne, qui voulut s'abriter en son dernier asile sous l'humble cape de saint Martin, transférée à Aix-la-Chapelle 4. Ce nom, si l'on en croit de graves autorités 5, fut un surnom de rois : Robert le Fort, Hugues le Blanc, Hugues Capet, qui se glorifiaient de porter sur leurs vaillantes mains ce trophée de la pauvreté, en reçurent le nom de Capétiens 6

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