La foi chrétienne hier et aujourd’hui 1

 

Joseph Ratzinger

 

FOI CHRÉTIENNE

hier et aujourd'hui

 

 

INTRODUCTION

 

“Je crois ‑ Amen"

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p7

 


LA SITUATION DE L'HOMME DEVANT LE PROBLÈME DE DIEU

 

   Quiconque aborde de nos jours le problème de la foi devant des auditeurs peu ou pas familiarisés, de par leur profession ou le milieu ambiant, avec le langage et la pensée de l'Église, ressentira bien vite la singuralité, voire l'étrangeté de son entreprise. Rapidement il aura l'impression de se trouver dans une situation comparable à celle admirablement décrite par Kierkegaard dans son célèbre apologue, et récemment reprise par Harvey Cox dans La Cité séculière, celle du clown criant « au feu! ». L'histoire se passe au Danemark; le feu s'était brusquement déclaré dans un cirque ambulant. Aussitôt le directeur envoya le clown, déjà costumé pour le spectacle, au village voisin, où le feu menaçait de se communiquer également à travers les chaumes. Le clown se rendit en hâte au village pour appeler les gens au secours du cirque en détresse. Mais les villageois, accourus aux cris du clown, crurent à un stratagème habile pour les attirer au spectacle et se mirent à l'applaudir en riant jusqu'aux larmes. Le clown avait plutôt envie de pleurer. II s'efforça en vain de les conjurer et de leur démontrer qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie, mais que le cirque était bel et bien la proie des flammes. Plus il insistait, plus on riait, plus on trouvait son jeu excellent. Quand finalement le feu eut gagné le village, il était trop tard pour intervenir. Tous deux, cirque et village, furent pareillement ravagés.

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p8 « JE CROIS ‑ AMEN»

 

   Cox se sert de cet apologue pour illustrer la situation du théologien moderne; le clown, impuissant à se faire comprendre, en serait le symbole. Affublé de ses habits du Moyen Age ou de toute autre époque écoulée, il n'est pas pris au sérieux. Quoi qu'il dise, son rôle le classe et le catalogue immédiatement. Quelque air qu'il prenne ou quelque effort qu'il fasse pour exposer le sérieux de la situation, il sera toujours regardé comme un clown. D'avance on connaît son boniment et l'on sait qu'il donne une représentation sans rapport avec le réel. Aussi peut‑on l'écouter tranquillement, sans se laisser troubler par ses propos. C'est là une image assez fidèle de la triste réalité dans laquelle se trouve aujourd'hui le théologien qui veut enseigner; elle donne une idée de l'impossibilité de briser les routines et de montrer que la théologie est une affaire éminemment sérieuse qui intéresse la vie humaine.

 

   Mais à y regarder de plus près, il faut reconnaître que cet apologue ‑ en dépit de son riche contenu de vérité et de matière à réflexion ‑ simplifie trop les choses. Car tout se passe, comme si le clown, c'est‑à‑dire le théologien, possédait toute la vérité et en apportait un message lumineux. Les villageois au contraire, chez lesquels il se rend, c'est‑à‑dire les gens qui n'ont pas la foi, seraient plongés dans une ignorance totale, dont il faudrait les sortir en les instruisant. Que le clown change donc de costume, enlève ses fards et tout sera bien. La chose, en réalité, est‑elle aussi simple ? Suffirait‑il vraiment de réaliser l'aggiornamento, d'enlever le maquillage, de laïciser le langage et de professer un christianisme sans religion, pour résoudre le problème? Ce changement de costume spirituel fera‑t‑il accourir joyeusement les hommes à l'appel, pour conjurer le feu dont ils seraient menacés d'après le théologien ? Un tel espoir paraît plutôt naïf, à la vue de cette théologie démaquillée, habillée à la moderne, telle qu'elle s'affiche aujourd'hui en beaucoup d'endroits. Sans doute, celui qui cherche à parler foi, à des gens conditionnés par la vie et la mentalité modernes, peut effectivement se faire l'effet d'un clown ou plutôt d'un être sorti d'un antique sarcophage, et qui serait venu avec son costume et son langage anachroniques au milieu du monde moderne, incapable de le comprendre et d'être compris par lui. Cependant s'il a assez de sens critique, il remarquera que la difficulté ne se limite pas à une simple question de forme ou de crise vestimentaire. S'il va au fond des choses, cette entreprise étrange devant les hommes

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p9 LA FOI DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI

 

de notre temps lui fera connaître non seulement la difficulté de se faire comprendre, mais lui révélera en même temps l'insécurité de sa propre foi, la puissance de l'incroyance qui se met au travers de sa propre volonté de croire. S'il veut sincèrement rendre compte de la foi chrétienne, il sera forcé de voir que le malentendu ne vient pas uniquement de son costume, qu'il devrait changer, pour arriver à convaincre les autres. Contrairement à ce qu'il pouvait d'abord penser, il devra constater que sa situation ne diffère pas tellement de celle des autres, car il s'apercevra de la présence des mêmes obstacles dans les deux camps, sans doute sous des formes différentes.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon