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40. On se rappelle que Bérenger déjà condamné sous Léon IX dans les conciles de Rome, de Verceil, de Paris et de Tours avait solennellement promis de comparaître en personne devant le saint-siége pour y exposer sa véritable doctrine, « défigurée, disait-il, par des interprétations calomnieuses. » La solennité du synode tenu au Latran par Nicolas II lui parut sans doute convenir à l'éclat extérieur dont il voulait entourer sa controverse, et dans ce but il se rendit à Rome. Savait-il qu'il y rencontrerait Lanfranc son redoutable adversaire? c'est ce qu'il nous est impossible de conjecturer. Le voyage de Lanfranc n'avait point été prémédité, il
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1 Roma vovax hominum, (/ornât ardua colla virorum,
lioma ferax febriumj necis est uberrima frugum, Romanœ febres stabili sunt jure fidèles, Quem semel inuadunt, vix a vivente recedunt. (S. Petr. Dam. Epùt. ad Nicol. Pati: Lut. Tom. CXLV, col. 402.)
2. Cf. Chap. II de ce présent volume, N° 79.
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se rattachait à un ensemble de circonstances intéressantes pour l'histoire mais complètement étrangères à la cause de Bérenger. Le futur conquérant de l'Angleterre, Guillaume le Bâtard, s'était dès l'an 1049 fiancé à la princesse Mathilde, alors âgée de sept ans, fille de Baudoin V comte de Flandre et petite nièce de Richard II duc de Normandie. Ce projet d'union violait ouvertement les lois ecclésiastiques sur les mariages entre consanguins; le pape saint Léon IX au concile de Reims avait interdit sous peine d'excommunication aux deux parties contractantes de passer outre. Sans tenir compte de cette défense, la jeune fiancée conduite en grande pompe à Rouen fut remise entre les mains de son futur époux, qui la fit élever jusqu'à l'âge nubile1. Vers l'an 1058 le mariage eut lieu, mais à cette nouvelle Nicolas II mit toute la province de Neustrie en interdit, fit fermer les églises avec défense d'y célébrer les saints mystères. Ce fut un effroi général. Dans la lutte ardente qui s'engagea à ce sujet entre les courtisans du duc Guillaume et les catholiques fidèles, le célèbre prieur de l'abbaye du Bec, Lanfranc, fut consulté comme un oracle. « Il n'hésita point, dit l'hagiographie, à se prononcer contre le duc en faveur de la loi canonique et de l'autorité du saint-siége2.» Le non licet de Jean-Baptiste fut répété par lui avec une généreuse indépendance. La pusillanimité, l'ignorance, la complicité adulatrice des courtisans furent impitoyablement flagellées par l'éminent docteur. « Un jour, dit Guillaume de Malmesbury, on vit arriver à l'abbaye du Bec un pompeux cortège de seigneurs et de chevaliers précédés d'un chapelain de la cour, nommé Herfast. Celui-ci se piquait d'érudition et de science, il venait la bouche pleine d'arguments qu'il croyait solides, et entra avec son brillant appareil dans le gymnasium où Lanfranc donnait ses leçons. Il prit la parole et la garda assez longtemps pour que l'auditoire put se convaincre que ce grand clerc ne savait à peu près rien. Lanfranc pour toute réponse envoya un de ses disci-
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1 La fameuse tapisserie maintenant historique, dite de la reine Mathilde, atteste encore aujourd'hui que l'éducation donnée à la jeune princesse par son futur époux avait été sérieuse et grave.
2. Vita beaii Lanfranc. Patr. Lat. Tom. CL, col. 35.
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p323 CHAP. III. — fc:;tîficat de k;co:..\s h.
ples offrir au malencontreux orateur un des abécédaires qu'on mettait aux mains des enfants. Cette facétie à l’italienne, italica facetia, , jeta le chapelain en fureur. Il retourna prés du duc son maître, lui demanda vengeance et l'obtint. Quelques jours après, Guillaume le Bâtard donnait ordre à Lanfranc de quitter I'abbaye du Bec et de sortir des terres de Normandie 1. » Probablement l'ordre ne fut pas exécuté assez promptemenl car, au témoignage de l'hagiographe, le duc envoya des hommes d'armes saccager et incendier le prieuré de Saint-Martin-du-Parc, annexe du Bec, dont Lanfranc avait la direction et où probablement avait eu lieu la scène dont le vindicatif chapelain conservait un si amer souvenir 3. « Il fallut donc obéir, continue le pieux narrateur. Lanfranc était à lui seul toute la joie et la consolation des frères; à son départ, ce fut une immense douleur. On lui donna pour monture un cheval boiteux, le seul que possédât l'abbaye, et il s'éloigna avec un serviteur. Les frères le suivirent longtemps du regard, et se rendirent ensuite à l'église, priant dans l'amertume de leur cœur, « attendant en silence, suivant la parole de Jérémie, le salut du Seigneur 3. » Or, sur le chemin que suivait Lanfranc il rencontra par hasard le duc Guillaume à la tête d'une brillante cavalcade. Le misérable cheval du docteur s'avançait en boitant, de sorte qu'il avait l'air à chaque pas de saluer le haut et puissant seigneur. « Si je puis seulement entretenir le prince, se disait Lanfranc. ma cause est gagnée. » Le Dieu qui tient en sa main le cœur des rois permit que le duc prit le premier la parole, demandant au docteur ce qu'il faisait en pareil équipage. «Vous le voyez, répondit Lanfranc, je m'empresse d'exécuter vos ordres. Mais ce sera long avec ce pauvre quadrupède; si vous tenez à être plus tôt obéi, faites-moi donner
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1 Willelm.Malmesimr. Gest. pontifie, anglor.hxh. II, Patr. Lat. Tom. CLXXfX, col. 1519.
2. Vit, Lanfranc. loc. cit. Après la conquête d’Angleterre par Guillaume, l'ancien chapelain Herfast devint évêque d'Helm dans le comte de Suffolk. Sa nouvelle dignité ne le rendit pas plus intelligent. Guillaume de Malmesbury fait son portrait en quelques mots : l'ureœ, ut uiunt, mentis homo, et nulla ex (jurte litteris crudiius.
3 Jerem. Thre::. m, 2G3
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l'un de ces beaux chevaux de votre escorte. » Guillaume ne put s'empêcher de rire. « Il est assez plaisant, dit-il, de voir un criminel pris en flagrant délit ne trouver à s'excuser qu'en demandant un présent à son prince et à son juge! » Lanfranc sollicita du duc un entretien particulier qu'il obtint sur-le-champ, «L'hagiographe ne nous dit point quel fut l'objet de cette conversation. Mais par le résultat il est facile de le deviner. L'interdit qui pesait sur la Normandie, l'irrégularité du mariage de Guillaume avec Mathilde, les moyens à prendre pour réhabiliter l'union anticanonique et faire lever les censures de l'Église, tels durent être les sujets de cet entretien amené par une rencontre fortuite. «Lorsqu'il se termina, reprend l'hagiographe, le duc embrassa Lanfranc et le tint longtemps pressé sur son cœur. Il lui promit de faire rebâtir le prieuré de Saint-Martin-du-Parc et de le décorer avec une magnificence qui ferait oublier le récent désastre. Un message fut expédié en toute hâte à l'abbaye du Bec pour annoncer le retour de Lanfranc. L'abbé, le vénérable Herluin, qui connaissait le caractère du duc, ne pouvait croire à un revirement si subit. Les frères pleuraient de joie et chantaient le Te Deum. Leur bonheur fut au comble lorsque Lanfranc parut lui-même, escorté des chevaliers envoyés par Guillaume pour réparer le dommage précédent et dresser un procès-verbal des riches domaines que dans sa munificence le duc voulait concéder à l'abbaye. » Le retour triomphal de Lanfranc précéda de quelques jours seulement son départ pour Rome, où il allait porter au pape l'assurance de la soumission du duc de Flandre.
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26. Cette négociation de Benzo, sur laquelle nous n'avons aucun autre témoignage que le sien, n'avait nullement réussi au gré de ses espérances. L'intervention de saint Annon de Cologne fit manifestement avorter les tentatives du schismatique ambassadeur. Vainement Benzo s'efforce de dissimuler cet échec; il nous représente le vénérable archevêque dans l'attitude d'un accusé que la diète synodale mandait à sa barre, le traitant comme un parjure et le menaçant de déposition. Mais si les choses se fussent réellement passées de la sorte, on ne comprendrait point comment cet accusé, ce prétendu parjure, n'eut à prononcer que deux paroles pour rallier tous les suffrages à son propre sentiment et se voir chargé lui-même du soin de convoquer à Mantoue un concile qui déciderait en dernier ressort. Les réticences, les exagérations, les mensonges de Benzo se trahissent donc de toutes parts. Son récit n'en
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1. Benzo, ap. tt'atterick. Tom. I, p. 2S6.
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p403 CHAP. IV. — SCHISME DE CADALOUS.
est pas moins précieux pour l'histoire. Il nous montre en lutte les deux influences de l'ambitieux Adalbert de Brème el du vertueux Annon de Cologne. L'enfant royal qui devait plus tard, sous le nom d'Henri IV, persécuter si cruellement le saint-siége, apprenait à l'école d'Adalbert à outrager les vicaires légitimes de Jésus-Christ. La sainteté d'Annon de Cologne effarouchait ce roi de douze ans déjà habitué à n'avoir d'autre règle que ses caprices. On se cachait d'Annon pour entretenir l'orgueil précoce de l'enfant royal, pour lui faire entendre de la bouche de Benzo l'exposé des doctrines césariennes; on lui répétait qu'il avait l'omnipotence absolue sur l'Eglise et sur l'Etat, qu'il tenait dans sa main l'Orient et l'Occident qu'il anéantirait à sa fantaisie l'autorité des papes. Sous ce rapport le récit du schismatique ambassadeur jette un jour tout nouveau sur cette période jusqu'ici inconnue de l'éducation du futur persécuteur de Grégoire VII. Un prince élevé de la sorte ne pouvait devenir qu'un tyran.
27. Rendons maintenant la parole à Benzo. «Le Seigneur, dit-il protégea l'envoyé fidèle du peuple romain, l'ambassadeur de l'auguste César. Mon retour s’accomplit sans accident, j’évitai toutes les embûches dressées sur le chemin, j'arrivai sain et sauf à Rome. Une foule de citoyens se pressait autour de moi, comme jadis à Jérusalem, quand les Juifs saluaient le retour d'Esdras. Du haut d'une estrade de bois, je haranguai la multitude en ces termes : « Vaillants et fidèles Quirites, écoutez ma parole. Le roi Henri notre seigneur, le protecteur et l'ami de la sainte église romaine, transmet à ses fidèles romains en retour de leur féal dévouement l'assurance de sa gratitude et de son bienveillant appui. Lorsqu'en présence de notre auguste César et des princes de sa cour j'eus donné lecture de votre message, nobles pères conscrits, toutes les voix s'unirent pour me répondre dans une acclamation d'allégresse. « Rome, nous vous bénissons ! disaient-elles. Braves et fidèles Romains, nous vous délivrerons du joug d'un tyran encapuchonné (Hildebrand). Les guerriers de Cadaloûs qui défendent à la fois la cause de l'Église et celle du roi notre maître seront élevés à la dignité de sénateurs et de princes de l'empire. Les Romains de notre temps renouvel-
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p404 PONTIFICAT D'ALEXANDRE II (1061-1073).
lent les prodiges de leurs glorieux ancêtres. Nous retrouvons en eux les héros d'autrefois : Scipion l'Africain, les deux Caton, Fabius et Cicéron. Ils revivent pour donner des lois au monde, les Regulus, les Scaurus, et Fabricius et Metellus et Marius et le grand patricien Sylla!» « Ce sont mes augustes défenseurs, disait lui-même l'auguste César; ils combattent pour moi, ils rendent en mon nom la justice. Le jour vient où je partagerai entre eux les fruits de la victoire; je les ferai princes sur toute l'Italie. » Cette harangue toute païenne dispensait l'orateur d'entrer dans d'autres détails, exclusivement réservés à son antipape Cadaloüs. Elle transporta l'auditoire qui répondit en criant : «Vive le roi! qu'il devienne empereur et qu'il règne à jamais. » Après cette explosion d'enthousiasme, Benzo se rendit près de l'antipape. « L'élu apostolique, dit-il, me reçut dans le secret de son appartement ; trois de ses conseillers furent seuls présents à l'audience. Je lui transmis fidèlement les paroles de l'auguste César, son intention formelle de venir bientôt en Italie, pour conclure avec l'empereur de Constantinople un traité d'alliance, délivrer l'Apulie et la Calabre de la tyrannie des Normands et faire reconnaître dans toute la chrétienté l'autorité pontificale du pape élu. A cette heureuse nouvelle le seigneur apostolique, se frappant la poitrine et versant des larmes de joie, s'écria : « Grâces soient rendues à Jésus-Christ prince des pasteurs, pour les consolations inespérées qu'il nous envoie au milieu de nos cruelles épreuves! Bienheureux apôtres Pierre et Paul, je n'ai jamais cessé d'invoquer votre nom : vous daignez donc enfin nous secourir! Et vous, très-cher frère et coévêque Benzo, soyez béni pour tant de zèle; puisse le Seigneur vous en récompenser dignement! » Sur-le-champ des messages furent expédiés dans les diverses provinces d'Italie pour annoncer la prochaine arrivée du roi. L'espérance renaissait dans les cœurs, l'allégresse était au comble. Hélas ! toute cette joie fit bientôt place à un deuil universel. Qu'il soit anathema-maranatha le traître dont la perfidie renouvela les horreurs de la passion! Que son nom soit éteint dans la mémoire des hommes, qu'il périsse de la mort de Judas, qu'il n'ait aucune part à la gloire du divin crucifié ! Je n'en dirai pas plus sur lui :
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p405 CHAP. IV. — SCHISME DE CADAI.OUS.
c'est assez le désigner pour ceux qui ont connu ces lugubres événements; les autres n'ont pas besoin d'en savoir davantage 1.» Le maudit, le traître dont Beuzo ne veut pas écrire le nom était Cencius, qui après avoir accueilli l'antipape au château Saint-Ange, finit par le traiter en captif, le dépouiller du reste de ses trésors et le chasser ignominieusement de la forteresse assiégée. La fuite de Cadaloüs sous un déguisement de pèlerin, son évasion clandestine, son isolement, lorsque sans escorte, monté sur un mauvais cheval et suivi seulement d'un obscur serviteur, il parvenait à regagner la ville de Parme, tous ces incidents sont résumés par Benzo en une seule phrase d'un prétentieux laconisme. « Le pape, élu, dit-il, retourna à Parme avec une telle rapidité qu'il lui semblait à lui-même que l'ange de Seigneur l’y eüt transporté miraculeusement, comme jadis Je prophète Habacuc sur les lacs de la Babylonie 2. » (novembre 1063.)