Louis XIV 8

Darras tome 37 p. 451

 

« Le Saint-Siège semblerait, par son silence, autoriser la consom­mation de ces attentats et voir avec une sorte d'approbation le mal s'accroître de jour en jour, si nous différions plus longtemps de suivre les traces de nos prédécesseurs, et de condamner de pareils actes par une réclamation solennelle, en vertu du pouvoir suprême, dont, malgré notre indignité, nous avons été revêtu sur toute l'Église ; d'autant plus que le fait lui-même parle assez haut pour dévoiler l'abus de la Régale, qui non seulement renverse la discipline de l'Église mais expose l'intégrité de la foi, comme le prouvent les expressions mêmes des décrets royaux attribuant au prince le droit de conférer les bénéfices, et cela, non en vertu d'une concession quelconque de l'Église, mais comme étant un apanage qui date, pour le roi, de l'époque où la couronne a été placée sur sa tête.

 

« Nous n'avons pas pu lire sans un frémissement d'horreur cette partie de votre lettre, où déclarant renoncer à votre droit, vous l'avez cédé au monarque : comme si vous étiez, non les simples gardiens, mais les arbitres suprêmes des Églises qui vous furent confiées ; comme si les Églises elles-mêmes et les droits spirituels qui y sont attachés, pouvaient être placés sous la domination de la puissance séculière par des évêques qui devraient plutôt consentir à devenir esclaves, pour conserver la liberté de leurs Églises.

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  Vous avez, assurément vous-mêmes reconnu cette vérité, et vous la confessez, en disant ailleurs que le droit de Régale était une espèce de servitude qui ne pouvait être imposée, surtout en ce qui concerne les bénéfices, sans la concession, ou du moins le consentement de l'Église. En vertu de quelle autorité avez-vous transporté ce droit au prince? Et quand les saints canons interdisent la distraction des droits de l'Église, comment avez-vous pu vous déterminer à la faire, comme s'il vous était permis de déroger à l'autorité de ces mêmes canons?

 

   « Souvenez-vous des belles paroles que nous a laissées, dans ses écrits, ce célèbre abbé que le royaume que vous habitez a vu naî­tre ; écoutez celui que nous appelons à juste titre, la lumière, non seulement de l'Église de France, mais de l'Église universelle. En rappelant au pape Eugène ses obligations, il veut qu'il n'oublie pas «que c'est à lui que les clefs ont été données, à lui que les brebis ont été confiées ; qu'il y a, il est vrai, d'autres portiers du ciel, d'autres pasteurs du troupeau ; mais tandis que ceux-ci ont des troupeaux qui leur sont assignés, c'est à lui seul que tous sont confiés sans distinction ; qu'Eugène est le pasteur non seulement des simples brebis mais des pasteurs, et que, suivant les statuts des canons, les autres évêques n'ont été appelés qu'à une partie de la sollicitude pastorale, tandis que lui a reçu la plénitude de la puissance. »

 

   « Autant ce langage de Saint-Bernard doit vous servir de leçon en vous rappelant le respect et l'obéissance que vous devez à ce Saint-Siège sur lequel Dieu nous a fait asseoir, sans aucun mérite de notre part ; autant il excite notre sollicitude pastorale à commen­cer enfin, dans cette affaire, l'accomplissement d'un devoir aposto­lique que nous avons, peut-être, beaucoup trop retardé, et cela, dans l'intention de vous laisser le temps du repentir. »

 

   15. En résumé, un roi orgueilleux étend sur toutes les églises de son  royaume,  malgré les saints canons, le droit de Régale et encourt, par le fait, l'excommunication. Deux évêques seulement lui résistent et sont condamnés dans leur résistance par les métro­politains. Pendant que ces évêques condamnés en appellent au

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Pape, les autres en appellent au Parlement qui les repousse. Après cet échec, ils abandonnent au roi les droits de leurs églises. Cepen­dant le Pape, dans la plénitude de la puissance apostolique, casse l'acte de ces pauvres évêques et venge leurs droits trahis par eux. Au lieu de se relever par une noble rétractation, ils ne craignent pas d'écrire au Pape que son langage répond mal à la majesté d'un si grand nom ; qu'il devrait suivre des conseils plus justes et plus modérés ; qu'ils rougissent pour lui de le voir porter ces accusa­tions atroces ; que du reste, son bref, un bref pontifical, est nul par lui-même ; qu'enfin il est à désirer qu'un si beau courage se réserve pour des occasions plus importantes et que le pontificat d'Innocent XI ne soit pas entièrement occupé d'une affaire trop peu digne d'une si grande application.

 

Cette réponse avait été libellée par Bossuet. « On ne revient pas de sa surprise, dit le cardinal Villecourt, quand on réfléchit que c'est Bossuet qui écrit une pareille lettre à l'un des plus grands pontifes qui aient occupé la Chaire de S. Pierre et quand on songe que cette lettre a été adoptée par les évêques du siècle le plus poli et le plus civilisé. Aussi le trop fameux Arnaud, après avoir lu cette lettre, écrivait-il : « Je ne viens que de voir la lettre de l'assemblée au Pape. Je la trouve pitoyable. »

 

La lettre était plus que pitoyable. Ce n'étaient qu'insultantes paroles envers la première autorité du monde : mais bientôt la Providence devait les tourner contre les évêques de France, en ironies pleines d'amertume. Déjà les prétentions de Louis XIV en donnaient un avant-goût. La collection des procès-verbaux du clergé de France (1), dit à ce sujet : « On ne voyait que persécutions, exils, emprisonnements et condamnations même à mort, pour soutenir, à ce qu'on prétendait, les droits de la couronne. La plus grande confusion régnait, surtout dans le diocèse de Pamiers. Tout le chapitre était dispersé, plus de quatre-vingts curés empri­sonnés, exilés ou obligés de se cacher. On voyait un vicaire capitulaire contre un vicaire capitulaire, le siège vacant. Le P. Cerle,

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(1)T. V, p. 362.

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grand vicaire nommé par le chapitre, fut condamné à mort par contumace et exécuté en effigie (1) »

 

Ces révoltantes violences préludent dignement aux vexations du Parlement et aux horreurs de la Révolution. Les mêmes erreurs engendrent partout les mêmes crimes. A ce spectacle, l'esprit se reporte involontairement aux affaires d'Angleterre sous Henri II. Dans le beau panégyrique de S. Thomas de Cantorbéry, Bossuet avait demandé, si l'on peut, sans injustice, concevoir le dessein de ravir à l'Église ses privilèges. Puis il ajoutait : « Henri II, roi d'An­gleterre, se déclare l'ennemi de l'Église; il l'attaque au spirituel et au temporel, en ce qu'elle tient de Dieu et en ce qu'elle tient des hommes. Il usurpe ouvertement sa puissance : il met la main sur son trésor, qui enferme la subsistance des pauvres ; il flétrit l'hon­neur de ses ministres, par l'abrogation de leurs privilèges, et opprime leurs libertés par des lois qui leur sont contraires. Prince téméraire et mal avisé ! que ne peut-il découvrir de loin les ren­versements étranges que fera un jour, dans son Etat, le mépris de l'autorité ecclésiastique, et les excès inouïs où les peuples seront emportés quand ils auront secoué ce joug nécessaire ! Mais rien ne peut arrêter ses emportements : les mauvais conseils ont prévalu et c'est en vain qu'on s'y oppose. Il a tout fait fléchir à sa volonté, et il n'y a plus que le saint archevêque de Cantorbéry qu'il n'a pu encore ni corrompre par ses caresses ni abattre par ses menaces. »

 

Cette histoire d'Angleterre est, pour la France, une prophétie, et, à sa honte éternelle, elle n'aura pas l'honneur de produire en ces conjonctures un Thomas Becket.

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(1) Fresque tout le monde fut saisi d'horreur à un tel spectacle. Les gens de bien s'en affligèrent comme d'un malheur public et craignirent avec raison que Dieu n'en fit retomber un jour le châtiment sur l'État. L'exécuteur même, sachant qu'il fallait recommencer le lendemain une chose qu'il n'avait faite une première fois qu'avec douleur, s'enfuit la nuit avec toute sa famille, et, ayant été rencontré à environ soixante milles de Pamiers par ceux qu'on avait envoyés après lui, il protesta qu'il ne retournerait point dans la ville où l'on profanait si outrageusement la religion, qu'il était catholique, quoique pauvre et malheureux, qu'il savait que son évêque était un saint et qu'il était bien assuré qu'il conser­vait de la charité pour lui (Mélanges, Renaudot, IX).

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16. L'affaire de la régale dura jusqu'à 1682 et amena la déclaration dont nous devons parler ci-après. Au milieu des disputes suscités par la déclaration éclata, en 1686, la question des Franchises. On appelait franchises les immunités que les ambassadsurs accrédi­tés à Rome s'attribuaient pour le quartier où était situé leur hôtel. Il est de droit qu'un ambassadeur, représentant son souverain, ne soit pas, dans la capitale d'un autre souverain, considéré comme sujet, ni comme hôte. A raison de son titre, il participe à l'indépen­dance de son souverain propre ; la portion de sol qu'occupe sa demeure est frappée de neutralité ; et le drapeau de sa nation, qui flotte au-dessus de l'ambassade, est la marque de son indépen­dance. L'ambassadeur et ses gens ne sont pas plus impeccables que les indigènes ; mais en cas de délit ou de crime, pour sauver le droit des ambassadeurs, ils sont remis aux magistrats de leurs pays, pour être punis conformément à la loi. A Rome, cette immu­nité des légations s'était transformée en droit d'asile même pour les naturels du pays. Cette transformation avait pu avoir, sous le régime féodal, sa raison d'être, pour servir de sauvegarde à des droits contestés ou violés ; mais, depuis un siècle, elle ne servait plus qu'à couvrir des désordres intolérables. Rome est, de temps immémorial, partagée en quatorze quartiers, élevés plus tard, je crois, à vingt-deux quartiers dont les limites, à raison du tracé des rues et des accidents des sept collines romaines, se permettent tou­tes sortes de caprices. Les hôtels des ambassadeurs se trouvant situés un peu dans tous les quartiers, et chaque hôtel pouvant de­venir, pour les criminels, un asile inviolable, il s'ensuivait qu'il n'y avait plus, à Rome, de justice possible, et que, dans sa capitale, le souverain pontife était, de fait, dépouillé de sa souveraineté tempo­relle. C'était une source d'abus qu'un gouvernement, simplement honnête, ne pouvait supporter ; et qu'un gouvernement moral et pieux, comme le gouvernement pontifical, devait s'empresser de tarir.

 

Ce fait, que le bon sens suffit à juger, a été apprécié de tout temps, comme nous l'apprécions, même par les adversaires du Saint-Siège, depuis Leibnitz, jusqu'à Sismondi. « Tout le monde

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sait, disait Leibnitz, que les franchises des quartiers étaient insup­portables dans la ville capitale du Pape, où il y avait par là autant de juridictions étrangères qu'il y avait d'ambassadeurs qui faisaient les maîtres chacun dans une bonne partie de la ville, au préjudice des droits du souverain ; que ces franchises étaient des asiles des plus méchants, et des retraites assurées des assassins, voleurs, gens de mauvaise vie, banqueroutiers et autres mauvais garnements ; que les gens des ambassadeurs s'en faisaient un revenu considéra­ble et empêchaient l'exécution de la justice, contre le droit divin et humain (1). » Voltaire lui-même avoue que « ces prétentions rendaient la moitié de Rome un asile sûr à tous les crimes. Par un autre abus, ajoute-t-il, ce qui entrait à Rome sous le nom des am­bassadeurs ne payait jamais d'entrée : le commerce en souffrait et le fisc en était appauvri (2). » «Les ambassadeurs, ajoute Sismondi, ne voulaient permettre l'entrée de ces quartiers à aucun officier des tribunaux et des finances du Pape. En conséquence, ils étaient devenus l'asile de tous les gens de mauvaise vie, de tous les scélé­rats du pays : non seulement ils venaient s'y dérober aux recher­ches de la justice, ils en sortaient encore pour commettre des cri­mes dans le voisinage: en même temps ils en faisaient un dépôt de contrebande pour toutes les marchandises sujettes à quelque taxe (3).»

 

Attentat à la souveraineté des papes, obstacle au cours de la jus­tice, protection au crime et à la contrebande : voilà, en quatre mots, ce qu'étaient, de l'aveu même des protestants et des impies, ces fameuses franchises des ambassadeurs. Aucun gouvernement ne pouvait les tolérer ni en fait, ni en principe, sans porter, d'ail­leurs, aucune atteinte, à l'immunité nécessaire des légations. Con­fondre l'indépendance de l'ambassadeur avec les abus des franchi­ses romaines et se servir de l'une pour maintenir les autres, c'eût été un pur sophisme et une flagrante immoralité.

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(1) Leibnitz, t. HT, p. 154, édit. Foucherde Gareil.

12) Siècle de Louis XIV, chap. xiv.

(3) Histoire des Français, t. XXV, p. 552,

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17. Les prédécesseurs d'Innocent XI avaient tenté d'énergiques efforts pour réprimer ce scandale, « Jules III, dit le P. d'Avrigny, voulant remédier à ce désordre, avait ordonné aux officiers de jus­tice de rechercher les coupables, dans toutes les maisons sans dis­tinction. Pie IV, Grégoire XIII et Sixte V avaient fait des décrets semblables qui n'avaient pas été mieux exécutés. Innocent XI agit plus efficacement. A peine fut-il sur le trône pontifical, qu'il réso­lut de n'admettre aucun ambassadeur qui ne renonçât au droit des franchises, ce qu'il exécuta en 1680 à l'égard de l'ambassadeur extraordinaire de Pologne ; en 1683, à l'égard de l'ambassadeur d'Espagne, et en 1686, à l'égard de celui d'Angleterre. L'empe­reur voulut bien subir la loi commune (1). »

 

Quoique, dans une mesure si légitime, annoncée depuis si long­temps et acceptée de tous les princes, il n'y eut rien qui pût bles­ser l'orgueil de Louis XIV, Innocent XI n'avait rien négligé pour le désintéresser. Dès 1676, le nonce Varèse avait été chargé de pres­sentir le roi, qui promit satisfaction au Pape et ajouta même qu'il ne serait pas un des derniers à lui complaire. En 1679, l'abbé Lauri, qui gérait la nonciature après la mort de Varèse, reçut l'or­dre d'avertir les ministres Pomponne, Colbert et Colbert de Croissy, que rien ne serait changé dans le quartier de l'ambassade fran­çaise, tant que le duc d'Estrées en resterait titulaire ; mais que son successeur ne serait pas reçu par le Pape, s'il ne se soumettait à ses édits. Venise, la Pologne, l'Espagne, l'Angleterre, l'Empire s'étaient soumis, bon gré mal gré, aux désirs du Saint-Père ; mais, dès lors Louis XIV manifestait des intentions moins dociles, et depuis l'engagement des disputes sur la régale, il donnait, comme l'a dit Voltaire, à Innocent XI, toutes les mortifications qu'un roi de France peut donner à un Pape sans rompre avec lui sa commu­nion. A la mort d'Annibal, duc d'Estrées, le nonce Ranuzzi fit de nouvelles instances près de Louis XIV, mais ne réussit point à se faire écouter. C'est alors que le roi fit cette réponse souvent citée : «Qu'il ne s'était jamais réglé sur l'exemple d'autrui ; que Dieu

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(1) Mémoires chronologiques, t. III, p. 304.

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l'avait établi pour donner l'exemple aux autres, non pour le rece­voir. »

 

   Ici se place un trait significatif. — Quelques années auparavant, un nonce du Pape, Varèse, étant mort à Paris, ses obsèques avaient donné lieu à un grand scandale. Varèse, archevêque, revêtu de tous les pouvoirs de son ordre, représentant celui qui a une juri­diction universelle et qui accorde toutes les dispenses, avait reçu les derniers sacrements d'un capucin italien, son confesseur ordinai­re. L'usage et le droit étaient d'accord pour placer un nonce du Pape en dehors de la juridiction territoriale et le faire traiter au moins comme évêque de son palais. Mais à peine Varèse eut-il expiré, qu'au nom des libertés gallicanes, son confesseur fut envoyé par l'archevêque de Paris aux prisons de l'officialité, et son cadavre arraché de force de son palais pour être conduit à l'Église parois­siale. Aussitôt après la mort du duc d'Estrées, à Rome, on se de­manda quels honneurs seraient rendus à ses restes. Les précédents étaient rares : le dernier ambassadeur de France mort en charge était Paul de Foix, archevêque de Toulouse, et le cas remontait à 1582. On prit les ordres du Pape, qui commanda de traiter le duc d'Estrées à l'égal du doyen du sacré Collège. Puis, quand toutes les cérémonies furent terminées les officiers pontificaux entrèrent dans l'ancien quartier, pour y exercer leurs fonctions.

 

On voit, par ce contraste, lequel des deux, Louis XIV ou Inno­cent XI, reconnaissait le mieux les immunités des ambassadeurs ; et si, après un tel oubli, je n'ose dire du droit, mais des convenan­ces, Louis XIV était recevable à maintenir les franchises.

 

  18. Pour remplacer le duc d'Estrées, Louis XIV nomma ambassadeur à Rome, Beaumanoir, marquis de Lavardin. C'était un gros mangeur, qui se conduisait mal ; plus vaniteux que Créqui, il était le dernier homme de France à dépêcher près du Saint-Siège. On l'avait nommé sans sonder la cour pontificale, ce qui était un manque de convenance ; et on l'envoyait avec mission expresse de ne tenir aucun compte des prières et des ordres du Pape, ce qui était une grosse sottise. On fît plus, on donna, contre tout droit, à l'ambassadeur, une escorte militaire de cent hommes, tous officiers

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de choix. Lavardin entra dans Rome le 16 novembre 1587. Voici la relation qu'en écrivait, deux jours plus tard, un agent français, Paul de Louvigny :

 

« M. l'ambassadeur arriva ici dimanche, à trois heures après midi, avec toute sa suite et son bagage en cet ordre : il y avait quarante ou cinquante gentilshommes à cheval, marchant deux à deux avec beaucoup d'ordre et précédés par un qui paraissait les commander. Ils avaient chacun une paire de pistolets et un fusil. Ensuite, quarante chaises roulantes, dans chacune desquelles il y avait deux gentilshommes aussi armés de pistolets et fusils, et beaucoup de hardes derrière chaque chaise. En entrant dans la ville, à la porte du Peuple, un homme de la douane, assez bien mis, s'avança à la première chaise et demanda si c'étaient l'équi­page et les hardes de M. l'ambassadeur. Le gentilhomme qui était dedans répondit que oui. Sur quoi, le commis demanda si elles n'iraient pas à la douane. Le gentilhomme dit que non, et qu'il avait ordre d'aller droit au palais Farnèse, ce qui fut exécuté. Après les quarante chaises, marchaient pareil nombre de bran­cards chargés de ballots, puis cinquante mulets ou chevaux de bât dont les douze derniers avaient des couvertures aux armes  de M. l'ambassadeur. Ensuite quelques gentilshommes à cheval, deux à deux, armés comme les premiers, fermaient la marche du ba­gage, qui fut suivi de quelques litières et calèches, de trois car­rosses emballés et de trente chevaux de carrosse qu'on menait en main. Après quoi marchaient dix-huit pages à cheval, précédés d'un écuyer ; puis le carrosse où était monté M. l'ambassadeur. Madame et mademoiselle de Lavardin étaient au fond, M. le car­dinal d'Estrées entre elles deux, M. le cardinal Maidalchini et M. l'ambassadeur devant, et MM. de Gesvres et d'Hervault aux portières. Après  quoi venaient les carrosses de suite au nombre de vingt-deux, à six chevaux, que MM. d'Estrées, Maidalchini, l'envoyé de Portugal, Bracciane, Lanti et autres avaient envoyés au-devant. Le peuple, qui était accouru en foule, paraissait con­tent et ravi. Il y avait même beaucoup de dames arrêtées dans leurs carrosses aux carrefours, et d'autres aux fenêtres. Quelques

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gens dirent au sujet de la marche, qui avait un air de troupes réglées, qu'ils avaient autrefois vu des entrées d'ambassadeurs d'obédience, mais que celui-ci avait l'air de commandement. Ce cortège traversa la ville sans aucun désordre ni accident, quoique tout le peuple de Rome fût dans les rues, auquel M. l'ambassadeur fît de grosses aumônes en testons et jules, ce qui opéra des cris de joie de Vive la France ! M. le cardinal d'Estrées avait été lui-même le matin à Monte-Cavallo donner part à Sa Sainteté de l'arrivée de M. l'ambassadeur, mais il n'eut aucune réponse, n'ayant parlé qu'à M. le cardinal Cibo, et voilà où les choses en sont...

 

   « ... Voici, disait Louvigny en envoyant ce récit, une relation fort nue de l'arrivée de M. l'ambassadeur, à quoi j'ajouterai que le Saint-Père est fort irrité de ce que les gentilshommes sont entrés armés de fusils et en marche de gens de guerre, s'étant mis en haie à l'entrée du palais Farnèse jusqu'à ce que tout ait été entré et hors d'insulte, et je rends avec beaucoup de plaisir ce témoi­gnage à monseigneur (Seignelay) que jamais troupes n'ont été mieux disciplinées ni si sages que celles qui sont venues avec M. l'ambassadeur... Le sénateur Lando, envoyé de Venise, demanda audience au Saint-Père trois jours avant l'arrivée de M. l'ambas­sadeur, pour lui représenter l'extrémité où il se mettait en s'opiniâtrant de refuser au roi une chose qui lui était si légitimement due, qu'il devait faire réflexion qu'aucun des princes d'Italie ne prendrait ses intérêts contre ceux du roi, qu'il lui déclarait même que sa République ne ferait rien qui pût déplaire au roi. M. le grand-duc lui a à peu prés mandé les mêmes choses par un cour­rier exprès, avec des lettres des cardinaux Chigi et Médicis, qui lui ont fait les mêmes instances. A quoi Sa Sainteté ne répond rien. »

 

  19. Avant l'arrivée de Lavardin, le pape Innocent XI avait renouvelé, contre les franchises, toutes les constitutions de ses prédécesseurs, et porté, contre ceux qui prétendaient exercer ces franchises proscrites, la peine de l'excommunication majeure. En arrivant au palais Farnèse, occupé alors par notre ambassade, Lavardin fit placer sur la porte ses armes et celles de son maître,

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se déclarant par là ambassadeur en titre. Or, il est d'usage de n'exhiber ces marques de pouvoir qu'après avoir été reçu par le souverain près duquel on doit représenter. Lavardin demanda au Pape une audience de réception ; le Pape répondit qu'il refusait de le recevoir. Lavardin pensait forcer la porte, lors du service pour Henri IV; le Pape le fit ajourner. Le 24 décembre, Lavardin se présentait, en grand apparat, à la messe de minuit, en l'église Saint-Louis des Français ; le lendemain l'église fut frappée d'in­terdit. Le coup était rude, mais justement porté. Un historien très favorable à la cour de France, l'abbé Legendre, dit que Lavardin n'en éprouva ni affliction ni surprise. « Il continua, dit-il, de paraître dans Rome avec tout l'éclat qui pouvait accompagner un homme revêtu de son caractère, de visiter les églises quand il en avait la dévotion ou la fantaisie ; quelque peu d'apparence qu'il y eût qu'on pensât attenter à sa personne, il prit les mesures convenables pour se mettre à couvert de toutes surprises. On faisait exactement la garde chez lui, où il y avait plus de monde qu'il n'en fallait pour exterminer la soldatesque du Pape ; la nuit on faisait la ronde, en sorte que son palais ressemblait plutôt à une citadelle environnée d'ennemis qu'à un hôtel d'ambassadeur. — Il y avait dans les dehors, dit un autre contemporain, des troupes sur les avenues et si bien retranchées, que les sbires, milices et archers n'eussent assurément osé entreprendre de les forcer. Cette précaution était sage, mais inutile ; le Pape était résolu de laisser le marquis se morfondre dans son palais, et de l'obliger par là à sortir de Rome bientôt avec autant d'ignominie qu'il avait témoigné d'audace et de bravade en y entrant (1). »

 

Lavardin était d'ailleurs traité par les Romains et par les étran­gers qui abondaient dans la ville, avec tout le mépris qu'il méritait. « Il n'était regardé, dit le petit Coulanges, par la plupart des gens, que comme un excommunié, et il n'y fréquentait même aucune personne de considération (2). » C'était justice. Rome était une ville de foi et de piété, de tradition et de raison, de respect et de

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(1) Mémoires de Legendre, p. 76.

(2) Mémoires de Coulanges, p. 111.

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p462 pontificat d'innocent xi (1676 a 1689).

 

convenance ; elle devait être justement sévère pour un ambassa­deur qui se donnait, sur tout cela, trop peu de gêne.

 

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