Darras tome 27 p. 44
37. « Vous ne sauriez avoir oublié, très-glorieux fils, combien l’Église Romaine votre auguste mère, manifestait d’empressement et de joie dans sa réception de l’année qui vient de s’écouler ; quels témoignages d’amour elle vous prodiguait en cette occasion solennelle ; quelle plénitude d’honneur et de dignité elle vous conféra; combien elle se montrait heureuse de placer sur votre front la couronne impériale, en pressant sur son sein cette tête auguste et chérie, n’omettant rien de ce qui pouvait vous être agréable, prévenant les désirs de votre royale volonté jusque dans les moindres choses. Nous ne regrettons assurément pas ce que nous avons fait pour répondre à toutes vos intentions ; eussiez-vous même pu recevoir de notre main des bienfaits plus grands encore, que nous nous en féliciterions avec raison, connaissant les précieux avantages qui devaient en résulter pour l’Église de Dieu et pour nous-même. Mais aujourd’hui que vous semblez ignorer ou dissimuler ce crime impardonnable, non moins funeste à votre souveraineté qu’injurieux à l’Eglise, nous craignons bien que l’homme ennemi n’ait semé l’ivraie dans votre âme et qu’à son instigation vous n’ayez conçu contre nous d’irritants soupçons et des sentiments d’amertume. Pour ce motif, et pour d’autres affaires que nous savons imminentes, nous avons jugé bon de vous déléguer deux de nos prélats les plus estimés et les plus dignes, nos bien-aimés fils Bernard, cardinal prêtre du titre de Saint-Clément, et Roland, cardinal prêtre du titre de Saint-Marc notre chancelier, hommes remarquables par leur religion, leur prudence et leur complète honorabilité ; nous prions instamment votre Excellence de les accueillir avec bonté, de les traiter avec les égards qu’ils méritent, de prêter une favorable attention à tout ce qu’ils vous diront de notre part, et sur l’affaire présente, et généralement sur ce qui peut procurer la gloire de Dieu, l’honneur de la sainte Église, l’exaltation et la
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1. Adrian iv Epist. et Prie il.’, Pair. lat. tom. clxxxviii, col, 1525, 1526.
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p45 SCHISME FOMEN’iÉ PAR CÉSAR.
prospérité de l’empire. Vous pouvez vous en rapporter sans aucune hésitation à la parole de nos légats : c’est comme si nous vous parlions par leur bouche1. »
38. La voilà donc dans toute son intégrité cette lettre objet de tant de récriminations et d’attaques. On a beau l’examiner en détail, disséquer les phrases, peser chaque expression, la retourner dans tous les sens ; on ne parvient pas à comprendre qu’elle ait causé les déchirements politiques et religieux dont on l’accuse. Non, ce n’est pas là qu’il faut chercher la cause des perturbations et des malheurs qui suivirent. Loin de la blâmer, un esprit sage et clairvoyant l’estimera digne des plus grands éloges. C’est un document qui restera l’honneur du pape Adrien IV et la justification de la papauté dans les conjonctures qui se présentent. Il suffit d’avoir une juste notion des devoirs incombant à la charge pastorale selon le plan providentiel, conformément à l’idéal du christianisme, ou même aux instincts supérieurs de l’humanité, pour l’approuver et le louer sans réserve. Que fait ici le chef suprême de la chrétienté, le protecteur des opprimés et des faibles, le ministre de l’amour divin, l’interprète de la justice, puisqu’il l’est de la vérité? Mais il s’élève contre la tyrannie, il prend la défense du spolié, il épouse la cause d’une innocente victime, et, ce qui le touche de plus près, d’un évêque enchaîné par les impies : il est pleinement dans son rôle, il poursuit la mission que les Pontifes Romains ont reçue de Dieu même. N’était-ce pas le moment d’adresser une parole véhémente et sévère à cet empereur qui se vantait d’être chrétien, qui naguère jurait de défendre l’Eglise, et qui maintenant couvrait de son silence ou de son autorité le sanglant outrage, le sacrilège attentat dont elle avait à se plaindre? En laissant un premier avertissement sans résultat et sans réponse, l’orgueilleux Teuton avait ajouté l’obstination et l’insolence à l’oubli de ses devoirs comme souverain et de ses récentes obligations envers le père commun des fidèles. C’est la modération de celui-ci, c’est le calme
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1 Riuiaud. Yassebukg. Anllq. Rcg. lib; iv 1149.— Labb. Concil. tom. x, pag.
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p46 PONTIFICAT D’ADRIEN IV (1 13'i -1 I 59).
et l’humilité de son langage qui frappent d’étonnement en présence de tels actes. Il oublie le pouvoir dont il est armé, il ne fait pas entendre une menace, il ne sait qu’exhorter et prier ; pas une ombre d’anathème, pas un bruit lointain des foudres pontificales : le mot d’excommunication n’est pas même prononcé. Au lieu d’accuser cette lettre d’emportement ou d’acrimonie, on serait tenté d’y voir un excès de réserve et de patience. Adrien n’étouffait pas seulement la voix de son indignation, il étouffait encore celle de son amitié. Le prélat retenu captif en Allemagne depuis bientôt un an était Eschille, ou mieux Eskille, selon la prononciation et l’orthographe du Nord, ce vénérable archevêque dont nous avons admiré déjà l’active sainteté, le courage et le zèle, sous le pontificat d’Eugène III, quand le pape actuel, alors cardinal évêque d’Albano, remplissait en Danemark les fonctions de légat apostolique1. Il venait de confier les mêmes fonctions à son ancien ami pour ces contrées éloignées.
p39. C’était donc sur le représentant direct du souverain Pontife, sur l’un des hommes les plus chers à son cœur, sur un autre lui-même, qu’étaient d’abord tombés et que pesaient encore, avec une rigueur outrée, les édits schismatiques lancés par Frédéric. En quittant la Ville-Eternelle pour regagner sa patrie, Eskille n’emportait pas seulement le titre de légat, dignité temporaire et personnelle ; il était de plus inauguré primat de toute la Scandinavie, honneur qui rejaillissait sur sa Métropole de Lund ou Lunden. Il avait même, dit un chroniqueur qui nous a fourni plus d’un renseignement utile2, le pouvoir exceptionnel de transmettre le pallium aux archevêques qui seraient désormais élus ; et ce privilège devait les rattacher par des liens plus étroits à l’Eglise primatiale. Il importait de rappeler les qualités éminentes et d’énumérer les hautes distinctions du personnage que l’empereur laissait dans les fers et dont le Pape réclamait la liberté. Malgré la justice évidente et le ton mesuré de cette réclamation, dès que le comte Reynald,
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1 Cf. tom xxvi de cette histoire p; SC9, o70.
2 Saxo grammat. Chrome. Slav, lit», xiv.
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chancelier de l’empire, l’eut assez fidèlement interprétée devant le conseil, les barons réunis éprouvèrent ou simulèrent une vive indignation ; elle leur parut dans son ensemble, persiste à dire l’historien Radevic, empreinte d’une incontestable acrimonie, pleine d’orages pour l’avenir1. Ce qui surtout enflamma leur colère, c’est qu’il fût déclaré là que le prince avait reçu du Pontife Romain la plénitude de sa puissance, en même temps que le diadème impérial. Cela leur remettait en mémoire la doctrine politique professée par beaucoup de romains, à savoir que les rois de Germanie n’obtiennent la dignité d’empereur avec le royaume d’Italie que par le don et la volonté de ce même Pontife. Ces prétentions, ajoutaient-ils, n’étaient pas simplement orales ; on les voyait consignées dans les écrits et représentées par la peinture, de telle façon qu’elles fussent transmises à la postérité. Au sujet de l’empereur Lothaire, ne lisait-on pas sur un tableau de ce genre, dans le palais de Latran, l’inscription suivante : « Le roi se présente devant les portes de ce palais, garantit d’abord par serment les privilèges de la ville, puis devient l’homme du Pape, prend enfin la couronne que le Pape lui remet2 Inscription et peinture avaient fortement blessé l’empereur, dès qu’il en eut connaissance par ses fidèles courtisans : c’était une injure permanente, une grave atteinte à ses droits, une continuelle excitation aux discordes civiles. Il fallait au plus tôt l’effacer.
40. Dans ces tumultueux colloques, les têtes s’exaltaient, les paroles devenaient brûlantes, de vives interpellations étaient adressées aux légats. On rapporte, c’est encore l'expression de l’historien, que le cardinal Roland aurait dit alors : « Et de qui le roi tient-il donc l’empire, si ce n’est du Pape, notre seigneur à tous? » Sur cette réponse, le comte Palatin, Otton de Bavière, fit un pas en avant, le glaive à moitié dégainé, pour frapper un évêque, un ambassadeur, un homme sans défense. Voulait-il par ce magnifique exploit réparer l’humiliante condamnation qu’il avait naguère
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' Radevic. in Frid. 1, 10.
a « Hex venit ante fores, jurans prius urbis honores, Post liorno fit papœ, sumit quo dante coronam. »
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p48 PONTIFICAT d’adrien IV (1151-1159).
Encourue1, à raison de ses intrigues et de ses menées contre ce même maitre, dont il entendait maintenant servir d’une manière si noble les passions ou les intérêts ? Dominant les unes, dans ce périlleux moment, et comprenant mieux les autres, l’empereur interposa son autorité, fit cesser le tumulte et congédia la réunion. Il n’entrait pas dans les desseins de la Providence que le courageux Roland portât la couronne sanglante de Thomas Becket; c’est lui qui dans l’arène la placera sur le front du martyr. Barberousse avait épuisé la modération dont il était capable en protégeant la vie des légats. Avant qu’on les ramenât à leur domicile, il leur enjoignit de partir le lendemain dès l’aurore, de ne point s’écarter de leur chemin pour vaguer dans les terres des évêchés ou des abbayes, mais de s’en aller directement à Rome. Eh bien ! quels furent les auteurs de la conflagration ? Quelle en fut l’origine? La question se résout par le simple exposé des faits. Toute démonstration serait inutile. Et ce n’est pas, j’insiste sur ce point essentiel, aux prétendus panégyristes du Pape, c’est aux amis avoués de César, aux schismatiques eux-mêmes, que le récit en est emprunté. Que deviennent, après cela, leurs perfides insinuations et leurs déclamations furibondes? Pour tout esprit impartial, elles rendent ce récit indubitable, puisqu’il dément si haut leurs tendances et leurs idées. César lui-même aura beau faire ; il ne sera pas plus heureux que ses avocats, contemporains ou posthumes. Les légats venaient à peine de s’éloigner, qu’il adressait une circulaire à tous les seigneurs ecclésiastiques et laïques de ses états. Il y parle non sans habileté, ou plutôt avec une rare impudence, la langue de la religion; mais elle ne prouve rien que son infatuation ou son hypocrisie.
41. . Ajoutons sans crainte cette pièce importante au procès : « La divine puissance, de qui vient toute autorité au ciel et sur la terre, nous ayant remis, en nous donnant l’onction royale, le gouverne-
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1. Il était au nombre de ceux que l’empereur, avait dû réduire et châtier, à son retour de Rome. La punition, selon les lois en vigueur, consistait à porter publiquement un chien sur ses épaules, l’espace d’un mille allemand; Cela se nommait le hœrnescar. Le comte y fut condamné; mais au moment d'endosser le chien, il obtint sa grâce.
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p49 SCHISME FOMENTÉ PAR CÉSAR.
ment
de l’empire et le soin de conserver, par tous les moyens dont nous disposons,
la paix et le bonheur des Eglises, nous sommes dans la nécessité de déposer
dans votre cœur fidèle l'immense douleur dont le nôtre est rempli. Le chef même
de l’Eglise universelle, celui que Jésus-Christ a marqué du sceau spécial de
l’amour et de la concorde, nous parait avoir déchaîné les dissensions, ravivé
les anciennes querelles, ouvert la source de tous les maux. Si Dieu ne nous vient
en aide, l’unité court les plus grands dangers, le corps entier de l’Eglise va
subir la contagion, le schisme est au moment d’éclater entre le sacerdoce et
l’empire. Comme nous tenions dernièrement notre cour plénière dans la ville de
Besançon, traitant avec la sollicitude qui nous est imposée des graves intérêts
de la société chrétienne, se présentèrent à nous deux légats apostoliques, dont
la mission, affirmaient-ils, avait pour objet de rehausser l’honneur de notre
couronne. Après les avoir reçus avec distinction le premier jour, nous leur
assignâmes le jour suivant selon la coutume pour les entendre au milieu de nos
principaux barons. Là, poussés par l’amour inique de l’or, pleins d’arrogance,
enflés d’un insupportable orgueil, ils nous montrèrent un message émanant du
Pape, dans lequel il nous était recommandé de ne jamais oublier que notre
couronne impériale était un don de ce pontife. Telle était au fond cette douceur
paternelle qu’on nous avait tant vantée, cette légation qui devait resserrer
les liens entre l’Eglise et l’empire, assurer la paix, rendre plus intime
l’union et plus parfaite l’obéissance des esprits! A cette parole, aussi dénuée
de vérité que pleine d'insolence, non-seulement la majesté de l’empereur s’est
révoltée, mais tous les princes ont ressenti tant d’indignation et de colère,
qu’ils eussent infailliblement mis à mort ces deux indignes ecclésiastiques, si
notre présence ne l’eût empêché. Du reste, comme on a trouvé sur eux beaucoup
d’exemplaires de celte même lettre, sans compter les feuillets portant déjà le
sceau pontifical et qu’ils pouvaient remplir à leur guise, selon leur vieille
habitude, pour disséminer le poison de leur iniquité dans toutes les Eglises du
royaume teutonique, avec l’intention de dénuder les autels, d’emporter les vases
sacrés, d’enlever les lames précieuses dont les croix
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p50 PONTIFICAT d’aurien IV (1151-1139).
sont
revêtues, voulant arrêter leur audace, nous les avons renvoyés à Rome par le
même chemin. Il conste que notre empire et notre royauté viennent de Dieu seul
par l'élection des princes ; que le monde doit être gouverné par les deux
glaives qui figurent dans la passion de Jésus Christ son fils ; que l’apôtre
Pierre a formulé cette doctrine : « Craignez Dieu; honorez le roi1. »
Quiconque dès lors osera dire que la couronne impériale nous est donnée par le
pape, à titre de bénéfice, est convaincu de s’insurger contre la divine
institution et de commettre un flagrant mensonge. »
42. . Qui ment ici? N’est-ce pas celui qui prête aux légats apostoliques, à de saints prélats, au souverain Pontife lui-même, des intentions qu’ils n’ont jamais manifestées, des manœuvres dont on ne voit nulle part la trace dans l’histoire ? Mais continuons à citer le document sans restriction aucune avant de le discuter. « Nous n’avons cessé jusqu'à cette heure de procurer par tous les moyens en notre pouvoir l’honneur et la liberté des Eglises, auparavant courbées sous le joug des Egyptiens; nous avons eu soin encore de leur conserver intacts leurs droits et leurs privilèges. A vous maintenant de ressentir la criante injure qui nous est faite; nous vous en conjurons; nous espérons bien que vous ne laisserez pas amoindrir eu notre personne cet empire que nos aïeux nous ont transmis dans tout son éclat et toute sa puissance. Vous repousserez de toute la force de vos convictions ces étranges nouveautés, ces orgueilleuses et téméraires entreprises. Vous n’ignorez pas d’ailleurs, aucun doute là dessus n’est possible, que nous aimerions mieux nous exposer à la mort que nous résigner à subir un pareil outrage. L’empire ne saurait être humiiié dans le temps de notre règue. » Ce plaidoyer de Frédéric pro domo suâ n’est qu’une diversion pour éviter le fond même du litige. Mais cette diversion porte à faux; elle est intempestive et déloyale. En dénonçant au monde entier, dans les limites de sa puissance, la légation dont il se plaint avec une telle acrimonie, il garde le silence le plus absolu sur l’objet de cette légation apostolique. Pas un mot, pas une allusion
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1. I Petr. n, il.
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p51 SCHISME FOMENTÉ PAU CÉSAR.
concernant
le prélat étranger captif dans son royaume. Le droit des gens est violé, les
lois canoniques et civiles sont foulées aux pieds par des hommes placés sous sa
dépendance ; l’attentat reste impuni, l’injustice se prolonge, à l’ombre de son
pouvoir, en exécution de ses ordres. C’est précisément pour cela que
le Pape lui délègue des hommes éminents, les membres les plus distingués du
Sacré-Collége. Disons mieux, c’est là l’unique but de leur mission : et c’est
l’unique chose dont il ne dit rien. Il se rejette sur un incident sans valeur
et sans portée dans les circonstances présentes ; il se proclame atteint dans
la dignité de sa personne, dans l’intégrité de son pouvoir impérial. Ses craintes
sont-elles sincères? Son indignation n’est-elle pas plutôt un mensonge
intéressé ? Ne veut-il pas donner le change et reporter sur autrui la responsabilité
qui pèse sur lui-même? Il agit en tyran et se pose en victime. Qui donc songe à
nier un seul de ses droits, à réduire son autorité souveraine ? Assurément ce
n’est pas celui qui l'en investissait naguère avec tant d’empressement et de
bonheur. Si le Pape lui rappelle cette auguste cérémonie, il n’a pas d’autre
intention que d’invoquer la bienveillance illimitée de l’Eglise Romaine et son
propre attachement pour obtenir la délivrance d’un évêque et d’un ami. Cet acte
de justice, il ne le commande pas, il l’implore comme une grâce. On a beau
chercher, on ne trouve dans son humble requête aucune expression ayant trait à
la préponderance d’un pouvoir sur l’autre. C’est l’empereur qui soulève
inopinément cette irritante question.
43. Quand il ajoute qu’elle ne fut jamais débattue dans les temps antérieurs, que les Souverains Pontifes n’avaient jamais prétendu donner l’empire avec la couronne, qu’une telle prétention est une scandaleuse nouveauté, le mensonge touche à l’impudence. Mais ses prédécesseurs les plus immédiats n’ont cessé de lutter contre les papes légitimes, en exigeant toutefois d’être sacrés par eux ; ils créaient des antipapes pour recevoir l’onction de leurs mains, à défaut d’une consécration plus authentique. Bien qu’ils fusent régulièrement élus, auraient-ils même obtenu l’unanimité des suffrages, ils ne se regardaient pas comme empereurs, ils n’en pre-
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p52 Pontificat d'aduien IV (115i-I150).
naient
pas le titre, avant que le Pontife Romain les eût oints et couronnés dans la
basilique de Saint-Pierre. Le droit divin dont parle aussi l’astucieux Teuton
n’avait pas une autre origine, ne reposait pas sur un autre fondement. Sans
aborder la thèse générale, en la réservant pour un moment plus opportun, nous
sommes obligés de reconnaître que la constitution de l’empire d’Occident dans
le Moyen Age impliquait la supériorité du pouvoir spirituel. Elle ressort
encore des idées et des convictions qui régnaient alors. Qu’on entasse les
sophismes, qu’on torture les faits, qu’on pousse des cris de rage, on ne
parviendra pas à l’ébranler, du moins à cette époque. Reste toujours pour les
véritables chrétiens, pour les hommes de bon sens, cette simple et grande
parole de S. Paul : «Celui qui donne la bénédiction est par là même au-dessus
de celui qui la reçoit 1. » Barberousse se brise à la fois
contre son siècle et l’éternelle raison. Il se jette de plus en dehors de
l’équité la plus vulgaire quand il accuse les légats de vouloir « piller les
églises, dépouiller les autels, enlever les vases sacrés et, selon son
expression pittoresque, excorier2 les riches croix.» Pourquoi pas
aussi les prêtres et les moines? Ce serait plus odieux, mais non plus ridicule.
Il y a là cependant quelque chose de sérieux et de grave. Ces accusations
insensées, ce débordement d’injures, ces violentes calomnies dénotent chez le
tyran le dessein prémédité de rompre avec l’Eglise, pour avoir l’occasion de la
mettre sous le joug. Pas d’autre explication possible. Ses actes ultérieurs
commenteront surabondamment ses paroles présentes. Dans l’intérêt de son
ambition, il ne craint pas de troubler la paix du monde. A ce jeu criminel, il
perdra la meilleure portion de sa gloire et la sécurité de sa vie. Nul homme ne
saurait échapper à l’oracle des divines Ecritures: «Celui qui sème les vents,
récoltera les tempêtes3. » Poussé par la même frénésie, l’ambitieux
monarque redouble de rigueur dans l’application des mesures décrétées pour
intercepter
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1. Hébr., va, 7.
2. « Altaria deuudare, vasa domus Dei asportare, cruces excoriare niteban- tur. »
3. Ose. vni, 7.
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p53 SCHISME FOMENTÉ PAR CÉSAR.
les communications entre les Eglises d'Allemagne et le centre de la catholicité. Il disposa sur tous les passages de forts détachements, comme à la veille d’une invasion ou sous la menace d’une épidémie. Non moins rusé que violent, il avait un prétexte qui servira plus lard à d’autres despotes : s’il adoptait ces moyens, c’était pour obliger les prélats à la résidence et soustraire les religieux à la dissipation des grands chemins ; il sauvegardait ainsi le bien spirituel des peuples et la discipline des couvents. Le zèle était le masque du schisme ; mais le masque allait tomber.
44. Les légats apostoliques, si
brutalement éconduits, vinrent exposer au Souverain Pontife le déplorable
insuccès de leur mission, les outrages qu’ils avaient subis, l’insolence
tudesque, les propos injurieux, le glaive levé sur leur tête, les dangers qui
planaient sur Rome et l’Italie. Le Pape résolut alors d’écrire aux évêques
allemands, pour les appeler à son aide et conjurer avec eux. s'il le pouvait
encore, la tourmente qui commençait. La lettre pontificale, déjouant les
précautions du soupçonneux tyran, franchit le cordon sanitaire et parvint à sa
destination. Elle débute en ces termes : « Toutes les fois qu’il survient dans
la société chrétienne un événement attentatoire à la gloire de Dieu, nuisible
au salut des fidèles, nous comptons pour y remédier sur le zélé concours de nos
frères et de nos coévèques. Or, voilà ce qui se produit de nos jours, et nous
ne le disons pas sans angoisse, par le fait de notre fils bien- aimé, Frédéric,
Empereur des Romains. » Le Pape rappelle ensuite sans aucune exagération, avec
sa mansuétude ordinaire, ce qui s’est passé contre ses légats et contre
lui-même, dans la conférence de Besançon, ainsi que les ordres tyranniques donnés
par ce même Frédéric. « De tels actes, poursuit-il, n’ont pas laissé que de
nous causer quelque trouble ; mais ce qui nous a procuré la plus grande
consolation, c’est que vous ne les avez nullement conseillés. Vous pourrez
donc, nous en avons la confiance, apaiser par vos sages avis l’emportement momentané
du prince et le ramener à de meilleurs sentiments. Comme cette affaire ne nous
intéresse pas seuls, comme il y va des intérêts de toutes les Eglises, et de la
vôtre en particulier, nous faisons appel à votre charité, nous vous exhor-
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p54 PONTiFtCAT d’adüien iy (Ilü'r-i o9).
tons dans le Seigneur à vous
placer comme un mur inexpugnable en avant de sa maison pour la protéger ;
employez-vous de toutes vos forces à ramener ce cher fils dans la voie droite;
que par vos soins, par votre ardente sollicitude, son chancelier Raynald et le
comte palatin, qui n’ont pas craint de lancer les plus grands blasphèmes, soit
contre nos légats, soit contre la sainte Eglise Romaine votre mère, réparent
leur impiété, donnent une satisfaction aussi solennelle que leur offense : à
lui d’exiger que les âmes scandalisées par leurs discours soient édifiées au
même degré par leur soumission et leur pénitence. En portant ses regards sur le
présent et le passé, en fermant l’oreille aux conseils des impies, en marchant
sur les traces de Justinien et des autres empereurs catholiques, il acquerra
sur la terre un immortel honneur et dans les deux la béatitude éternelle. Pour
vous, en procurant un tel bien, vous montrerez votre obéissance envers le
prince des Apôtres, vous sauvegarderez votre dignité de pasteurs et le liberté
de vos Eglises respectives. S’il en était autrement, sache notre fils, et
d’après votre admonition, et d’après les promesses de l’Evangile, que l’Eglise
Romaine fondée par la main même de Dieu sur la pierre inébranlable, subsistera
toujours dans sa fermeté, bravant dans les siècles des siècles tous les vents
déchaînés, tous les assauts de la tempête. Il ne conviendrait pas d’ailleurs,
vous le savez, que le prince s’engageât dans une route aussi périlleuse sans
vous avoir consultés. De là notre ferme espérance qu’ayant entendu vos
représentations, il pourra facilement revenir à de plus saines idées, en homme
prudent, en souverain catholique. »
45. Mais cet homme, éminent à bien des égards, plein de qualités séduisantes, tendait à s’évanouir dans l’orgueil de ses pensées1; ce souverain exerçait sur le peuple et sur les grands une sorte de fascination. La réponse collective et concertée de l’épiscopat allemand à la lettre du Souverain Pontife, atteste cet éblouissement dans la partie même la plus éclairée de la nation. Les évêques, à quelques exceptions près, subissent tellement le prestige qu’ils ne
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1.Rom. I, 21:
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p55 SECONDE INVASION DE LA LOMBARDIE.
savent
plus distiguer ce que le devoir leur commande, ou n’ont plus la force de
l’accomplir. Ils respectent, ils aiment leur chef spirituel, le Vicaire de
Jésus-Christ sur la terre ; mais ils ne veulent pas devenir les ennemis de
César. Ecoutons-les parler eux- mêmes : « Quoique nous sachions, quoique nous
soyons certains que l’Eglise de Dieu, fondée sur l’inébranlable pierre, ne
saurait être renversée ni par les vents ni par les flots mutinés 1,
nous qui sommes plus faibles et dès lors moins courageux, quand arrivent de
semblables tourmentes, nous chancelons, nous tremblons de crainte. Aussi n’avons-nous
pas été médiocrement ébranlés et troublés par les dissentiments survenus entre
votre Sainteté et votre fils si dévoué l’empereur notre maître. Cela nous
parait, si Dieu ne détourne ce coup funeste, devoir susciter de grands maux.
Certaines expressions consignées dans les lettres que vos légats, Bernard et
Roland, ces vénérables cardinaux si prudents et si sages, remirent à
l’empereur, ont jeté l’émotion dans tout l’empire2. » En manifestant
leur aveugle prévention, les Allemands rendent témoignage aux délégués du
Pasteur suprême. Ils témoignent également les plus profonds sentiments de
soumission et d’amour pour sa personne sacrée. Ils disent ensuite qu’ils ont
rempli leur mandat auprès du souverain ; mais, par une contradiction encore
plus choquante, ils persistent à démentir ou bien à justifier des actes qui
frappent tous les yeux et révoltent toutes les consciences. Ils prient enfin sa
Sainteté de pardonner à leur faiblesse, dont l’aveu réitéré prouverait au
besoin celle de leur défense, et le conjurent d’écrire à l’empereur, « son fils
si tendre et si dévoué,» une seconde lettre capable d’effacer la pénible
impression faite par la première, pour que la paix soit entièrement rétablie.