Darras tome 16 p. 103
PONTIFICAT DE SAINT EUGÈNE I. (16 octobre 654-2 juin 657.)
16. . « Eugène, né à Rome dans la région première, quartier de l'Aventin, fut, dit le Liber Pontificalis, clerc dès le berceau 1. Son père se nommait Ruffinien. Il siégea deux ans, huit mois et vingt-quatre jours. Il fut bienveillant, doux, rempli de mansuétude, affable à tous et d'une sainteté éclatante. Il prescrivit à son avènement et pour ses funérailles la distribution accoutumée au clergé, aux pauvres et aux familles indigentes. Le nouveau patriarche de Constantinople, Pierre, lui adressa une lettre synodique où il affectait, malgré la définition du concile de Latran, de ne pas reconnaître deux volontés ni deux opérations en Notre-Seigneur Jésus-Christ 2. Cette conduite indigna le clergé et le peuple
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1 Clericus
a cunabulis. Selon l'usage de la primitive Église, perpétué d'ailleurs
pendant tout le moyen âge, les
parents offraient dès le berceau leurs enfants aux basiliques ou aux monastères pour les consacrer à la cléricature. Ces « oblats, » ainsi qu'on les appelait, n'étaient nullement par cette mesure voués à une vocation contrainte. Leur enfance et leur jeunesse
s'écoulaient sous la direction des évêques ou des abbés, dans l'école de l'église ou du monastère, jusqu'à l'âge de vingt ans, limite fixée par une constitution du pape Zozime : Si ab infantia ecclesiasticis nornen dederit,
inter
lectores usque ad vigesimum annum continuata
observatione perduret. A cette époque, choisissant librement leur carrière, ils rentraient dans le
monde
ou continuaient à servir l'Église. Cependant les « oblats » recevaient tous, dès leurs premières années, la tonsure cléricale. On sait en effet que l’esprit de l'Église, ainsi que l'atteste le concile de Trente, est que cette cérémonie
ne soit pas différée trop longtemps pour ceux qui se destinent à la cléricature.
L'ancien Ordo romain, dans l'oraison que l'évêque prononçait en coupant
les cheveux de l'«oblat » s'exprime en ces termes : Domine Jesu Christe qui es caput nostrum et corona omnium
sanctorum, respice propitius super infantiam famuli tui N, etc. Le
titre même de cette prière est celui-ci : Oratio ad puerùrri tonsurandum. (Cf. Not. ad Libr. Pontifie.; Patr. lai., tom.
CXXVlli, col. 766.)
2 Nous
n'avons plus la lettre synodique du nouveau patriarche monothélite Pierre, digne successeur des Pyrrhus, des Paul et des Sergius. Le fait seul d'avoir osé adresser une communication de ce genre à Rome, en un
temps où saint Martin I était
prisonnier à Constantinople, serait une audace inexplicable, si, comme nous le verrons bientôt par les interrogatoires de
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romain; la lettre du patriarche fut conspuée, et comme le pape célébrait les saints mystères dans la basilique de Sainte-Marie ad Prœsepe, l'assemblée ne laissa point sortir le pontife avant qu'il eût donné l'assurance qu'il n'admettrait jamais une pareille lettre comme un témoignage de communion à la foi catholique. Eugène consacra vingt et un évêques destinés à diverses églises. Il fut inhumé dans la basilique du bienheureux Pierre apôtre le Iv des nones de juin (2 juin 637). Après lui le siège épiscopal demeura vacant un mois et vingt-neuf jours 1. »
47. Nous n'avons plus la correspondance échangée entre saint Eugène Ier et le patriarche monothélite Pierre de Constantinople. La mention du Liber Poniificalis, confirmée d'ailleurs par les interrogatoires de saint Maxime dont nous allons bientôt reproduire la substance, ne laisse aucun doute sur l'audacieuse tentative de l'intrus byzantin. Il espérait surprendre la vigilance du pape Eugène, et sans doute il maintenait le thème adopté dès lors par la cour de Byzance, où l'on affirmait hautement que saint Martin Ier avait été légitimement déposé pour fait d'hérésie. La lutte de l'erreur contre la vérité revêtait les formes les plus insidieuses, en même temps qu'elle déployait la tyrannie la plus barbare. Les légats envoyés par saint Eugène à Constantinople ne se montrèrent ni plus fermes ni plus clairvoyants que ceux dont saint Martin Ier avait dû flétrir la conduite à Thessalonique. Porteurs des lettres pontificales qui affirmaient dans toute sa netteté la définition orthodoxe du concile de Latran, ils se laissèrent séduire par l'or et les faveurs de la cour, circonvenir par les flatteries du patriarche, tromper par les arguties et les subtilités de ses théologiens. Enfin, au mépris des instructions formelles du pape, il consentirent à communiquer avec le clergé monothélite de Byzance. Cette défection acheva de ruiner en Orient les espérances
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saint Maxime, nous ne savions que le mot d'ordre donné par la cour de Byzance était de répéter partout que Martin avait été canoniquement déposé de l'épiscopat. Dès lors on n'éprouvait pas le moindre scrupule à supposer que son successeur professait ouvertement le monotbélisme. 1 1. Lib. Pontifical., Notit. lxxvii; Patr. lat., tom. GXXVIII, col. 703.
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des catholiques, et ranima la fureur des sectaires. Saint Eugène dut alors déplorer amèrement de n'avoir point eu sous la main des évêques comme saint Éloi et saint Ouen, pour leur confier les intérêts de l'Église. Il rappela les indignes apocrisiaires, et leur infligea les peines canoniques dues à leur apostasie.
18. Cependant l'empereur s'applaudissait du succès de sa
politique. Avoir acheté quelques consciences vénales, avoir étouffé dans les chaînes la voix de quelques martyrs, lui semblait aussi glorieux que s'il eût vaincu l'islamisme. Un grand nombre d'évêques du midi de l'Italie et de la Sicile furent exilés par son ordre : ils moururent de misère et de faim 1. L'illustre abbé Maxime, vieillard presque octogénaire, était plus particulièrement désigné à la vengeance impériale. Son érudition, son éloquence n'avaient d'égales que son zèle pour l'orthodoxie, dont il était le plus courageux défenseur. C'était lui, on se le rappelle, qui dans la fameuse conférence de Carthage2 avait réduit au silence l'apostat Pyrrhus, et en avait arraché une abjuration dont les monothélites gardaient le plus vif ressentiment. Il ne fut point oublié sur les listes de proscription. L'exarque Calliopas reçut ordre de l'arrêter avec son disciple Anastase, qui l'avait accompagné dans toutes ses pérégrinations. On saisit en même temps un ancien apocrisiaire nommé aussi Anastase, jadis légat du pape Théodore Ier en Orient; Tous les trois furent jetés à bord d'un navire qui faisait voile pour Constantinople. A leur arrivée, Maxime et ses compagnons furent tirés presque nus du bateau, traînés dans les rues de la ville et jetés dans des prisons séparées. A quelques jours de là, le saint vieillard fut conduit au palais où le sénat était assemblé. L'infâme Bucoléon, qui avait déjà outragé un saint et un pape dans la personne de Martin Ier, procéda à l'interrogatoire. Es-tu chrétien? demanda-t-il d'un ton plein d'ironie et de colère. — Oui, par la grâce de Jésus-Christ mon Dieu, je suis chrétien, — Non, c'est faux. Si tu étais chré-
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1 S. Maxim-, Vita ac certamen, n° 17 ; Pair, grœc, tom. XC, col. 87. —
2. Cf. drap, précéd., n° 16.
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tien tu ne professerais pas contre l'empereur une haine implacable. — Mais la haine aussi bien que l'amour, répondit le serviteur de Dieu, sont des sentiments intérieurs dont la conscience seule a le secret. Sur quel motif pouvez-vous préjuger que j'aie dans le cœur une telle haine? — Sur l'évidence des faits. Qui donc ignore tout ce que tu as tramé contre l'empereur et contre l'empire ? C'est la trahison qui nous a enlevé l'Egypte et Alexandrie, la Pentapole, Tripoli et l'Afrique. Tu les as livrées aux Sarrasins1.» Pour appuyer cette accusation aussi étrange qu'invraisemblable, le patrice avait suborné un faux témoin qui vint dire: « Il y a vingt ans, Pierre, alors préteur de Numidie, reçut d'Héraclius aïeul de notre illustre empereur l'ordre de conduire son armée en Egypte contre les Sarrasins. Il consulta Maxime sur le sort de l'expédition, et en reçut cette réponse : Ne vous engagez point dans cette guerre. Le Seigneur a abandonné Héraclius et sa dynastie. — Si le témoignage de cet homme est vrai, dit Maxime, qu'on produise les lettres échangées, dit-on, entre le préteur de Numidie et moi. Dans ce cas, je me soumets à toute la vindicte des lois. — Mais, répliqua le témoin, je n'ai aucune espèce de lettres; j'ignore même si le préteur de Numidie vous a jamais écrit ; je me rappelle seulement que ce bruit circulait alors dans l'armée. — Maxime se tournant alors vers les sénateurs ; Vous êtes juges, leur dit-il. Votre conscience décidera s'il est permis d'appeler en témoignage des calomniateurs de ce genre. » Un autre misérable, Sergius Magudas, requis par le sacellaire dit : « Il y a neuf ans, l'abbé Thomas, à son retour de Rome, me fit cette confidence : Le pape Théodore m'envoya au patriarche Grégoire (l'exarque d'Afrique qui s'était déclaré indépendant dans sa province), pour lui dire :
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1 Nous avons raconté précédemment, p. 10-12, comment ces diverses provinces et cités avaient été conquises par les musulmans. Il est assez curieux de voir des catastrophes uniquement dues à l'impéritie et à la faiblesse du gouvernement de Constant II, reprochées comme un crime de lèse-majesté à un vieillard octogénaire, aussi étranger au métier des armes qu'à la politique humaine.
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Soyez sans inquiétude, le serviteur de Dieu, l'abbé Maxime, dans un songe, a entendu les chœurs angéliques prophétiser votre victoire en ces termes : Grégoire Auguste, tu seras triomphant! » — Après cette déposition, le sacellaire, dans un accès de serviisme frénétique, laissa échapper cette invective : «Misérable Maxime, Dieu t'a envoyé ici pour que tu sois brûlé comme un raître ! » — Le saint vieillard répondit : « Je rends grâce à ce Dieu qui, par des supplices immérités, voudra peut-être me faire expier les péchés que j'ai pu commettre dans ma longue vie. Quant à ce prétendu récit d'un songe fabuleux, pourquoi ne pas amener ici l'abbé Thomas qui le tient, dit-on, du bienheureux pape Théodore? S'il réussissait à me prouver que le pape lui a tenu ce ridicule langage, ce serait la faute du pape et non la mienne. S'il réussissait même à prouver que réellement j'ai eu ce songe, je demanderais encore si l'on est libre ou non de rêver, et si le rêve tombe sous le coup de la loi? — Tu oses plaisanter! s'écria Troïlus avec rage. Oublies-tu devant qui tu parles? — Je ne plaisante pas, répliqua Maxime. Je déplore d'avoir assez vécu pour disputer ma tête à des impostures et à des songes. — Ainsi tous les autres, dit Troïlus, sont des menteurs. Toi seul, tu dis la vérité ! —En ce moment le serviteur de Dieu versa des larmes et reprit : Vous avez, puisque Dieu le permet, la puissance de me mettre à mort. Cependant j'atteste que si ces gens-là ont dit la vérité, il faut croire que Satan est Dieu. Par l'avènement du souverain juge au dernier iour, je jure que je n'ai jamais eu le songe que vient de vous raconter le seigneur Sergius, le dévoué serviteur de l'empire. » Un troisième faux témoin, Théodore, gendre du patrice Platon, vint dire : « Durant son séjour à Rome, je parlai un jour à l'abbé Maxime de notre auguste empereur, et il se permit de le tourner en ridicule. — Je ne vous ai parlé à Rome qu'une seule fois, répondit Maxime, et ce fut en présence du très-saint prêtre Théochariste, fils du primicier. Qu'on l'interroge, et s'il confirme votre accusation je m'avouerai coupable 1. »
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1 S. Maxim, acta; Pair, grœc, tom. XC, col. 110-114.
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19. Enfin un quatrième témoin, le patrice Grégoire, fils de Photinus, se présenta, à la requête du sacellaire, et déposa en ces termes : « A Rome, dans sa cellule où je l'étais allé voir, comme je disais à l'abbé Maxime : L'empereur notre maître est à l'a fois monarque et pontife, son disciple Anastase s'écria : Non, non, il n'est pas pontife, il n'en est pas digne ! » Cette naïve déposition, que l'histoire a enregistrée, nous révèle tout le système religieux et politique des empereurs de Byzance. Ne pouvant plus être dieux à la façon des césars païens, ils voulaient du moins joindre le pontificat à leur titre impérial, et dicter des croyances à leurs sujets comme ils dictaient des lois. L'idée n'est pas morte avec leur empire. Nous la retrouverons à d'autres époques, sous d'autres climats, et jusque dans notre siècle, où le scepticisme des hommes d'État ne refuse pas de s'allier avec les plus bizarres superstitions. Saint Maxime prit fort au sérieux les paroles qui nous semblent aujourd'hui si ridicules. «Seigneur Grégoire, dit-il au témoin, ayez la crainte de Dieu en pensée. Dans l'entretien que vous rappelez, le moine Anastase mon disciple n'a pas prononcé un seul mot. — Puis se prosternant jusqu'à terre, Maxime s'adressa aux sénateurs et dit : Permettez à votre serviteur de reproduire très-exactement devant vous la conversation que j'eus à Rome avec le seigneur Grégoire, quand il daigna venir me visiter dans ma cellule. Après m'être prosterné devant lui, selon l'usage, et l'avoir embrassé, quand nous fûmes assis : Seigneur, lui dis-je, quel motif vous amène dans cette ville et me procure le bonheur de vous voir? — Il me répondit: Le très-excellent empereur notre maître, que Dieu conserve, dans sa sollicitude pour la paix des églises, m'a chargé d'une mission près du saint et vénérable pape ; il m'a remis les offrandes qu'il adresse au bienheureux apôtre Pierre. Il veut rétablir la communion entre Rome et Constantinople, il a fait choix de ma médiocrité pour cette négociation. — Gloire à Dieu qui vous a trouvé digne d'un tel ministère ! m'écriai-je. Mais quelles conditions sa sérénité bénie met-elle à l'alliance des deux églises ? — Une seule , dit Grégoire , reconnaître le type. — En ce cas, repris-je, la tentative, je le crois, sera infructueuse. Les Romains
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ne sauraient permettre qu'on supprime d'un même coup et les enseignements dogmatiques des pères et les impures élucubrations de l'hérésie. Ce serait éteindre la vérité sous prétexte d'étouffer le mensonge, faire disparaître la lumière en voulant dissiper les ténèbres. Que devient Jésus-Christ notre Dieu, s'il est interdit de prêcher la parole qu'il nous a enseignée ? — Mais, répliqua-t-il, le type ne détruit pas les saints oracles, il prescrit le silence dans l'intérêt de la pacification générale. — L'Écriture sainte elle-même, répondis-je, nous apprend que le silence en ce cas est une véritable destruction. Vous savez la parole de David : Non sunt loquelœ neque sermones, quorum non audiantur voces eorum1. S'il n'est permis ni de prêcher ni d'entendre la parole de Dieu, il est évident par ce mot de l'Écriture que la parole divine est détruite. — De grâce, me dit-il, n'entrons pas dans cette forêt des Écritures. Je me contente du symbole. — Et comment, lui demandai-je, pouvez-vous concilier le symbole et le type ? — En quoi donc, répliqua-t-il, le type nuirait-il au symbole? — Il le détruit entièrement, dis-je. — Comment cela? demanda-t-il. — Récitez, je vous prie, le symbole, dis-je. — Et il commença ainsi : «Je crois en Dieu, le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles. » — Arrêtez-vous là, repris-je, et apprenez comment on détruit de nos jours la foi de Nicée. Dieu ne saurait être créateur sans avoir une volonté et une opération essentielle à sa nature divine. Dans l'incarnation, Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ne saurait donc être dépouillé de la double volonté et opération essentielles à sa nature divine et à sa nature humaine. Vous dites : Faisons la paix ; ne parlons point de la double opération et volonté naturelles en Jésus-Christ. A ce compte, les Juifs pourraient nous dire : Faisons la paix, vous ne parlerez plus du baptême, nous ne parlerons pas de la circoncision, et nous voilà d'accord. Les ariens tenaient le même langage au grand empereur Constantin, qui eut le malheur de les favoriser trop. Ils disaient : Qu'on ne parle ni de
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1 Psalm. xvin, 3.
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consubstantialité ni de diversité de substance, et toutes les divisions seront finies. Les docteurs et les pères n'en continuèrent pas moins à faire usage du mot consubstantiel, qui exprimait clairement la vérité orthodoxe. Ils affirmèrent le droit et le devoir qu'ont les pontifes de rechercher et de définir les dogmes de l'Église catholique. —Eh quoi ! s'écria Grégoire, tout empereur chrétien n'est-il donc pas pontife ? — Non certes, répondis-je. Un empereur ne monte point à l'autel, il ne consacre ni ne baptise, il ne fait pas l'onction du chrême, il n'impose les mains ni aux évêques ni aux prêtres ni aux diacres. En un mot, il porte la couronne et la pourpre, mais non les insignes du pontife, le surhuméral et l'évangile. — Mais alors, objecta-t-il, que devient le texte de l'Écriture qui dit formellement que Melchisédech fut roi et pontife?» —Cette instance de l'ambassadeur byzantin est curieuse comme échantillon de la théologie officielle des courtisans. Maxime connaissait mieux que nous cette théologie, il savait toute la profondeur du mal; l'ecthèse et le type étaient des actes pontificaux de l'empereur. Le saint abbé prit donc la peine de réfuter en forme une objection qui nous fait aujourd'hui hausser les épaules. «Voici, ajoute-t-il, comment je répondis à Grégoire : Melchisédech, seul, sans précédent et sans successeur, fut la figure du roi unique, notre Dieu, qui devait un jour pour le salut du monde devenir grand pontife. Si vous transportez à n'importe quel autre personnage la royauté et le sacerdoce selon l'ordre de Melchisédech, oserez-vous lui en attribuer aussi les caractères distincts, énumérés par l'Écriture : Sans père ni mère, sans généalogie, sans commencement ni fin 1 ? Voyez les monstrueuses conséquences de votre doctrine. Il se trouvera qu'un autre que Jésus-Christ sera Dieu incarné selon l'ordre de Melchisédech, mais l'ordre d'Aaron manquera à ce pontife inventé pour la perte des âmes. Est-il donc besoin d'une plus longue démonstration? La liturgie sainte distingue clairement ce que vous voudriez confondre. Au mémento des morts, après avoir fait mémoire des pontifes, des prêtres, des diacres et de tout l'ordre sacerdotal, les empereurs sont nommés
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1 Hebr., VII, 3.
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au rang des laïques en ces termes : Et eorum qui in fide dormierunt laïcorum, Constantini, Constantis et reliquorum. Au mémento des vivants la même distinction subsiste : le nom des empereurs n'est prononcé qu'après celui des pontifes, des prêtres et de tout l'ordre sacerdotal. » — Ici le vénérable accusé fut interrompu par les exclamations furieuses des sénateurs, qui voulaient faire preuve de zèle en soutenant la théologie impériale. Entre tous, l'abbé Menas se signalait par l'éclat de sa voix. « En parlant ainsi, dit-il à Maxime, tu as déchiré l'unité de l'Église ! «Le sacellaire, le visage en feu, interpellait les sénateurs : « Vous pouvez, disait-il, écrire ce que vous avez entendu à l'exarque Calliopas. Demandez-lui comment il a laissé vivre un pareil scélérat ! » Cet orage mit fin à l'interrogatoire. Maxime, chargé d'injures, allait sortir emmené par les gardes, lorsque Menas, dont la rage n'était pas satisfaite, s'approcha du confesseur : « La justice de Dieu devait t'atteindre en ce jour, lui dit-il, toi qui n'as cessé de séduire les âmes et de prêcher les erreurs d'Origène ! » Le saint vieillard trouva encore assez de force pour repousser cette nouvelle accusation. Élevant la voix de manière à être entendu de toute la salle, il s'écria : « Ànathème à Origène, à ses doctrines, à tous ses fauteurs ! — Le patriarche Épiphane s'adressant alors à Menas : Seigneur abbé, lui dit-il, votre grief contre Maxime ne tient pas. Si Maxime fut autrefois origéniste, il vient de purger son hérésie en criant anathème à Origène. » — On introduisit alors le moine Anastase, mais personne n'était disposé à continuer une séance déjà si longue. Sous prétexte que l'accusé dont la voix était naturellement très-faible parlait trop bas et qu'on ne pouvait entendre ses réponses, les gardes reçurent l'ordre de le frapper à coups de pieds et de poings. Après quoi, on le reconduisit demi-mort dans son cachot1.
20. Cette laborieuse journée n'était pas finie. Vers le soir, le patrice Troïlus et le majordome du palais Sergius-Eucrates se rendirent à la prison de Maxime. Leurs manières et leur langage avaient une bienveillance affectée; ils firent asseoir le captif, et ayant
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1 S. Maxim, acta ; Pair, grac, tom. XC, col. H4-H9.
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pris place à ses côtés, lui dirent : «Seigneur abbé, racontez-nous quelle fut la teneur de vos conférences avec Pyrrhus en Afrique et à Rome. Par quels arguments décisifs avez-vous pu le convaincre au point de le faire anathématiser sa propre croyance pour embrasser la vôtre ? » Maxime leur donna à ce sujet tous les détails que sa mémoire put lui fournir1, et il ajouta en terminant : «Quant à moi, je n'ai pas la prétention d'avoir une croyance qui me soit personnelle. Ma foi est celle de l'Église catholique, elle ne m'appartient pas en propre. — Vous ne voulez donc pas, lui dirent-ils, communiquer avec le siège patriarcal de Constantinople? — Non, répondit le saint vieillard. — Et pourquoi? demandèrent ses interlocuteurs. — Parce que les neuf chapitres de Cyrus d'Alexandrie, dit-il, l'ecthèse publiée autrefois par Sergius et le type actuel sont subversifs de la foi orthodoxe, de la doctrine des conciles œcuméniques. Les pontifes de Rome et le dernier synode de Latran ont déposé le patriarche de Constantinople ; je ne saurais dès lors communiquer avec lui. — Ainsi, dirent les deux émissaires, vous seul êtes dans la voie du salut, et nous autres, nous serons damnés ? — Les trois enfants dans la fournaise, répondit Maxime, ne damnaient personne, bien qu'ils souffrissent le martyre pour leur fidélité au Seigneur. Daniel dans la fosse aux lions faisait de même. Dieu me préserve, moi aussi, de damner qui que ce soit : mais je suis prêt à mourir plutôt que de trahir ma conscience. — Que ferez-vous donc, interrompirent les agents, lorsque vous verrez les Romains eux-mêmes communiquer avec nous? Hier les apocrisiaires de Rome sont arrivés ici, et demain dimanche ils communiqueront in sacris avec le patriarche. Voilà bien la preuve que vous seul entreteniez les Romains dans leur hostilité contre nous. A peine avez-vous disparu du milieu d'eux, que l'accord est rétabli. —Les légats venus de Rome, répondit Maxime, communiqueront peut-être avec le patriarche, ainsi que vous le dites. Là n'est point la question. Il faut savoir s'ils sont porteurs d'une lettre pour lui. Je ne saurais croire que les Romains consentent
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1 Cf. chap. précédent, n° 16.
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jamais à rétablir la communion avec
votre église, si vous ne reconnaissez explicitement deux volontés et deux opérations
naturelles en Jésus-Christ. — Encore une fois, reprirent les deux patrices, si l'union a lieu sans la clause
dont vous parlez, que ferez-vous? — Je répéterai la parole de l'Apôtre : Anathème même à un ange qui prêcherait un évangile différent de
celui qui nous a été enseigné ! —
Vous attachez donc une bien grande importance à ce qu'on distingue en Jésus-Christ deux volontés et deux
opérations? — Je crois cette distinction absolument
nécessaire, si l'on veut rester dans la foi catholique. Les pères s'accordent à dire que chaque nature se reconnaît à ses opérations substantielles. Or,
comment reconnaître le Christ pour vrai Dieu et vrai homme tout ensemble, si
on le dépouille des deux opérations
humaine et divine? Otez au lion son rugissement et la faculté de le
produire, il n'y a plus de lion ; de même pour toutes les natures possibles,
dépouillez-les de leurs propriétés
constitutives, elles ne subsistent plus. — Ce que vous dites est vrai, nous le reconnaissons. Mais pourquoi
contraster l'empereur? C'est
uniquement en vue de la paix qu'il a promulgué le type. Son intention n'était nullement d'altérer en quoi que ce fût la doctrine théologique de l'Incarnation. » —Après cet aveu
des interlocuteurs, la discussion
cessa, et le saint vieillard, se livrant à de pieuses effusions, parla
avec tant d'élévation et de charme, que Troïlus et le majordome ne purent dissimuler leur
respectueuse sympathie. Enfin Sergius
dit à Maxime : « Je vous retrouve aussi éloquent que dans votre cellule de
Chrysopolis, à l'époque où j'avais souvent le bonheur de vous entendre. Dieu
vous protégera, calmez vos inquiétudes. Un seul point nous désole tous, c'est
que vous détournez un grand nombre de personnes de la communion avec
notre église. — Le serviteur de Dieu répliqua : Peut-on citer un seul homme à qui j'aie dit : Ne communiquez pas avec l'église
byzantine? — Le seul fait de vous en abstenir vous-même, reprit Sergius, est
plus éclatant que ne serait un coup de tonnerre. » Comme on disait ensuite que l'Occident tout entier anathématisait
le type, Troïlus demanda au saint : « Trouvez-vous donc juste qu'on
déshonore ainsi le nom du très-pieux
empereur ? — Maxime répondit : Que
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Dieu pardonne à ceux qui ont conseillé au prince de publier le type, et à ceux qui ont enregistré cet édit ! — Qui sont ceux-là? demanda Sergius. — Les ecclésiastiques ont conseillé, reprit le saint vieillard, et les sénateurs ont enregistré. C'est de la sorte qu'une hérésie, dont l'empereur n'est personnellement pas coupable, rejaillit sur son nom. Ayez le courage de lui donner un bon conseil. Qu'il prenne exemple sur son aïeul Héraclius de pieuse mémoire. En apprenant que l'ecthèse le faisait passer en Occident pour un hérétique, ce grand prince dégagea sa responsabilité et écrivit au bienheureux pape Jean en ces termes : « L'ecthèse n'est point mon œuvre; je ne l'ai point dictée, je n'ai chargé personne de la rédiger pour moi. Le patriarche Sergius l'avait composée cinq ans avant mon retour de l'expédition contre les Perses. Quand je fus rentré à Constantinople, il me pria de la souscrire et de la publier en mon nom. J'accueillis sa supplique. Maintenant que l'ecthèse est devenue pour plusieurs un sujet de scandale, je fais savoir à tous qu'elle n'est pas mon œuvre personnelle.» Depuis cette déclaration, l'ecthèse porte le nom de Sergius. Que le pieux empereur fasse de même, et sa mémoire demeurera sans souillure. — Les deux interlocuteurs secouèrent la tête en silence; puis après quelques instants de réflexion : Tout cela, dirent-ils, présente bien des difficultés et des complications. » Après quoi ils saluèrent le saint vieillard et sortirent1.