Mort de Sainte Radegonde

Darras tome 15 p. 157

 

V. Mort de sainte Radegonde.

 

   29. Pendant que la Jézabel mérovingienne épouvantait la Gaule par tant de forfaits, la bienheureuse Radegonde achevait dans son monastère de Sainte-Croix, à Poitiers, une vie de mortifications vraiment extraordinaires. On eût dit l'ange de la pénitence, expiant dans la solitude les crimes de toute une dynastie. Elle avait, ainsi que nous l'avons vu précédemment2, établi dans sa communauté la règle de saint Césaire, dont elle était allée chercher un exemplaire à Arles, au monastère longtemps dirigé par sainte Césarie, sœur de l'illustre évêque 3. La pieuse reine renchérissait encore

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1 Greg. Tur., Hist. Franc, lib. VIII, cap. XXXI; tom. cit., col. 469 et seq.— 2. Cf. chap. 1 de ce volume, n° 16.

3. Ce fut eu 570 que sainte Radegonde fit le voyage d'Arles. Le monastère de Sainte-Césarie était à cette époque dirigé par la pieuse abbesse Litiola,

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sur les austérités déjà très-accentuées de la règle. Chaque carême elle s'enfermait dans une étroite clôture, ne communiquant avec personne et ne prenant qu'une fois la semaine, le dimanche, un peu de pain. Sa nourriture, les autres jours, se composait de légumes, de racines, ou de mauves, cuits à l'eau et sans sel. Les macérations qu'elle s'imposait, écrit Fortunat, me font frissonner moi-même au moment où je les raconte. Durant tout un carême, elle porta aux bras et au cou des bracelets et un collier de fer, et sur les reins une ceinture de même métal. La ceinture était tellement serrée qu'elle pénétra dans les chairs vives, et il fallut de profondes incisions pour la retirer. La soif du martyre, qu'elle avait ressentie dès sa plus tendre enfance, croissait dans son âme avec les années. Et cependant son visage ne trahissait rien des tortures qu'elle s'infligeait. « Au milieu de sa famille monastique sur laquelle se concentrait toute l'ardeur de sa tendresse, elle était la plus indulgente des mères. Ingénieuse à maintenir les esprits dans une joie sainte, elle permettait parfois à ses compagnes quelques relations avec de pieuses âmes du dehors, des repas en commun, et jusqu'à des divertissements dramatiques, dont l'usage s'introduisait dès lors, et s'est longtemps maintenu dans le communautés lettrées du moyen âge. Mais elle se refusait à elle-même toute récréation  et tout adoucissement à la règle.  Elle  alla jusqu'à faire rougir au feu une croix de métal qu'elle imprima sur sa chair encore trop délicate à son gré, comme le stigmate de son amour pour le Sauveur crucifié. Quand elle voyait réunie autour d'elle le jeune et nombreux essaim de ses religieuses, elle leur disait sans cesse : « Je vous aime tant, que je ne me souviens plus d'avoir eu d'autre famille, ni d'avoir épousé un roi. Je n'aime plus que vous, jeunes filles que j'ai choisies; vous, jeunes fleurs que j'ai plantées; vous, mes yeux; vous, ma vie; vous, mon repos et tout mon bonheur. » Et cependant toute dominée qu'elle fût par ces affections du cloître et la pensée du ciel, elle n'en conservait pas

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qui remit à sainte Radegonde un exemplaire authentique de la règle de saint Césaire. (Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 113.) Le texte de la règle de saint Césaire, ad Virgines, a été reproduit Patr. lai,, tom. LXV11, col. 1107.

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moins la plus vive sollicitude pour les intérêts de la maison royale et du pays où son mariage l'avait fixée. Au plus fort des luttes entre ses deux belles-filles, l'atroce Frédégonde et Brunehaut, elle intervenait sans cesse pour prêcher la paix et la réconciliation : elle embrassait tous les princes mérovingiens dans son amour. Elle leur écrivait à tous l'un après l'autre, puis aux principaux seigneurs, pour les conjurer de veiller aux véritables intérêts du peuple et du pays. « La paix entre les rois est ma victoire, » disait-elle, et pour l'obtenir du roi céleste, elle faisait prier avec ardeur toute sa communauté, en redoublant pour son propre compte de jeûnes, de pénitences et de charités1. »

 

   30. « L'année qui précéda sa mort, dit sa pieuse compagne Baudonivia, comme elle était en prière dans sa cellule, elle eut une extase, et fut transportée en esprit dans le séjour qui lui était préparé pour la gloire. Un jeune homme resplendissant de beauté lui apparut, l'appelant des noms les plus tendres, et la sainte repoussait par modestie ses éloges. La divine apparition lui parla alors en ces termes : Pourquoi, dans l'ardeur de vos vœux, me suppliez-vous avec tant d'impatience et de larmes? Je suis toujours à vos côtés ; vous êtes la perle précieuse, le diamant de ma couronne. — Ainsi, ajoute l'historiographe, Jésus-Christ se communiquait à elle. La pieuse reine révéla ce secret à deux d'entre nous, et nous comprîmes que l'heure de sa délivrance était proche 2. » Radegonde s'y prépara avec un redoublement de ferveur. Dans un testament qu'elle rédigea de sa main, elle plaça son monastère sous la protection de saint Martin de Tours et de saint Hilaire de Poitiers, conjurant les évêques et les rois de punir comme spoliateurs et persécuteurs des pauvres ceux qui tenteraient de troubler la communauté, d'en changer la règle, ou de déposséder l'abbesse. Ce testament était adressé « aux saints évêques et seigneurs, ses pères en Jésus-Christ, par Radegonde pécheresse. » — «Intervenez, disait humblement la pieuse reine, pour que je puisse obtenir dans

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1. M. de Montalembert, Les Moines d'Occident, tom. II, pag. 35C-353 pass. 2.  Baudoniv., Vit. S. Radeg., cap. xxv; Patrol. lat., tom. LXX1I, col. 676.

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la basilique que nous faisons construire, un petit coin où l'on dépose mon corps1 . » La testatrice envoya une copie de cet acte à la reine Brunehaut. « Enfin, dit Baudonivia, le jour de sa glorieuse mort arriva, et je ne puis y penser sans fondre en larmes. Jusqu'au dernier moment, elle voulut réciter le cursus (office) quotidien. Étendue sur son lit d'agonie, le corps exténué par les macérations, elle semblait achever un long martyre, le martyre de l'amour de Dieu. Toutes, prosternées autour d'elle, nous laissions un libre cours à nos larmes. Frappant notre poitrine, nous disions : Seigneur, éloignez de nous ce désastre! Ne nous enlevez pas la lumière de nos yeux. — Or, la pieuse mourante avait toujours consacré chaque mercredi à honorer le mystère de l'Incarnation du Sauveur. Toutes les fois qu'elle avait voulu entreprendre et commencer quelque affaire importante, elle choisissait de préférence ce jour. Ce fut aussi un mercredi qu'elle obtint de retourner au Seigneur. Le 17 du mois d'août (587), à la première lueur de l'aube, ses yeux se fermèrent, et les nôtres s'obscurcirent pour toujours. Hélas ! nous n'avions pas mérité de la posséder plus longtemps. Notre reine et notre mère n'est plus au milieu de nous ! Mais nous l'avons envoyée au royaume des cieux, où elle est devenue notre médiatrice. Si nous pleurons ici-bas dans une douleur inexprimable, les chœurs des anges ont entonné les hymnes d'allégresse 2. »

 

   31. L'évêque Maroveus se trouvait alors absent de Poitiers. «Un messager vint en hâte, dit Grégoire de Tours, m'annoncer la mort de Radegonde et m'inviter à présider les funérailles. En arrivant au monastère, je trouvai la bienheureuse étendue dans le cercueil; son visage était encore à découvert, il avait un éclat qui effaçait celui des lis et des roses. Toutes les religieuses, au nombre d'environ deux cents, l'entouraient. C'était Radegonde qui les avait, l'une après l'autre, arrachées aux séductions du siècle, pour les consacrer à Jésus-Christ. Il y avait là des princesses du sang royal, des

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1. Testament. S. Radeg.; Patr. lat., tom. LXXI, col. 522.

2. Baudoniv., loc. cit., cap. xxvi.

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filles de sénateurs, de grands officiers, de patriciens. 0 mère ! s'écriaient-elles, pourquoi nous laisser orphelines? Nous avions quitté pour vous nos parents, nos biens, notre patrie. Avec vous, le monastère nous paraissait plus vaste que l'étendue des campagnes, plus animé que les cités, plus resplendissant que les palais. Votre présence, vos paroles, étaient pour nous comme la lumière du soleil. Mais voilà que tout devient ténèbres sans vous. Vous êtes au ciel, mère bien-aimée, nous le savons et cela ne nous console pas, car nous ne vous voyons plus! — En les entendant, je ne pus maîtriser mon émotion et je laissai couler mes larmes. Puis je dis à l'abbesse : il nous faut songer à de pénibles devoirs. Mon frère Maroveus est absent pour sa visite diocésaine. Nous ne pouvons exposer ce corps vénérable aux risques d'un plus long retard. Faites donc préparer le lieu de la sépulture. — L'abbesse me répondit : C'est là précisément la difficulté. Le lieu choisi par Radegonde pour sa sépulture n'a point encore reçu la bénédiction épiscopale, et l'on ne peut y procéder sans l'autorisation de Maroveus. — Les citoyens et les personnages distingués de la ville, qui se trouvaient réunis pour les obsèques, me supplièrent alors de passer outre et de bénir moi-même l'emplacement funèbre. Maroveus, bien loin de s'en trouver offensé, disaient-ils, vous remerciera lui-même de cet acte de charité fraternelle. — Cédant à leurs instances, je consacrai l'autel du caveau sépulcral. Le corps de Radegonde y fut déposé. L'abbesse l'avait fait renfermer dans une grande caisse de bois, remplie d'aromates et d'herbes odoriférantes. On put donc attendre le retour de l'évêque Maroveus pour fermer le caveau en sa présence, quand il y aurait lui-même célébré la messe. Après la cérémonie, nous revînmes au monastère ; l'abbesse et les religieuses nous firent parcourir tous les lieux sanctifiés par la présence de Radegonde. Voici, disaient- elles, sa cellule chérie; mais notre mère n'y est plus. Voici la place où elle s'agenouillait, invoquant avec larmes la miséricorde divine; mais nous ne l'y verrons plus. Voici le livre où elle lisait à haute voix; mais les sons de cette voix, pleine de grâce et de sagesse, n'arriveront plus à nos oreilles. Voici la quenouille et les

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fuseaux avec lesquels elle travaillait durant ses longues veilles; mais nous ne verrons plus ses doigts sanctifiés. — En parlant ainsi, les larmes ruisselaient sur leurs joues, et moi-même je n'aurais cessé de pleurer, si je n'avais eu la confiance qu'enlevée à son monastère seulement de corps, Radegonde le protégeait toujours du haut du ciel par son intercession1. »

 

   32. Tels étaient les contrastes de sainteté et de violences, de foi et de crimes, dont la Gaule mérovingienne offrait alors le spectacle. Une Radegonde à Poitiers, une Frédégonde à Rouen. Ici une reine faisant égorger un évêque au pied des autels, là une reine emportant dans sa tombe les regrets de tout un peuple. On conçoit que dans une pareille situation, Grégoire de Tours, comme Aunarius d'Auxerre, ait tourné ses regards vers Rome pour y faire consacrer le bien et y puiser des ressources contre le mal. En attendant qu'il pût en personne effectuer son pèlerinage ad limina, il fit partir un archidiacre pour la ville éternelle. L'envoyé devait entretenir le pape Pelage II de la fin tragique de saint Prétextât. Mais il n'arriva à Rome que pour y voir mourir le saint pape. « Des pluies torrentielles qui durèrent une année, dit Grégoire de Tours, produisirent une effroyable inondation. Le Tibre débordé couvrit de ses eaux la ville entière, renversant les églises, les maisons particulières et jusqu'aux antiques monuments, de construction si solide, élevés par les païens. Pour comble de malheur, les greniers de l'Église furent emportés avec des milliers de boisseaux de grain. Jamais pareil désastre ne s'était vu 2. Sur cet océan où les eaux de la mer se mêlaient à celles du fleuve, des

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1. Greg. Tur.j De glor. confess., cap. evi; Pair, lut., tom. LXXI, col. 905. —

2. Horace avait pourtant déjà décrit une inondation de ce genre :

Tiberim, retortis

Littore Etrusco violenter undis,

Ire dejecium monumenta régis,

Templaque Veslœ.

(Lib. I, Od. n.)

On se rappelle aussi les paroles de Tertullien dans son Apologétique: Si Tiberis ascendit ad mania... statim Christianos ad leonem. (Tertull., Apolog., cap. XL; Pair, lai., lom. 1, col. 479.)

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détritus d'animaux flottant au hasard amenèrent bientôt la peste, cette terrible peste inguinaria, qui depuis un demi siècle, avec des intermittences, sévissait par toute l'Europe. Elle se déclara dans Rome avec une violence inouïe. Sa première victime fut le pape Pelage II : il expira en quelques heures. Le mot d'Ézéchiel se réalisait en sa personne : A sanctuario meo incipiam 1. Le lendemain, le peuple de la ville, frappé eu masse, était décimé par le fléau 2. »

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1. Ezech., ix, G.

2. Greg. Tur., Ilist. Franc, lib. X, cap. i; tom. cit., col. 527.

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