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19. Ce ton est réellement celui d'un maître. Quand un roi proclame de tels principes et le fait avec une telle majesté, l'ordre social ne tarde point à reparaître là où il était perdu, à se consolider là où il était encore chancelant. Le prince qui parlait ainsi offrait d'ailleurs une réunion de qualités morales et d'avantages physiques qui se rencontrent bien rarement dans un souverain. « Il était grand et robuste, dit Éginhard, sa taille était prééminente, sans rien de disgracieux cependant, parce qu'elle était proportionnée au reste du corps; il est certain qu'elle n'avait pas plus de sept fois la longueur de ses pieds 2. Il avait le front vaste et ar-
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1 Caroli Magu., Capilular., ann. 769; Pair, lat,, tom. XCVII, col. 121-126. On ne sait, au juste en quel lieu fut rédigé ce capitulaire. Mais ce dut être soit à Duren où Charlemagne célébra en 769 la fête de Nël, soit à Liège où il passa les fêtes de Pâques. (Cf. Egiuhard, Annal.; Patr. lat., toui. CIV. i:ol. 389.)
2. On sait que la mesure longtemps nationale dite « pied-de-roi » fut établie
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rondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu plus long que la moyenne, la physionomie riante et agréable ; aussi régnait-il dans toute sa personne, soit qu'il fût debout, soit qu'il fût assis, un air de grandeur et d'incomparable dignité. Dans sa vieillesse, ses cheveux blancs ajoutèrent encore un nouveau prestige à sa royale figure, mais l'embonpoint se prononça et la tête parut un peu enfoncée dans les épaules. Il était si bien proportionné que ces défauts venus avec l'âge s'apercevaient à peine. Sa démarche était ferme et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle, sa voix était sonore mais peut-être un peu grêle pour une si haute taille. Sa santé se maintint sans altération aucune, sauf durant les quatre dernières années de sa vie (811-814), où il fut sujet à des douleurs intermittentes et à la goutte qui le fit boiter légèrement d'un pied. Il se soigna quelque peu, mais à sa guise, sans nul égard pour les prescriptions des médecins qui voulaient lui interdire les viandes rôties auxquelles il était accoutumé, et les remplacer par des viandes bouillies. L'équitation et la chasse étaient ses exercices quotidiens; il y excellait, au milieu d'un peuple qui les pratique toutes deux en perfection. Il aimait les bains d'eaux thermales, et la natation où nul ne pouvait le surpasser. Ce goût fit la fortune d'Aix-la-Chapelle; il y bâtit un splendide palais qu'il habita presque constamment dans les dernières années de sa vie 1. » Le vêtement ordinaire de Charlemagnc était celui des anciens francs. De ses épaules à ses pieds descendait un pallium qui, découpé sur les côtés, laissait à nu les jambes ornées de chaussettes de lin que retenaient des bandelettes enlacées en croix. Le manteau couvrait une tunique bordée de franges de soie, des hauts-de-chausses de lin, et une chemise de même étoffe. A la ceinture brillait un baudrier d'or ou d'argent, auquel était suspendue dans un fourreau d'or l'épée célèbre que les chansons de geste appellent «Joyeuse. » Des brodequins dorés complétaient ce costume, auquel Charle-
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sur la longueur exacte du pied de Charlemagne. Ce héros semble avoir tenu ce long pied de la reine sa mère, désignée par toutes les chansons de geste sous le nom de «Berthe aux grands pieds.»
1 Eginliard, B. Carol. Magn. vila, cap. xxir; Patr.lat., tom. XCVII.eol. 47.
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magne ajoutait pendant l'hiver un justaucorps en peau de martre ou de loutre, dépouilles ravies aux hôtes sauvages des forêts de la vieille France. C'était, quant à la forme, sinon quant à la matière, l'habit des gens du peuple 1. « Il n'aimait pas, reprend Éginhard, les costumes des autres nations, quelque somptueux qu'ils puisent être, et ne voulut jamais en porter aucun, si ce n'est une première fois à Rome, à la demande du pape Adrien, et une seconde fois lors du couronnement impérial par Léon III, quand il se laissa revêtir de la longue tunique, de la chlamyde et de la chaussure romaine. » Simple dans sa nourriture, sobre surtout, car il avait en horreur l'ivrognerie vice national des Germains, comme la gloutonnerie était le vice national des Gaulois 2, il déployait cependant un cérémonial imposant dans l'ordonnance de ses repas. « Les rois le servaient à table, » dit le moine de Saint-Gall, ils versaient le vin dans sa coupe ciselée, lui présentaient la broche où fumaient le daim et le sanglier. La bénédiction était prononcée par Pulrad et plus tard par Angelramn de Metz et par Hildebold de Cologne, qui remplirent successivement la charge de chapelain du palais. Un clerc lisait soit les histoires des anciens rois, soit les ouvrages des pères 3. Entre ceux-ci, Charlemagne préférait saint Augustin et saint Jérôme, dont l'éloquence et le génie ravissaient son âme. La Cité de Dieu du grand évêque d'Hippone était son livre de prédilection. «Ah! disait-il un jour, si j'avais seulement autour de moi douze clercs instruits dans toutes les sciences comme le furent Jérôme et Augustin ! » Alcuin qui entendit cette exclamation ne put se défendre de lui répondre : « Le créateur du ciel et de la terre n'a pas fait d'autres hommes semblables à ceux-là; et vous voudriez en avoir une douzaine4! » Les
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1 Egrinhard, cap. xxm. Cf. M. Hauréau, Charlemagne et sa cour, p.i£. 8.
2. Ou connaît le proverbe déjà en usage au temps de Sulpiue Sévère : K lacHir* in Grœcis gn/a est, in GnHis natura; « La voracité est gourmandise chez les Gracs, nature chez les Gaulois. » (Sulpit. Sever., Dialog.,l. cap. vin ; Pu!', lut., tom. XX, col. 189.)
3 Eginhard, :ap. xxiv.
4 MoKîicli. Sau-Gal., De
giît. B. Carol. IZocn., lit). I, cap. IX ; Pair, '.a'.,
tom.
XGVII1, o0|. 1375,
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princes et princesses de sa famille étaient seuls, avec les évêques, admis à la table de Charlemagne. Les rois qui l'avaient servi mangeaient ensuite, servis eux-mêmes par les leudes; ceux-ci avec les comtes et les préfets des marches étaient servis ensuite par les officiers militaires et civils du palais, lesquels à leur tour prenaient place à des tables servies par la domesticité subalterne. Durant le carême où l'on ne faisait qu'un seul repas, Charlemagne avançait l'heure du sien pour ne pas prolonger outre mesure le jeûne de tous les autres. Un évêque, ignorant cet usage, parut scandalisé de voir le roi se mettre à table avant l'heure de vêpres un jour de carême, et il en fit l'observation. Charlemagne trouva l'admonition fort déplacée, mais n'en fit rien paraître; il se contenta de répondre : «Vous faites votre devoir en nous avertissant, bon et sage évêque. Je vous ordonne à vous-même de ne manger qu'après tous les officiers de ma cour. » Or, ce n'était guère avant le milieu de la nuit que se terminaient les divers repas étagés à tour de rôle, en sorte qu'après avoir fait subir à l'évêque quelques jours de cette pénitence : « Vous comprenez maintenant, lui dit-il, que ce n'est pas l'intempérance mais une prévoyance charitable qui me fait avancer en carême l'heure de mon repas 1. » — Un autre évêque, admis à la table du héros, fut invité par lui à bénir les pains et à les distribuer suivant l'usage. L'évêque le fit, et se servit le premier. «Gardez tout, » dit sévèrement Charlemagne; et il fit apporter une autre corbeille sur laquelle le chapelain du palais prononça à l'ordinaire la formule de bénédiction 2.
20. « Le roi des rois, le Dieu qui dispose et ordonne à son gré la succession des époques et des empires, dit le moine de Saint-Gall, après avoir abattu l'idole de fer de l'empire romain, se préparait à le relever en une statue d'or dans la personne de Charlemagne, roi des Francs. Il donna à ce prince une sagesse incomparable, un amour de la science qui fut la passion de toute sa vie 3. » Le vrai Charlemagne, en effet, celui de l'histoire sérieuse, ne ressemble guère au portrait de fantaisie qui nous le représente
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1 iMonasl). Sau-Gal., De gest. Ji. Cnrol. Mo/jn., \\h. 1, cap. XII.
2. Idem, iàid., lib. I, cap. xm. — 3 idem, ibid., cap. i.
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ne sachant pas écrire et incapable de signer son nom. « Il surpassa, dit Hincmar, tous les rois ses prédécesseurs dans la connaissance des saintes Écritures, dans la science des lois ecclésiastiques et civiles. Il portait sans cesse sur lui durant le jour et plaçait la nuit à son chevet des tablettes et des plumes pour noter, à mesure qu'elles se présentaient à son esprit, les pensées qu'il croyait utiles à l'Église, à la police de l'État, au gouvernement de l'empire 1. » Eginhard confirme le fait, mais il ajoute que, non content de cette écriture cursive à son usage et au nôtre, Charlemagne aurait voulu acquérir l'art de tracer sur parchemin ces miniatures enluminées qui ornaient les beaux manuscrits à son époque, et font encore l'admiration de la nôtre. « Il s'y essayait, dit Eginhard, dans ses moments de loisir et la nuit même, mais il y réussit médiocrement parce qu'il avait commencé trop tard 2. » Ce texte mal interprété nous a valu l'absurde légende d'un Charlemagne ne sachant pas signer son nom 3. Il fallait vraiment toute la ténacité du parti pris pour qu'une pareille fable trouvât tant de crédit, quand le moine Dungal et les actes de saint Adalard attestent que dans son enfance Charlemagne avait étudié les écrits de Martianus-Capella, de Cassiodore; qu'il avait suivi les cours de grammaire, de dialectique, d'astronomie, de médecine, à l'école du palais dont il était l'un des élèves les plus distingués pour les
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1 Carolus magnus imperator qui regrtum Francorum nobiliter ampli'ivil et per annos quadraginta sex féliciter rexil, et sapieniia tant in sanctis Scripturis quam et in legibus ecelesiasticis et humanis reges Francorum prœcessit, ad capi-tium lecii sui tabulas cum graphio habebai et quœ sive in die sive in nocte de utilitate sanctœ Ecclesiœ, et de profectu ac soliditate r'egni meditabaiur in eisdem tabulis adaotabat, et cum consiliariis quos secum habebat inde tractabat. (Hincmar, Capitul. synodal, apud Sanctam-Macram {hodie Fismes) promulgata, titul. VIII ; Patr. lai., lom. CXXV, col. 1085.)
2. Eginhard., Carol. Alagn. vita, cap. xxv.
3 « Charlemagne écrivait bien ou mal, dit M. Hauréau. Ceux qui ne parcourent l'histoire que pour y rechercher des bizarreries renonceront avec peine, nous le savons, à l'idée qu'ils s'étaient faite de ce grand prince travaillant à rétablir les études daus toute l'étendue de son empire, devenant soit en latin, soit en grec, un des meilleurs élèves de l'école du palais, et toutefois ne sachant pas écrire. Aucun texte ce dit cela. » (Charlemagne et sa cour; pag. 25.
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progrès et l'intelligence; quand enfin Charlemagne lui-même, dans un de ses diplômes, s'exprimait ainsi : « Je ne puis mieux encourager la renaissance des sciences et des lettres dans mes états qu'en citant mon propre exemple, et le zèle que j'ai mis à étudier les arts libéraux 1. » Doué d'une éloquence abondante et facile, dit Éginhard, Charles exprimait avec la plus grande clarté tout ce qu'il voulait dire. Non content de l'idiome de ses aïeux, qu'il possédait en perfection et pour lequel il commença même une grammaire, inchoavit et grammaticam patrii sermonis, il parlait le latin comme sa propre langue ; quant au grec, il le comprenait très-bien mais le prononçait mal. Il fit recueillir les anciens poèmes nationaux, barbara et antiquissima carmina, dans lesquels étaient célébrées les grandes actions, les prodigieuses aventures des vieux héros germains. L'unique fragment du texte primitif des Nibelungen et de l’Edda que nous possédions encore provient d'une feuille détachée de la collection carlovingienne, dont l'ensemble ne nous a malheureusement point été conservé2. Charlemagne étendit ses connaissances linguistiques à l'étude de l'hébreu et du syriaque; il travailla même à la révision du texte entier de la Bible. En tête de l'exemplaire corrigé de sa main, il écrivit les quatre hexamètres suivants :
Codicis kuj'us ovans volui confringere penna Spinas, quas animo scriptor congessit inerti. Quique legis, precibus pro me pulsare Tonantem Digneris, valeam si3 Christi viverelregno 4.
Nous ne citons pas ce quatrain comme un modèle de poésie; mais il s'en est fait par milliers de plus mauvais. Ceux-ci nous plaisent sous la plume de Charlemagne, sabrant les fagots « d'épines »
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1 Quia cura nobis est ut nostrarum ecclesiarum ad meliora semper
proficfal
status, oblitteratam pa>ne mojorum nosirorum desidio satagimus o/ficinam, et
ad pcrnoscemla arlium liberalium studia nos/ro etium invitamus exempta.
2 Ampère, Histoire littéraire de la France avant le XIIe
siècle,
tom.
I, pag. 147.
3.Si pro ul.
4. Carol. Magn., Carmina; Pair. lai., tom. XCVII1, col. 1353.
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d'un manuscrit incorrect, de la même main qui savait prendre l'épée pour faire triompher le règne du Christ.
21. Ainsi ce roi qui, selon Fleury, ne savait pas écrire, corrigeait des manuscrits la plume à la main. Voici la préface qu'il plaçait à la première page de l'homiliaire publié par Paul Winfrid, plus connu sous le nom de Paul Diacre, cet historien dont le nom s'est rencontré si souvent jusqu'ici dans notre ouvrage, le Salluste lombard, que Charlemagne fit sortir du Mont-Cassin pour fonder des écoles en France, et auquel il permit ensuite de retourner dans sa solitude. « Charles par la grâce de Dieu, roi des Francs et des Langobards, patrice des Romains, à tous les religieux lecteurs soumis à notre domination. — La clémence divine nous protège si manifestement soit dans les périls des combats, soit dans les prospérités de la paix, qu'il nous serait impossible de lui en témoigner notre reconnaissance, si le Dieu de toute miséricorde, qui connaît la faiblesse humaine, ne daignait se contenter des moindres efforts et agréer l'intention à l'égal de l'œuvre. Nous avons surtout à cœur d'assurer de plus en plus le progrès de la science ecclésiastique, de réparer sur ce point l'incurie de nos prédécesseurs, et nous ne saurions mieux prouver notre amour pour les arts libéraux qu'en donnant nous-même l'exemple et en les étudiant sans cesse. La négligence des copistes avait introduit une foule d'incorrections dans les livres de l'ancien et du nouveau Testament; nous avons, avec l'aide de Dieu, rétabli dans son intégrité, phrase par phrase, examussim, le texte véritable. Notre père, le roi Pépin de vénérable mémoire, a établi dans toutes les églises des Gaules le chant romain, nous nous sommes préoccupé à notre tour d'y joindre un ordre complet pour les leçons de l'office nocturne. Jusqu'ici le recueil dont on se servait fourmillait de fautes : les textes ne portaient pas de nom d'auteur, ou celui qu'ils indiquaient n'était pas le véritable. Nous ne pouvions souffrir que de nos jours la majesté des offices divins fût plus longtemps compromise par des solécismes ou des termes barbares. Nous avons donc fait rédiger le lectionnaire dans un meilleur ordre, et avec une correction irréprochable. Ce travail fut
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confié par nous à la science et à l'érudition de Paul Diacre, notre familier et cher client. Il a recueilli dans les œuvres des pères catholiques, comme dans une vaste prairie, les plus belles fleurs spirituelles pour les réunir en une guirlande embaumée. Dévotement empressé à remplir le vœu de notre celsitude, il a relu les traités et les homélies des docteurs; il a pris dans chacun les morceaux les plus achevés, et en a composé un recueil qui suit l'ordre liturgique de toute l'année, le propre du temps, les fêtes de Notre-Seigneur et celles des saints. Nous les avons lus attentivement, et après nous être assuré nous-même de leur correction, nous offrons ces deux volumes revêtus de notre approbation à toutes les églises du Christ 1. » C'est ainsi que Charlemagne écrivait la préface de l'ho-miliaire de Paul Diacre, l'un des recueils les plus complets et les mieux ordonnés de ce genre. De son côté, le savant bénédictin du VIIIe siècle, en offrant cet ouvrage au grand roi, le faisait précéder de cet hommage poétique : « Puisses-tu de longues années jouir heureusement de ces présents du Christ, grand roi Charles, lumière et splendeur des Francs, prince en qui revit l'éclat de la toge, arbitre du monde, gloire de la nation des Dardanides 2. »
22. Charlemagne était théologien. Ceci fera peut-être sourire les libres penseurs et les hommes d'état de nos jours, trop oublieux d’un conseil que leur donnait, au commencement de ce siècle, un personnage fameux : « Étudiez la théologie ; sans elle point de vrais diplomates, point de politiques supérieurs 3. » Charlemagne dans ses études théologiques ne cherchait pas ce coté secondaire, il
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1 Paul. Diac, Prolog, in
Homiliarium; Pair, lut., torn. XCVI, col. 1160.
2. Utere felix Caro'e princeps,
Munere Christs Atque togate
Pluribu* annis, Arbiter orbis,
Luxque decusqu. Dardanidœqne
Magne tuorum, Gloria genlis.
{Pair, lut., tom. XCYI, col. 1160).
Les deux derniers vers sont l'écho de la tradition antique qui faisait remonter l'origine des Francs à une colonie de Troyens échappés à la ruine d’llion.
3. Ce mot est du trop célèbre prince de Talleyraud.
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aimait la théologie, la science de Dieu, parce qu'il aimait Dieu sincèrement et voulait établir sur la terre le règne de Dieu. Sa fidélité à suivre ce programme est tout le secret de son incomparable grandeur. Nous avons déjà parlé des Libri Carolini, qui furent sinon écrits tout entiers par lui, du moins composés par son ordre, collationnés avec son concours, sous sa dictée, au point qu'il voulut en être nommé l'auteur et les publia sous sa responsabilité. Ils constituent une réfutation aussi solide que complète de l'erreur iconoclaste. Mais, ce qui vaut mieux encore, le théologien couronné soumettait humblement son œuvre au jugement du saint-siége. Le pape Adrien lui répondait en ces termes: « Votre familier fidèle, le prêtre Angilbert, ministre de votre chapelle royale, cet ami de votre excellence, élevé à vos côtés dans l'école du palais et maintenant admis à tous vos conseils, a été reçu par nous avec grande joie. En l'entretenant, il nous semblait vous parler à vous-même. Il nous a remis le capitulaire sur le culte des saintes images, que vous soumettez à l'approbation du siège apostolique. Si différent de vos autres édits par son importance et son objet, ce capitulaire accuse votre travail personnel et votre profonde science du dogme catholique. Il résume en effet toute la doctrine des pères, la tradition orthodoxe et la foi immacnlée de l'église romaine 1. » En élucidant la grande controverse qui divisait alors l'Orient et l'Occident, Charlemagne se préoccupait évidemment du retour de l'église grecque à l'unité catholique. C'est dans la même pensée qn'il faisait rechercher dans les ouvrages des pères tous les textes établissant que le Saint-Esprit procède également du Père et du Fils. On sait que, dès cette époque, ce dogme était une pierre d'achoppement pour l'église grecque. Il chargea de ce travail le célèbre Théodulfe, autre bénédictin d'Italie attiré par ses bienfaits dans les Gaules, auquel il confia d'abord la direction de l'école monastique de Saint-Benoît-Sur-Loire, et qu'il éleva ensuite au siège épiscopal d'Orléans. Après avoir composé son recueil avec autant d'érudi-
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1 Pair, lai., tom. XCV111, col. 997.
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tion que de rigueur tûéoiogique, Théodulfe redevenait poète pour l'adresser a Charleniagne avec ces charmants distiques : «Va, mon petit livre, vole aux pieds du grand roi Charles et dis-lui : Pieux empereur, salut. — Prosterné devant son trône, baise les pieds du héros, puis lève-toi jusqu'à la hauteur de ses genoux. S'il daigne fixer sur toi l'éclair de ses yeux, s'il te prend dans sa main clémente, et qu'il te dise : D'où viens-tu, que veux-tu, où vas-tu, qui es-tu? — réponds humblement : Je viens, guidé par Théodulfe, de parcourir les vastes prairies de l'enseignement patristique, et j'y ai cueilli une gerbe de fleurs. Mon but est d'établir la vérité du dogme de la procession du Saint-Esprit; je puis la prouver contre tous les opposants. — Toi, si petit ! te dira-t-il. — Oui, je le puis, grand roi, diras-tu, je le puis avec l'aide de Dieu. Mes armes sont invincibles précisément parce qu'elles ne sont pas les miennes, mais celles des docteurs inspirés par l'Esprit de Dieu lui-même. Elles le seront dans votre main, roi pieux, que l'Esprit-Saint dirige pour la défense de sa cause, vous l'honneur du monde, la lumière du royaume, le tuteur de la justice, le rempart et le bouclier de la foi, la père des lettres, le restaurateur des nobles études que vous aimez et faites aimer, dont la résurrection est votre œuvre, au torrent desquelles vous buvez vous-même à pleine coupe1. »
23. « L'œuvre véritable de Charlemagne ne se compose pas seulement, dit M. Ampère, des livres qu'il a écrits ou ordonné d'écrire; elle se compose surtout des institutions qu'il a fondées, des écoles qu'il a ouvertes, de tout ce qu'il a fait pour la civilisation et les lumières dans un temps de barbarie et de ténèbres 2. » Si Charlemagne ne fut pas, comme le croyait naïvement Duboulay, le fondateur de l'université de Paris 3, il est du moins le véritable
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1 Theodulf., Ve Spiritu Sancto, Prœjat. ad Carol. JUagn. ; Putr. lut., toru. CV. col. 2ii.
2. Hist. littéraire de la France avant le xil" siècte, tom. III, pas. 53.
3 Duboulay, Fondation de l'université de Paris par Charlemagne, 1673, in-S". On sait que Duboulay, à l'époque de son rectorat, plaça l'Université sous le patronage de saint Charlemagne, et rendit la fêle du graund empereur obligatoire pour toutes les facultés des lettres et des sciences.
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initiateur des Gaules et de la Germanie dans la carrière des lettres et des sciences. Les écoles épiscopales ou monastiques de Paris, Lyon, Orléans, Saint-Denys, Metz, Aix-la-Chapelle, Cologne, Saint-Martin de Tours, Saint-Benoît-sur-Loire, Pulde, Fontenolle , Aniane, Corbie et mille autres dont les noms sous la plume pourtant si dénigrante de Launoy forment un volume entier1, le prouvent surabondamment. Les poètes de cette époque donnent tous à Aix-la-Chapelle le surnom de seconde Rome. « Si j'en crois votre zèle, disait Alcuin à Charlemagne , nous verrons surgir chez les Francs une autre Athènes, plus belle que la première, l'Athènes du Christ 2. Votre religieuse prudence a coutume de chercher partout où elle se peut trouver la science des choses divines et humaines, afin de la déposer dans le trésor de son cœur et en tirer avec une pleine abondance des richesses toujours anciennes et toujours nouvelles3. » Alcuin était lui-même un exemple vivant du soin que le grand roi prenait d'attirer en France les hommes illustres de toutes les nations. Un jour, dit le moine de Saint-Gall, deux étrangers, venus du pays des Scots (Irlande), débarquèrent d'un navire marchand sur le littoral des Gaules. Pendant que leurs compatriotes étalaient les diverses marchandises qu'ils avaient à vendre, les deux Scots, les mains vides, criaient à la foule : S'il en est qui veuillent acquérir la science, qu'ils viennent à nous, et nous la leur apprendrons! — Cette singulière réclame, faite à la porte du palais de Charlemagne, prouverait à elle seule que l'Europe entière connaissait l'amour de ce prince pour les savants. Les deux étrangers furent présentés au héros : Vous croyez donc posséder quelque sagesse et quelque instruction? demanda-t-il. — Leur réponse fut loin d'être modeste : Nous sommes savants, dirent-ils ; nous ne voulons que des élèves bien disposés pour partager avec eux notre trésor intellectuel. — Il se trouva qu'ils disaient vrai. L'un était Clément l'Hibernien, dont M. Hauréau a récemment
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1 Launoy, Ue ceieorioribus scJiolis a Carolo Maijno fundalis.
2 Alcuin., E/'i.il. xcvi ; h'utr. lat., lom. C, col. 2S2.
3 Alcuin., Epist. clxv, Pair, lat., tom. C, ool. 431.
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découvert une grammaire grecque qui n'est pas sans valeur; l'autre le moine Dungal, le plus savant astronome de cette époque. Tous deux furent immédiatement attachés comme professeurs à l'école palatine. « Or, continue la chronique de Saint-Gall, le célèbre docteur anglo-saxon Alcuin, l'homme de notre temps le plus versé dans la science des Écritures, le disciple le plus éminent du vénérable Bède , ayant appris la faveur dont Charlemagne entourait les savants, quitta sa patrie et vint s'offrir au roi de France1.»