Darras tome 6 p. 518
36. Cette satire, où toutes les passions politiques et sociales se donnent carrière contre le christianisme, nous révèle le secret d'un acharnement si universel. Au point de vue administratif, l'Eglise apparaissait comme une vaste conspiration contre le pouvoir des empereurs. Elle parlait d'un renouvellement du monde, d'une
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1. Mois égyptien correspondant au mois d'août. — 2. Lucian., Philopatr.
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liberté qui pouvait entraîner les masses à une rébellion ouverte. Au point de vue patriotique, elle passait pour une ennemie secrète et irréconciliable, qui appelait tous les fléaux sur les nations et les cités. Au point de vue religieux, elle se présentait comme une école d'athéisme, détrônant, toutes les divinités de l'Olympe, que l'empire romain adorait. Tel fut donc le caractère particulier qui distingua la troisième persécution générale, depuis le règne de Trajan jusqu'à celui d'Antonin le Pieux, et qui empêche de la confondre avec les cruautés personnelles de Néron et de Domitien. La rapide propagation de l'Évangile avait fait de l'Église une société puissante par le nombre, le dévouement et l'union de ses membres. La politique romaine s'alarmait des progrès d'une religion qui ne laissait presque plus d'acheteurs pour les victimes, ni d'adorateurs pour les faux dieux. Les Césars n'étaient pas seulement, comme pontifes, les représentants officiels du culte polythéiste; depuis qu'ils avaient adjoint un autel à leur trône, ils étaient dieux eux-mêmes. La divinité de Jupiter, au ciel, avait pour complément celle de l'empereur, sur la terre. La majesté de la religion et celle du pouvoir se confondaient en une seule et même chose. Attaquer l'une, c'était renverser l'autre. Voilà pourquoi les persécutions contre l'Église furent si multipliées et si sanglantes. Nos rationalistes ont peine à le comprendre, parce qu'il ignorent, ou plutôt parce qu'ils voudraient laisser ignorer que le peuple romain fut, comme toutes les nationalités antiques, essen-tiellement religieux. On ne disait point alors : La religion et l'État. Cette distinction toute moderne ne se trouve chez aucun peuple de l'antiquité. La religion était la base fondamentale, l'essence même de l'État. L'idée de les séparer ne venait à personne. Dès lors la persécution contre l'Église fut une affaire de politique, on n'accusait les chrétiens d'aucun autre crime que de l'être. En dehors de ce titre, qui les rendait coupables de lèse-majesté au premier chef, on ne contestait pas leur innocence. Encore moins les juges prenaient-ils des informations sérieuses sur le caractère, l'enseignement, la portée de la religion de Jésus-Christ. Il suffisait que cette religion contredît les cultes officiels et affichât la prétention de les répudier tous, pour qu'on se fît un devoir de mettre à mort ses
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disciples et « de corriger la multitude d'une superstition où l'on s'obligeait par serment à éviter tous les crimes. »
37. La correspondance échangée, à ce sujet, entre Trajan et Pline le Jeune, que ce prince avait fait gouverneur de Bithynie, est demeurée célèbre. Elle confirme pleinement nos appréciations. « Seigneur, écrit Pline, je me fais une obligation religieuse de vous exposer tous mes scrupules. Qui peut en effet, mieux que vous, dissiper mes incertitudes, ou éclairer mon ignorance? Je n'avais jamais assisté à l'instruction ni au jugement d'un procès contre les chrétiens; je ne sais donc ni en quoi consiste l'information à faire contre eux, ni sur quoi porte la condamnation, ni le degré de peines répressives à infliger. Mon indécision porte sur plusieurs points que je ne puis résoudre. Faut-il admettre entre eux des différences d'âge, ou les assujettir tous, sans distinction de jeunes ou de vieux, à la même peine? Doit-on faire grâce à ceux qui se repentent, et dès qu'on a été chrétien, le crime subsiste-t-il, même après qu'on a cessé de l'être? Est-ce le nom seul, indépendamment de tout autre crime, qui tombe sous la vindicte légale, ou les crimes attachés au nom? Voici toutefois la conduite que j'ai tenue, vis-à-vis des chrétiens déférés à mon tribunal. Dans l'interrogatoire, je leur ai demandé s'ils étaient chrétiens. Quand ils le confessaient, je réitérais une seconde et une troisième fois la même demande, en les menaçant du supplice : ceux qui ont persisté dans leur affirmation, je les ai fait mettre à mort. Dans ma pensée, en effet, quelle que fût en soi la profession qu'ils maintenaient, leur obstination opiniâtre et inflexible était un crime que j'avais le devoir de punir. Parmi ces insensés, quelques-uns se déclarèrent citoyens romains; je les ai réservés pour les envoyer au prétoire de Rome. Bientôt le nombre de ces accusations s'est accru, et, selon qu'il arrive d'ordinaire, il s'est présenté des cas d'espèce différente. On m'a remis un mémoire anonyme, contenant une longue liste de personnes accusées d'être chrétiennes. Les unes ont nié formellement, protestant qu'elles ne le sont pas et qu'elles ne l'ont jamais été. Par mon ordre, et devant mon tribunal, elles ont invoqué les dieux, brûlé l'encens et offert des
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libations devant leurs statues et devant la vôtre que j'avais eu le soin de faire apporter dans ce but ; enfin elles ont maudit le Christ. On me dit qu'il est impossible d'obtenir rien de semblable de ceux qui sont vraiment chrétiens; j'ai donc cru qu'il fallait les absoudre. D'autres, après s'être déclarés chrétiens, ne tardèrent pas à se rétracter, disant qu'en effet ils l'avaient été précédem-ment, mais qu'ils avaient cessé de l'être ; ceux-ci depuis trois ans, ceux-là depuis un temps plus éloigné encore, quelques-uns même depuis vingt-cinq ans. Tous ont également adoré votre statue et celle des dieux, en maudissant le Christ. Ils m'ont assuré que toute leur erreur, ou leur faute, avait consisté à se réunir à jour fixe, avant le lever du soleil, pour chanter ensemble des hymnes en l'honneur du Christ, qu'ils révéraient comme un Dieu. Ils s'engageaient par un sacrement, non point à quelque action criminelle, mais au contraire à ne commettre ni vol, ni fraude, ni adultère, à ne jamais manquer à leur parole, à ne point nier un dépôt. Après cette première cérémonie, ils avaient coutume de se séparer, et ils se réunissaient de nouveau pour prendre part à un repas commun, il est vrai, mais innocent. Ils ajoutèrent qu'ils avaient cessé toutes ces pratiques depuis la publication de mon arrêté, proscrivant, selon vos ordres, les hétairies (assemblées secrètes). J'ai cru nécessaire de pousser plus loin mes investigations, et j'ai fait mettre à la torture deux servantes, qu'ils nomment diaconesses, pour en arracher la vérité. Mais je n'ai pu constater autre chose qu'une superstition excessive et misérable; et, suspendant tout interrogatoire, j'ai pris le parti de recourir à votre sagesse. L'affaire m'a paru digne d'un examen approfondi ; surtout si l'on tient compte du nombre de gens enveloppés dans ce péril. Une multitude de personnes de tout âge, de tout sexe, de toute condition, sont déjà et seront bientôt impliquées dans cette accusation. Car cette superstitieuse contagion n'infeste plus seulement les villes, elle s'est répandue dans les bourgs et au sein des campagnes. Je crois cependant qu'il sera possible d'en arrêter les progrès et de la réprimer. Déjà, c'est un fait constant, la foule commence à revenir à nos temples, presque déserts auparavant;
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les sacrifices solennels, longtemps interrompus, ont repris leur cours; on amène maintenant des victimes, naguère elles ne trouvaient plus d'acheteurs. On peut donc se faire l'idée de la multitude d'égarés qu'il sera possible de ramener au devoir, pourvu que l'on fasse grâce au repentir1.»
38. Ce rapport officiel, adressé par un gouverneur de province à la cour impériale, trahit toutes les préoccupations, les incerti-tudes, les terreurs de la politique romaine vis-à-vis des chrétiens. Pline le Jeune était un avocat célèbre, avant que l'amitié de Trajan l'eût appelé aux fonctions publiques qu'il exerçait en Bithynie. Sa lettre est à la fois l'œuvre d'un jurisconsulte et d'un administrateur. Comme jurisconsulte, il demande qu'on lui éclaircisse la question de criminalité; qu'on lui indique les règles à suivre, par rapport à l'âge des accusés, à leur discernement, à la gravité plus ou moins grande de leur faute. Comme administrateur, l'opiniâtreté des chrétiens constitue à ses yeux un crime, et il croit en conscience pouvoir le punir de mort. Cependant il s'effraie du nombre presque infini des coupables; les temples ont été abandonnés, les victimes n'avaient plus d'acheteurs. Il le constate comme un des symptômes les plus alarmants du progrès de cette superstition misérable. Ce ne sont plus seulement les villes que la contagion a atteintes, les campagnes en sont déjà infestées. Nous avons ici la plus ancienne mention d'un fait caractéristique, qui s'est traduit dans une expression pittoresque, savoir que l'idolâtrie, bannie du sein des villes par le christianisme triomphant, se réfugia dans les bourgades, pagi; elle s'y maintint comme dans un dernier asile, protégée par des habitudes séculaires et le respect traditionnel pour les vieux usages. Dès lors l'épithète de pagani, infligée à ces hommes des champs, et le mot de «paganisme,» aujourd'hui synonyme d'idolâtrie. Pline le Jeune était loin de placer le progrès là où il était véritablement. Le polythéisme et l'empire étaient à ses yeux deux choses inséparables. Il s'applaudit du résultat de son arrêté contre les hétairies. Tout en consultant,
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1. C. Plinii Secundi, Epist. lib. X, epist. 97.
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il conseille. La clémence lui a réussi dans sa pratique particulière : il prend la liberté de la recommander comme mesure générale. L'examen approfondi auquel il s'est livré, avec une conscience digne d'un Romain, ne lui a rien appris de grave sur les chrétiens. « Leur erreur, ou leur faute, dit-il, consiste à chanter des hymnes au Christ, qu'ils révèrent comme un Dieu. » Rome, nous l'avons dit, avait réalisé la fédération des dieux. A tous, et à chacun, elle accordait assez libéralement le droit de cité. Le Christ, de plus ou de moins, dans ce Panthéon universel, aurait peu inquiété les Césars, si le Christ se fût contenté d'un autel, et s'il n'eût voulu renverser tous les autres. Inutile d'ajouter que c'est là un témoignage irrécusable du dogme de la divinité de Jésus-Christ, dont le rationalisme moderne attribue l'invention au concile de Nicée. Il y a, dans le texte de Pline, un autre mot significatif, que nous avons conservé dans notre traduction. C'est celui de « sacrement. » Les chrétiens en faisaient usage dans la célébration des saints mystères. Ce mot sonnait mal à des oreilles romaines. Voici pourquoi : Dans la fameuse conjuration de Catilina, les complices du tribun s'étaient liés par un sacramentum, que Salluste nous décrit avec horreur. Ils avaient mêlé du sang humain au vin de la coupe fraternelle; chacun d'eux porta les lèvres à cette affreuse liqueur, et se voua aux dieux infernaux, s'il abandonnait ou trahissait l'entreprise. Or les chrétiens, en communiant au corps et au sang de Jésus-Christ, sous les espèces sacramentelles, fournissaient à l'ignorance et à la calomnie des païens un sujet d'accusation infâme. On prétendait qu'ils renouvelaient les festins de Thyeste et le serment de Catilina. On disait qu'à chacune de leurs réunions, ils égorgeaient un enfant, dont ils buvaient le sang tiède, et dont ils dévoraient les membres palpitants. Voilà surtout le mystère dont Pline cherche l'aveu, sur les lèvres des diaconesses qu'il livre à la torture. Mais le résultat trompe ses espérances. Les chrétiens prennent un repas en commun, mais ce repas est innocent. Nulle trace des sanglantes exécrations dont la rumeur publique les accuse. Point d'enfant égorgé, point de coupes homicides; le procureur de Bithynie n'obtient ni par la terreur, ni par
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les supplices, ni même par la clémence envers les apostats, une seule parole dont il puisse se servir pour affirmer la culpabilité des chrétiens. L'interprétation absurde du sacrement eucharistique se laisse deviner sous son récit, plutôt qu'elle ne se formule. En maudissant le Christ, les lâches néophytes qu'il avait contraints d'apostasier ne lui ont point révélé le secret de l'Église.
39. Pline le Jeune n'était pas le seul fonctionnaire qui adressât à Rome des consultations de ce genre. Arrius Antoninus, dans l'Asie proconsulaire, se heurtait de même à cette grande difficulté politique du christianisme. A son passage dans une ville de son gouvernement, tous les chrétiens se présentèrent à la fois devant son tribunal. Effrayé de leur nombre, il se contenta d'en faire conduire quelques-uns au supplice et dit aux autres : « Malheureux, si vous avez tant envie de mourir, vous avez des précipices et des cordes1. » Tibérien, président de la Palestine première, profita du séjour de Trajan à Antioche, lors de l'expédition de ce prince contre les Perses, pour demander aussi une règle de conduite. Voici la lettre qu'il écrivit à cette occasion, et que le chrono- graphe Jean de Malala nous a conservée. «Tibérien, préfet de la Palestine première, à Trajan, invincible empereur et divin César. Selon vos ordres, j'ai veillé à la répression des Galiléens, qui me sont déférés sous le nom de chrétiens. Mais ces hommes viennent d'eux-mêmes s'offrir à la mort. Ni mes exhortations ni mes menaces n'ont pu jusqu'ici réussir à vaincre leur opiniâtreté et à les détourner de cette profession odieuse. La rigueur des lois est impuissante contre leur obstination. Daignez donc me mander à ce sujet les instructions qui paraîtront convenables à votre puissance souveraine2. » La réponse de Trajan à toutes ces interpellations fut la même. Voici ce qu'il répondait à Pline le Jeune: «Vous avez, cher Secundus, parfaitement agi, dans l'instruction du procès contre les chrétiens qui vous ont été dénoncés. Car d'ailleurs il serait impossible d'établir un mode uniforme et des règles fixes
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1. Tertull., Ad Scapulam, u, 5. — 2. Joan. Malaise, Chronographia, lib. XI; Patrol. grœc, tom. XCVI1, col. 414. Bullet [Hist. de l'établissement du christianisme) a prouvé l'authenticité de cette lettre.
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à leur égard. Il ne faut point les rechercher; mais s'ils sont dénoncés et convaincus, il faut les punir : en observant toutefois que si l'accusé déclare qu'il cesse d'être chrétien, et qu'il le prouve par le fait même, c'est-à-dire s'il consent à adorer nos dieux, dans ce cas, quelle que soit la gravité des soupçons pour le passé, il faut lui faire grâce. Quant aux dénonciations anonymes, ne les admettez jamais; elles seraient d'un détestable exemple: de pareils procédés ne sont plus de notre siècle 1. » Étrange dérision! s'écrie Tertullien. L'empereur, en défendant de rechercher les chrétiens, reconnaît implicitement leur innocence ; il ordonne néanmoins de les punir, comme coupables, sur une simple dénonciation! Telle était, à l'égard des chrétiens, la politique romaine, se souciant peu de la justice et de la vérité, tout appliquée à pourvoir à ses intérêts du moment. La restriction imposée aux délateurs de signer leurs mémoires, loin de diminuer le nombre des accusations, devait l'accroître, puisque le rescrit impérial prononçait la mort contre tout chrétien légalement dénoncé. Les haines particulières ou publiques, les vengeances isolées ou générales, trouvaient ainsi un moyen de s'assouvir. La persécution sous Trajan atteignit de la sorte les plus effroyables proportions.