L’Inquisition 3

Darras tome 33 p. 590

 

   133. Mais il y a un point de fait auquel il faut tenir avec la plus entière assurance, c'est que l'Inquisition a sauvé l'Espagne. L'Inqui­sition, sans doute, n'est pas un tribunal d'exception ; c'est un tri­bunal régulier qui répond à un besoin permanent, à la nécessité de défendre la révélation contre les passions aveugles ou ennemies, pour protéger les âmes, toujours faibles par quelque endroit, et pour protéger les peuples dont les intérêts sont confiés à la garde de la foi. Mais l'Inquisition d'Espagne, celle qui est l'objet des at­taques les plus violentes, dut défendre la foi à une époque où, hu­mainement parlant, elle courait les plus grands périls et c'est à la gravité du péril que dut se mesurer l'intensité de la défense. Deux forces montaient à l'assaut de l'Europe chrétienne, d'un côté, le Protestantisme, de l'autre, l'Islam. La France était tombée aux mains de princes faibles et sans énergie, le Saint-Empire n'était pas dans de meilleures conditions pour venir en aide à l'Église. La République chrétienne n'offrait nulle part une cohésion capable de résistance. Restait bien l'Espagne qui achevait glorieusement sa campagne séculaire contre les Sarrazins ; mais l'Espagne était le peuple le plus menacé de dissolution. Sans parler de ses royaumes, dont l'assimilation laissait à désirer, n'y avait-il pas, dans son sein, les plus puissants germes de division. Sur le sol de Castille et d'Aragon vivaient trois races qui s'épiaient l'une l'autre, quand elles ne se combattaient pas, les Chrétiens, les Juifs et les Maures. Deux autres races métisses étaient venues accroître ce funeste mé­lange du sang, les Morisques et les Marranos ; ou plutôt, à bien dire, il n'y avait que deux races en Espagne, les Chrétiens qui avaient contre eux les Juifs, les Maures, les Morisques et les Mar­ranos. Et c'étaient ces Chrétiens espagnols, enfermés dans une pé­ninsule avec des peuples ennemis trois ou quatre fois plus nom­breux qu'eux-mêmes, qui devaient porter secours à l'Église catho­lique menacée, par terre et par mer, en France, en Allemagne, en Italie, en Grèce, en Angleterre, dans les Pays-Bas et en Afrique ! Mais quelle puissance de cohésion, quel miracle de force agglutina-

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tive pouvait produire cet incomparable triomphe? Pour la doctrine, le Siège de Pierre est un rocher contre lequel les puissances de l'enfer viendront toujours se briser ; et pour la politique catholique il fallait que le trône des Espagnes fût aussi un rocher, contre le­quel tous les efforts du démon déchaîné, au XVIe siècle, vinssent se briser également. Non-seulement les Juifs, les Maures, les Marranos et les Morisques s'entendaient, se liguaient contre les Chrétiens espagnols, mais ils correspondaient au dehors avec les deux formi­dables  ennemis de la chrétienté, le Turc et le Protestant. Quant aux rapports des Alpuxarras avec Alger, Fez, Tunis et Constantinople, on s'en doute suffisamment ; mais ce qu'on ne sait pas assez, c'est que les Morisques de Grenade pouvaient encore offrir, en 1606, aux protestants du Béarn, une armée de cent mille hommes sur les derrières de l'Espagne, si  Henri IV voulait  déclarer la guerre à Philippe III. Ce qui explique, pour le dire en passant, comment la contrebande des chevaux d'Aragon et de Navarre était un délit de remonte de cavalerie, de munitions de guerre passées à l'ennemi : or, cet ennemi étant protestant, ce délit s'élevait à la hauteur du crime de fauteur d'hérétiques et la logique devait conduire à con­fier, au Saint-Office, la répression de ce brigandage. — Puisque j'ai nommé le protestantisme, je dois dire que ce nouvel ennemi était, sans contredit, le plus dangereux pour les Espagnols. En effet, les Juifs, les Morisques, les Marranos, les Turcs d'Afrique et d'Asie, marchaient, il est vrai, contre les  chrétiens ; mais il était  inouï qu'un Chrétien se fut concerté avec ces ennemis nés contre ses compatriotes, tandis que le nouvel ennemi trouve accès parmi les vieux Chrétiens, promettant de servir un trait d'union entre les traîtres de la race chrétienne et les traîtres de toutes les dénomina­tions hostiles qui l'assiègent dans la patrie. — Voici maintenant les forces dont disposent les ennemis  intérieurs de l'Espagne.   Les Maures occupent les forteresses naturelles des Sierras, où six fois la fleur de la chevalerie castillane ira épuiser son sang ; les Mo­risques composent à peu près tous les corps de métiers ; les Juifs possèdent la banque, l'usure, le monopole des capitaux ; les Judaïsants ont organisé la plus insaisissable hypocrisie dont l'histoire

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fasse mention : il y a des Judaïsants à la cour, à l'armée, dans la magistrature, dans le clergé et jusque dans l'épiscopat. Voilà tous les périls conjurés contre la société espagnole, quand on apprit que la peste protestante pénétrait dans la péninsule. On en avait si­gnalé des cas à Valladolid, à Séville, à Valence, à Tolède, à Cadix, à Sarragosse ; des chanoines, des littérateurs de la renaissance, de grandes dames, des prélats en étaient atteints et recevaient mysté­rieusement la nouvelle des victoires politiques et doctrinales de Londres, Genève et Augsbourg. Encore une fois, c'est ce peuple espagnol, miné par la poudre de l'islamisme, vendu par l'ordre ju­daïsme, coupé de chausses-trappes par les Morisques et les Marranos, bourré de machines infernales par le protestantisme, c'est ce peuple qui doit se sauver lui-même et sauver l'Eglise. Enfin, l'Es­pagne est une presqu'île, elle offre aux entreprises des flottes et des moindres barques une circonférence de cinq cents lieues de côtes, dans un temps où l'art des douanes efface l'étape rudimentaire ; et il s'agit d'empêcher une contrebande d'idées à une époque où l'imprimerie est inventée : et où les deux grands ennemis de l'Espagne et de l'Eglise, l'islamisme et le protestantisme, sont en même temps les deux grandes puissances maritimes du monde. Voilà donc l'Espagne, la voilà. Comment s'en servir pour le salut commun. La solution du problème, ce fut l'Inquisition. Thomas de Torquémada sauva son pays avec un demi bataillon d'infanterie et un escadron de cavalerie, sans razzia, sans déportation, sans jus­tice administrative, sans emploi de la force que contre la rechute et l'endurcissement. Torquémada n'a livré au bras séculier que des relaps et des séditieux. Pas un dessous n'a été donné à la loi, pas un coup de sabre perdu dans la mêlée, rien d'abandonné aux ha­sards des combats. Torquémada n'a pas fait une victime de la guerre pour un patient de la justice ; les suppliciés de l'Inquisition se sont jugés et exécutés eux-mêmes, malgré le grand inquisiteur, comme les damnés se perdent, malgré Dieu. Après Torquémada son œuvre est tombée entre les mains de Ximénès, que l'Espagne reconnaissante demande à voir élever sur les autels. Quand il mou­rut, le Saint-Office renouvelé avait reçu de sa main puissante et

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paternelle sa dernière forme ; l'œuvre fonctionnait d'elle-même. Au plus fort de la propagande protestante, des papes tels que Paul IV, saint Pie V, Sixte-Quint, pouvaient compter sur elle pour garder la citadelle catholique, comme sur la sentinelle la plus éclairée, la plus vigilante et la plus incorruptible. C'est un lieu commun pour
les libéraux que la vie humaine dans ses plus belles manifestations décrut en Espagne à partir du XVIe siècle, que ni les sciences, ni les arts, ni les lettres, ni les mœurs ne purent fleurir sous la main de l'Inquisition. Tout homme instruit sait, au contraire, qu'en  aucun pays et en aucun temps, la vie nationale ne s'épanouit avec des fleurs plus merveilleuses, avec des fruits plus abondants et plus forts qu'au XVIe siècle. Certainement aucun peuple, à tous les rangs de l'ordre social, n'a pris part, soit comme acteur, soit comme spec­tateur à d'aussi grands spectacles de civilisation. Les trois grands règnes   d'Isabelle, de Charles-Quint et de Philippe II sont l'âge épique de l'Inquisition. Non-seulement on peut dire que l'Inquisition n'a pas nui à ce développement gigantesque de la liberté humaine, mais on doit dire qu'elle y a contribué pour sa grande part. C'est surtout sous le rapport de sanctification qu'il faut admirer l'in­fluence du Saint-Office. L'Inquisition a maintenu la pureté de la foi à l'état de  flamme ; elle a donné à cette foi toute sa puissance d'énergie. A aucune  époque l'Eglise n'a moissonné autant d'âmes saintes qu'en Espagne au XVIe siècle. Ce qu'il ne faut pas entendre des âmes supérieures, dont les vertus ont été déclarées héroïques par le Saint-Siège. Il s'agit principalement ici d'une pratique uni­verselle  de la foi et de la morale catholique, dans la vie privée, dans la famille et dans l'État, telle qu'on ne la vit probablement pas plus éclatante dans la primitive Eglise. Pour peu qu'on lise les mémoires de l'époque, on s'aperçoit d'une pénétration des habi­tudes nationales, domestiques et personnelles par l'esprit catho­lique, et si vous la comparez à notre manière d'être chrétiens en France au XIXe siècle, vous verrez un contraste qu'on ne peut expli­quer que par les progrès parmi nous du naturalisme. A propos de la généalogie de Sainte-Thérèse, le P. Marcel Bouix a donné une biographie succincte et exquise de chacun des membres fort nom-
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breux de la famille de sa chère sainte. Ils suivirent les carrières les plus diverses dans les climats les plus éloignés ; une seule chose se ressemble en leurs traits singuliers : le cachet fortement imprimé partout, de foi  et de pureté, qui annonce l'homme lavé dans les eaux baptismales et pur de sa régénération. Les militaires, sous ce rapport, n'ont point d'exemption ; au joug de leur état, ils ajoutent celui de la discipline chrétienne, comme les commerçants et les magistrats. Chaque compagnie avait son aumônier, choisi parmi les religieux les plus humbles, et son capitaine, parmi les officiers les plus braves. Le passage de la seconde de ces professions à la première était d'ailleurs fréquent à une époque ou la piété et la bravoure, également en honneur, mettaient entre le prêtre et le soldat une ressemblance qu'on a voulu forcer depuis  dans l'espoir de la faire naître. La messe était célébrée tous les jours dans les camps, et l'absolution générale était donnée sur le champ de ba­taille, au moment où se déployait l'étendard du Christ, croix bénie et donnée par le Pape. Les litanies remplaçaient les blasphèmes. L'abstinence était observée ; les bonnes mœurs étaient à l'ordre du jour. Les deux flottes de Lépante et de l'Armada ont porté les deux armées probablement les plus pures qui aient jamais existé sous le ciel. Le peuple espagnol, grâce à l'action incessante de l'épuration inquisitoriale n'a pas seulement sanctifié son âme, il a trouvé son autonomie et créé son unité. Libre de tous soucis dans son inté­rieur domestique, il a pu s'élancer sur tout les continents et sur toutes les mers, décider de la victoire par son épée dans  tous les combats et de la paix par sa plume dans tous les congrès. L'Amérique a été organisée et livrée au zèle des missionnaires qui lui ont laissé l'empreinte   indélébile du catholicisme espagnol. La bataille de Lépante a été  gagnée, c'est le coup de mort de l'Islam. Gènes et Venise, en colonisant  la Grèce, ont pu la préparer à l'émancipa­tion ; Malte délivrée par Lavalette et S. Pie V, a délivré la  Médi­terranée  à son tour ; les Deux Siciles n'ont été ni envahies par l'ennemi, ni troublées dans leur intérieur. A l'autre extrémité de l'Italie, le duché de Milan a doublé le poste des Alpes, pour garder la frontière septentrionale du Saint-Siège. Dans le Saint-Empire

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romain, tout le monde sait ce que Ferdinand I et Ferdinand II ont dû à l'Espagne et ce que la cause catholique a dû à ces deux em­pereurs. En France, la Ligue tirait de l'Espagne son appui moral, et aurait dû moins craindre d'invoquer son appui matériel, parce que le premier patriotisme est celui de la vraie religion. Du mo­ment que vous mettez une nationalité terrestre au dessus de la pa­trie spirituelle et universelle, vous créez un faux point d'honneur et vous donnez à la foi nationale un rôle indigne d'elle. Mais enfin, si tiraillée qu'elle ait été, la Ligue n'a pas moins sauvé la vraie re­ligion en France ; sans elle nous serions aujourd'hui des Hollandais de Marnix, des Genevois de Calvin, ou des Béarnais de la diabo­lique Jeanne d'Albret ; car, sans l'Espagne, la Ligue n'aurait jamais eu une force capable de faire réfléchir Henri IV et de déterminer sa conversion. Voilà ce que l'Espagne épurée et unifiée par son Inqui­sition a fait : elle a sauvé la moitié méridionale de l'Europe dans la débâcle du XVIe siècle. Elle a dit à ce flot engloutissant du protes­tantisme : Tu iras jusque-là et tu t'y briseras. Mais elle a été sur le point d'opérer de bien plus grands prodiges. Elle a failli faire ren­trer la révolution de Luther, Calvin et Henri VIII dans l'abîme in­fernal d'où elle était sortie. Un peu de politique mondaine de moins, et un peu d'esprit de foi de plus, et le plan conçu par le génie de saint Pie V, et appuyé par les ressources de Philippe II allait être accompli. Il y eut alors des grands et des peuples, à qui la vraie histoire, l'histoire catholique aura un compte terrible à re­demander1. Le Portugal obéit, pour s'isoler, à ses répugnances provinciales et à ses antipathies populaires : il en a été puni par la perte de son indépendance. Les Pays-Bas ne comprirent ni l'impor­tance de leur union aux grandes nations catholiques, ni la nécessité de maintenir la foi par l'affermissement de la hiérarchie : ils tom­bèrent dans l'hérésie, et, avec la foi, perdirent l'indépendance. La France écouta la voix de ses intérêts privés ; elle tendit la main au Protestant et au Turc ; et tandis qu'elle guerroyait contre l'Au­triche, sa naturelle alliée, elle tombait sous la coupe de l'Angleterre

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1. M. Jules Morel, Incartades HLéralts, Lettres septième et huitième

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d'abord, plus tard de la Prusse, les fautes des catholiques en Eu­rope amenèrent les catastrophes dont nous sommes aujourd'hui les victimes. Avec son Inquisition, l'Espagne sauva ce qui nous reste de meilleur et se sauva elle-même. A un point de vue plus général, l'Inquisition, police préventive et répressive en matière de foi, fit à l'intérieur des nations fleurir cet ordre moral que protégèrent, au dehors, les armées des Croisades. Mais se bornât-on ici à la ques­tion de sécurité, on dira toujours, chiffres en main, que Torquémada, fit à peu de frais de grandes choses ; tandis que Luther, Calvin, Zwingle, Henri VIII et tous leurs suivants ne furent, en lais­sant de côté la foi, que des artisans de troubles et les fléaux de l'humanité.

   154. L'inquisition en France,  fut établie par saint Louis :  cela suffit à sa justification. Dans l'ordonnance qui réglait les libertés de l'Église gallicane par opposition à l'esclavage de l'hérésie, le pieux monarque prescrit aux magistrats de punir les hérétiques condam­nés par l'Église. L'an 1255, il prie Alexandre IV de donner aux frè­res Prêcheurs et au gardien des frères Mineurs, la charge d'inqui­siteurs pour toute la France,  hormis les terres de son frère Al­phonse, comte de Poitiers et de Toulouse qui avaient déjà leurs commissaires.  Alexandre accorde à condition qu'on pardonnera aux repentants et qu'on n'infligera pas la peine perpétuelle sans le conseil de l'évêque. L'an 1288, Nicolas IV établit l'Inquisition en Provence et y prépose les Franciscains. Arles, Aix et Embrun l'a­vaient déjà. Les règlements prescrivent les censures, les amendes pécuniaires et la destruction des maisons. — L'Inquisition ne fonc­tionna pas longtemps régulièrement, excepté en quelques villes. L'an 1550, Henri II, témoin du ravage des idées protestantes, son­gea à établir une Inquisition royale. Le Parlement s'y opposa et l'insurrection populaire de la Ligue se chargea de la justice, comme aurait fait en Espagne,  sans l'Inquisition, l'exaspération du peu­ple. Mais si l'Inquisition tomba, les Parlements, qui repoussaient le principe, conservèrent l'application. Le Parlement de  Toulouse, l'an 1619, condamne au feu le panthéiste Vanini ; et l'an 1766, le Parlement de Paris condamne à la même peine le chevalier de La-

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barre pour avoir brisé un Christ sur le pont d'Abbeville.  L'Inquisition se retrouve partout.

L'Inquisition fut établie en Angleterre, l'an 1400, par un statut du Parlement. En Allemagne, elle ne fut point établie d'une ma­nière constante et régulière, sinon dans quelques villes. C'est le duc d'Albe qui l'institue dans les Pays-Bas ; mais il était déjà trop tard. En Pologne, une première ordonnance de Jean XXII, l'an 1318, est suivie d'autres ordonnances pontificales ; l'Inquisition po­lonaise est toujours indulgente, et un auteur du pays s'écrie : «Heureuse notre patrie qu'en ayant à raconter l’histoire de l'In­quisition, on n'ait pas à rappeler les victimes d'une sainte cruauté. »

155. Jusqu'ici l'Inquisition a dressé ses batteries, au XIIIe siècle, contre les Albigeois, Patarins, pauvres de Lyon et autres disciples de Manès ; au XVe siècle contre les Maures d'Espagne. Au XVIe siè­cle toutes ses procédures se dressent contre le Protestantisme. A Rome, l'Inquisition n'est définitivement établie qu'en 1542 ; cette mission du Saint-Ofiice, ordonnée par Paul III, est complétée par Paul IV et confirmée par Sixte-Quint. Précédemment les pouvoirs inquisitoriaux étaient changeants et mobiles ; désormais ils for­ment un tribunal toujours en éveil, dont l'activité ne connaît pas les longueurs. L'Italie en masse était restée catholique ; elle s'était en quelque sorte, par toutes ses forces vives, identifiée avec le sou­verain pontificat et comme incrustée dans l'Eglise. Cependant, si, en Allemagne, les idées protestantes avaient fourni le parti des princes, en France, celui des nobles, en Italie, elles avaient recruté des adhérents parmi les lettrés. Les beaux esprits se laissèrent d'a­bord prendre aux attraits de la correspondance littéraire ; puis ils se laissèrent aller aux rêves des beaux livres et aux séductions de la théorie. On peut distinguer, avec Cantu, les soi-disant réforma­teurs italiens, en trois catégories. La première comprend ceux qui, dans leur passion pour les études et dans leur aveuglement pour les classiques, attribuaient à ces derniers une autorité égale ou sem­blable à celle de la Bible et des saints Pères; voulant l'émancipation de la raison humaine, ils ne supportaient pas même qu'elle fût gênée par les liens de la foi, ou bien ils distinguaient un ordre de

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vérités selon la religion, un autre selon la philosophie ; ou bien encore, ils avaient la prétention de concilier celle-ci avec celle-là, par un électisme qui, en fait de foi, frise de près l'incrédulité. La deuxième comprend ceux qui, voyant la dépravation se glisser dans l'Église de Dieu et les ecclésiastiques se plonger dans les sou­cis mondains, ne se contentaient pas de condamner l'abus, mais cen­suraient l'Eglise en lui refusant l'autorité à elle, qui seule a le droit de réformer. La troisième comprend ceux qui, se retirant d'un monde plein de souillures, s'exaltaient dans la pénitence et priaient Dieu de l'infliger à l'Église tout entière. Une orthodoxie rigou­reuse poussant alors la haine au même degré que l'amour, finit par ne pas comprendre ce qui s'écarte quelque peu de la foi. Une préoccupation morale exagérée et la croyance aveugle à la justice de Dieu entraînent les hommes à une sombre austérité qui exclut toute espèce de jouissances, et où la vie s'écoule au milieu de mor­tifications qui répugnent à la nature humaine, et encore plus au caractère italien. Nous avons déjà vu le type de ces réformés dans les disciples de Savonarole, qui, tout en désapprouvant beaucoup d'abus dans l'Église, s'étaient arrêtés en face de ses décisions et de la vénération que son essence doit inspirer. Un de ces hommes, Pierre-Paul Boscoli, condamné à mort à Florence pour crime de conjuration contre le gouvernement, appela Luca Délia Robbia, homme de lettres sérieux, et lui confia la mission de dire à un de leurs amis, d'abandonner la littérature profane, qui produit la va­nité chez ceux qui la cultivent et de se consacrer tout entier aux études et à la pratique de la philosophie chrétienne1. Il y a bien loin sans doute, des excès de la piété et de la pensée qui interprète, mais accepte sincèrement le dogme de l'Église, à la raison indivi­duelle qui s'élève contre la croyance catholique. Les Italiens ne poussaient pas la fantaisie des réformes jusqu'au dessein de tout renverser.


156. Le premier qui se prit, en Italie,   à  favoriser le protestan­tisme, fut l'espagnol Jean Valdès, personnage d'une haute nais-

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1. Canto, Les hérétiques d'Italie, t. II, p. 121.   '

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sance et d'un mérite reconnu à la cour d'Espagne. Après le sac de Rome par les bandes de Charles-Quint, il avait publié un dialo­gue où il accablait Clément VII, non pas tant de ses critiques, que de ses calomnies. Même en Espagne, le livre parut excessif; l'au­teur crut prudent de se réfugier à Naples. A l'abri par son titre de secrétaire de vice-roi, il introduisit dans la ville, où il se fit des prosélytes, les livres de Luther, de Bucer et ceux des anabaptistes qu'il avait connus en Allemagne. En même temps, il publiait un commentaire sur les Epîtres de saint Paul, des réflexions sur saint Mathieu et sur quelques psaumes, un avis sur les interprètes des Saintes Écritures et une méthode à suivre dans l'enseignement et la prédication, suivant les tendances primitives de la religion chré­tienne. Son œuvre capitale, imprimée à Bâle en 1550, ce sont ses cent-dix considérations divines, dans lesquelles on traite des choses les plus utiles, les plus nécessaires et les plus parfaites de la profession de foi chrétienne. Les adeptes de Valdès disant qu'il passait la plus grande partie de sa vie dans des conférences, où, par la suavité de sa doctrine et la sainteté de sa vie, il attirait beaucoup de prosé­lytes au Christ, surtout parmi les gentilshommes et les chevaliers, sans compter aussi plusieurs dames très célèbres. On eût dit que Dieu l'avait choisi pour être le docteur et le pasteur des personnes nobles et illustres ; quelques-uns des plus célèbres prédicateurs de l'Italie se sont formés à sa lumière. On attribue encore à Valdès un opuscule intitulé Le bienfait de la mort du Christ : c'est un opus­cule en bon italien, dans lequel l'auteur affirme que Jésus-Christ ayant versé son sang pour notre salut, nous ne devons point en douter, mais que nous devons vivre à cet égard dans une grande quiétude. Il s'appuie sur les autorités antiques pour soutenir que ceux qui tournent leur âme vers Jésus crucifié et se confient par son entremise en celui qui ne peut tromper, sont délivrés de tout mal et jouissent du pardon de toutes leurs fautes. Jean Valdès mou­rut à Naples vers 1540, laissant d'autres compositions qui devaient être publiées par Vergerio : « Valdès avait été un séducteur d'â­mes. »

 

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