Grégoire VII 27

Darras tome 22 p. 11


§ II. Résistance de l'Allemagne aux décrets de réforme.


   C.  L'impératrice Agnès  avec les légats  apostoliques Girald  d'Ostie, Humbert de Preneste, Henri de Coire et Raynald de Côme étaient arrivés en Germanie dans les derniers jours du mois d'avril 1074. Le roi vint à leur rencontre jusqu'à Nuremberg. «Mais, dit Lambert d'Hersfeld, les légats ne consentirent à s'aboucher avec lui qu'après lui avoir fait accepter, selon les règles ecclésiastiques, la pénitence encourue pour ses crimes de simonie. Ils le relevèrent ensuite de l'excommunication et de l'anathème apostolique 2. » Henri IV se soumit sans aucune difficulté à toutes les conditions qui lui furent  imposées. Il éloigna de sa personne

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1. Boniz. Sutr. Ad amie, lib. VII; Pair. Lat., tom. CL, col. 839-840.

2. Lambert. Hersfeld. Annal., 1074. Pair. Lat., tom. CXLVI, col. 1104. M. Villemain s'indigne naturellement du procédé plein de hauteur des légats. Il laisse croire que Henri IV ne se soumit nullement à leurs ridicules prétentions et que s'il ne les bannit point eux-mêmes de sa présence ce fut pur considération pour sa mère « qu'il n'avait pas revue depuis dix années. » [Hist. de Grég. VII, tom. I, p. 423.) La conduite des légats fut parfaitement régulière; le roi le reconnut lui-même en se soumettant à leurs conseils. Quant à sa mère l'impératrice Agnès, il l'avait vue deux années auparavant, en 1072. (Cf.tom. XXI de cette Hist, chap. IV, n° 80.)

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cinq de ses conseillers plus particulièrement compromis dans les actes de tyrannie qui, depuis si longtemps, désolaient l'Allemagne. Il promit de respecter les conventions de Goslar, de laisser en paix les Saxons, de se conduire désormais comme un roi chrétien, de renoncer totalement au trafic des évêchés et des abbayes. Ravie d'une docilité qu'elle n'espérait pas de son redoutable fils, l'impératrice Agnès expédia aussitôt un courrier en Italie pour apprendre au pape cet heureux résultat. Grégoire Vil était au camp de San-Fabiano, d’où il répondit le 16 mai par les félicitations les plus touchantes. « Nous tressaillons de joie dans le Seigneur, dit-il. Ainsi le fruit de vos sollicitudes et de vos fatigues sera la paix de l'Eglise universelle, le lien d'une indissoluble charité rétabli entre le sacerdoce et l'Etat. Vous avez obtenu l'objet le plus important et le plus cher à vos vœux comme aux nôtres. Le roi Henri, votre auguste fils, est réintégré dans la communion de l'Eglise ; dès lors, les périls qui menaçaient son royaume se trouvent conjurés. En effet, tant qu'il restait sous le lien de l'excommunication, nous ne pouvions nous-même, sans attirer sur nous la vengeance divine, l'appeler en Italie 1 (pour y recevoir la consécration impériale), et ses sujets, par le fait même de leurs rapports quotidiens avec lui, se trouvaient enveloppés sous la loi de l'anathème2. Ce premier point était donc d'une importance suprême. Le reste peut se considérer comme un accessoire relativement moins considérable.

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1. Quoniam illo extra communionem posito nos quidem timor divins ultionis secum convenirc prohibuil; subditos vero sibi quotidie ejus prsesentia quasi nécessitas qusdam in culpa ligavit (Greg. VII, Ep. lxxxv lib. I ; Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 857.)

2. Sans s'inquiéter de la contradiction où il tombait à quelques lignes de distance, M. Villemain qui, à la page 425, laissait croire à ses lecteurs que le roi Henri IV s'était fort peu soucié des conditions imposées par les légats, écrit à la page 430 : « L'impératrice Agnès, autrefois si puissante en Allemagne et devenue maintenant toute romaine, reprit beaucoup de pouvoir à la cour et sur l'esprit de son fils. Henri parait s'être soumis, dès cette époque, à quelques pénitences imposées par les légats, et surtout il avait renouvelé la promesse de ne plus vendre les dignités ecclésiastiques. Le 17 juillet de cette année, Grégoire adressait à l'impératrice Agnès une lettre dont la joie mystique

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Et cependant nous ne doutons point que votre piété n'y prenne aussi un vif intérêt; nous la conjurons donc, par la confiance qu'en Jésus-Christ nous mettons en vous, par la joie même que vous cause si légitimement votre premier succès, d'insister par vos conseils maternels auprès de votre auguste fils, pour achever l'œuvre si heureusement commencée 1»

 

   7. Ce qui restait à exécuter, c'étaient les quatre décrets disciplinaires du concile romain relatifs aux simoniaques et aux cléro-  

games. Peut-être Henri IV n'avait-il été si prompt à faire acte de soumission personnelle, que dans la certitude où il était de voir l'épiscopat tout entier prendre sur ce point l'initiative de la résistance. Si réellement il eut cette pensée, l'événement ne justifia que trop ses prévisions. «On savait dans toute l'Allemagne, dit Lambert d'Hers-feld, que le concile romain, conformément aux règles canoniques et à l'institution des pères, avait décrété que les prêtres ne pouvaient être mariés, que ceux qui avaient des épouses devaient les quitter sous peine de déposition, que désormais, pour être admis au sacerdoce il faudrait faire vœu perpétuel de continence et de célibat. Promulgués en Italie et dans les Gaules, confirmés pour la Germanie par des rescrits spéciaux qui  enjoignaient aux fidèles

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ne laisse aucun doute à cet égard. » C'est toute l'analyse que l'écrivain rationaliste offre à ses lecteurs de la lettre pontificale. Rien cependant n'était moins mystique que les articulations du pape. Quant à la date du message, XVII Kalendas Julii, elle se rapporte non au 17 juillet mais au 16 mai 1074.

1. Gregor. VII. Epist. lxxxv, lib. I, loc. cit. Le pape termine sa lettre en apprenant à l'impératrice qu'il est sur le point d'entreprendre avec le concours de Béatrix et de la comtesse Mathilde, une expédition où l'honneur de saint Pierre est intéressé au premier chef. De estera sciât emmeniin vestrn nos his temporibuspro cnusn beati Pétriapostolorum 'principi* ia iaborenonpareo posilos, et vestram in omnibus Beatricem, necnon et communem filiam Matliiklcm tlin noctuque in nostro multum adjulorio desudarc. Ainsi se trouvent confirmées les révélations de Bonizo de Sutri et du catalogue pontifical sur le projet, jusqu'ici ignoré de l'expédition militaire de Grégoire VII contre Robert Guiscard. La souscription ne laisse aucun doute ; elle est ainsi conçue : Data in expedi-tione ad Sanctum Fabianum XVII Kalendns Julii, indictione duodecima (Cf. le n° précédent).

2. Voir l'encyclique synodale adressée à tous les fidèle» de la Germanie, » tome XXI de cette Hist, chap. iv, n°56.

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sous peine d'anathème de rompre toute communion avec les clérogames, ces décrets soulevèrent dans la faction scandaleuse du clergé un rugissement inouï de fureur. Grégoire VII, disaient-ils, est un hérétique, un monstre de folie, un novateur pervers. Qu'a-t-il fait de la parole de Jésus-Christ : « Tous ne peuvent porter le conseil de la continence, mais seulement ceux à qui il est donné de le comprendre 1 ? » Qu'a-t-il fait de la parole de l'apôtre : Qui se non continet nubat, melius est enim nubere quam uri1 ? Il prétend contraindre les hommes à vivre comme des anges ; il veut faire violence à la nature et ne réussira qu'à multiplier le libertinage en le forçant à se dissimuler sous un voile d'hypocrisie. Nous n'obéirons point à son décret, s'il persiste à le maintenir ; nous préférons renoncer au sacerdoce plutôt qu'au mariage. Il cherchera alors, lui qui dédaigne les hommes, à se procurer des anges pour le ministère ecclésiastique 3. » Le catalogue de Zwellen rédigé sans doute par quelque abbé ou clerc simoniaque n'est pas moins curieux à entendre. « Hildebrand, dit-il, se fit professeur d'impossibilités. Il défendit aux laïques d'assister à l'office célébré par des prêtres mariés ; il voulut obliger aussi les diacres et les sous-diacres à se séparer de leurs femmes; enfin il interdit à tous les évêques le pouvoir d'admettre aux ordres sacrés des fils de prêtres. Ces ordonnances jetèrent une violente perturbation dans le monde 4. » Sigebert de Gemblours qui, dans sa chronique, incline visiblement du côté des simoniaques et des clérogames, ajoute à ce concert de récriminations des traits qu'il nous faut recueillir. « Non-seulement, dit-il, le concile romain écartait du ministère les prêtres mariés, mais il défendait aux laïques d'assister à la messe célébrée par eux. Cette dernière clause choqua un grand nombre d'esprits ; elle constituait une nouveauté sans  exemple, directement contraire à la vérité théologique et à

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I. Matth.,xix, 11 et 18.

2. I Cor., vu, 9.

3. Lambert. Hersfeld. Annal. 1074, loc. cit., col. 1168.

4.  Catalog. Zwetlens. Pair, lai., tom. CCXIII, col. 1033.

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l'enseignement des pères. Il est certain en effet que dans l'Eglise de Jésus-Christ les sacrements tels que le baptême, le chrême (confirmation), le corps et le sang du Seigneur (eucharistie) ont une efficacité indépendante du mérite ou de l'indignité des ministres qui les confèrent. C'est l'Esprit-Saint qui baptise et consacre d'une manière mystique, sans que les vertus ou les fautes du prêtre ajoutent ou retranchent rien à l'opération vivifiante du sacrement 1. » On voit que Sigebert de Gemblours et ceux dont il reproduit l'interprétation commettaient une méprise grossière. Le décret du concile romain ne niait nullement la validité intrinsèque des sacrements conférés par les clérogames, ce qui eût été réellement une proposition hétérodoxe. Par une défense purement disciplinaire, le pape voulait, ainsi qu'il l'indique lui-même, obliger les clérogames à faire par respect pour l'opinion publique ce qu'ils auraient dû pratiquer par le sentiment du devoir et par amour pour Dieu 2. Il n'y avait d'ailleurs rien de nouveau dans cette interdiction que saint Léon IX, on se le rappelle, avait déjà énergiquement formulée. Mais si le chroniqueur s'est trompé sur le sens du décret, il ne pouvait se méprendre sur le fait même de la résistance opiniâtre soulevée à cette occasion. « Jamais, dit-il, dans toute l'histoire de l'Eglise, il n'y eut scandale plus grand ni schisme plus déplorable. Le monde se divisa en deux camps, les uns sous le drapeau de la justice, les autres sous celui de l'iniquité; les uns voulaient maintenir ouvertement la simonie, d'autres cherchaient à la déguiser sous des couleurs honnêtes, prétendant qu'ils avaient gratuitement donné ce qu'en réalité ils avaient vendu à force de présents : pareils aux montanistes, dont Eusèbe dit que sous le nom d'offrandes volontaires ils dissimulaient leurs taxes sacrilèges. Un très-petit nombre se soumit à observer la continence ; quelques-uns, pour garder leurs fonctions ou même par un

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1. Sigebert. Gemblao. CÂronic 1074 ; Pair. Lot. tom. CLX, col. 217.

2. Cf. n» 56 du précédent chapitre. Vt qui pro amore Dei et officii dignitate noneorriguntur, verecundia sœculi et objurgatione populi resipùcant. (S. Gre-gor. VII. Extr. registr., Episi. IV ; Pair. Lat., tom, CXLVIII, col. 6460

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sentiment d'orgueil, feignirent de rentrer sous la loi du célibat ; mais la plus grande partie ne fit qu'ajouter au scandale du désordre celui de l'hypocrisie et du parjure. Les laïques profitèrent de cette guerre intestine pour s'insurger contre l'ordre clérical et se soustraire à toute domination ecclésiastique. Ils profanaient les saints mystères ou disputaient outrageusement sur leur validité ; ne voulant point du ministère des clérogames, ils baptisaient eux-mêmes les enfants. On en vit, au lieu du chrême et de l'huile sainte, employer la cire de leurs oreilles. A l'article de la mort, ils refusaient le viatique qui leur était offert par les prêtres mariés ; ils ne voulaient pas davantage de leur office pour la sépulture ; ils préféraient brûler les dîmes plutôt que de les leur laisser prendre. Enfin, il s'en trouva qui foulèrent aux pieds le corps et le sang du Seigneur, dans l'eucharistie consacrée par des clérogames 1

 

   8. Pareil spectacle ne devait se revoir qu'à l'époque où Luther, déchaînant toutes les passions et toutes les concupiscences au sein d’un clergé perverti par le sensualisme, releva le drapeau de la clérogamie et constitua le protestantisme avec ses ministres réfractaires au célibat ecclésiastique. Mahomet dut son succès à la polygamie ; les chefs de la réforme à la cupidité des rois et au mariage des prêtres. Il n'y a pas là de quoi être fier. Chaque triomphe des convoitises charnelles dans l'humanité correspond à un degré parallèle de décadence sociale. L'œuvre de Grégoire VII luttant seul, au nom du droit, pour l'intégrité des mœurs, est la plus glorieuse et la plus féconde en grands résultats dont l'histoire ait gardé le souvenir. « Après que Henri IV eut été rétabli dans la communion de l'Eglise, dit Lambert d'Hersfeld, les légats apostoliques demandèrent au nom du pontife romain, à convoquer un concile en Germanie pour la réforme disciplinaire. Le roi y consentit d'autant plus volontiers qu'il espérait, non sans fondement, voir déposer comme simoniaques, par le futur synode, un certain nombre d'évêques ses ennemis, entre autres celui de Worms, adversaire déclaré de la ligue royale, organisée par les bourgeois de

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1. Sigebert. Gemhlac. loc, cit.

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cette ville 1. Mais les évêques repoussèrent tumultuairement cette proposition comme une nouveauté inouïe et contraire à leurs droits. Ils soutenaient que le pape avait seul le pouvoir de convoquer et de présider en personne des conciles provinciaux, qu'en son absence ce privilège appartenait à l'archevêque de Mayence primat de Germanie, que jamais l'épiscopat d'Allemagne ne reconnaîtrait ce droit aux légats apostoliques2. Le véritable motif de cette espèce d'émeute, ajoute Lambert d'Hersfeld, était l'ordre donné par le pape à ses légats de procéder synodalement à la déposition de tous les évêques et abbés qui auraient acheté leurs offices à prix d'argent. Déjà, pour ce fait, le souverain pontife avait suspendu l'évêque Hérimann de Bamberg et quelques autres de ses collègues jusqu'à ce qu'ils se fussent purgés en sa présence de l'accusation de simonie 3. »La résistance fut telle, que les légats durent renoncer à la convocation d'un concile. Nous apprenons par une lettre pontificale, datée du 2 décembre suivant, que dans cette occasion Liémar de Brème se signala par un acharnement qui ressemblait au schisme. « Quoi ! lui mandait le pape, avez-vous donc oublié ce que vous devez à la sainte église romaine, les honneurs et les bien-

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1. Cl. tom. XXI de cette Hist., ch. iv, n<> 47.

2. Fleury applaudit à ce langage d'évêques simoniaques révoltés coutre l'autorité du saint-siége ; il lui fait l'honneur d'un commentaire approbatif. « En effet, dit-il, le droit commun était que dans les conciles provinciaux les évêques ne fussent présidés que par leurs métropolitains, et la présence des légats du pape à ces conciles était une nouveauté qui commençait à s'introduire. » (Hist. ecclés., liv. LXII, chap. xi.) Une nouveauté! mais dès le huitième siècle, l'apôtre de l'Allemagne, saint Boniface, avait, durant une période de vingt ans, présidé, comme légat du pape, tous les conciles provinciaux de la Germanie et des Gaules. Mais, dès l'an 493, les évêques de Dardanie, dans leur lettre au pape saint Gélase, le priaient de leur envoyer, suivant la coutume du siège apostolique, des légats pour présider en son nom les conciles provinciaux. Mais, dès l'an 370, saint Basile écrivant à saint Athanase le priait d'intervenir près du pape saint Damase, afin que des légats apostoliques fussent envoyés en Orient pour y rétablir dans les conciles provinciaux la doctrine catholique en son intégrité. La seule nouveauté qui se trouve ici, c'est la prétention des libertés de l'Eglise gallicane s'étayant sur les prétendues libertés de l'Eglise germanique.

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1. l.niniiert. I-IersteSd., Iqc. cit. col. 1161-11C5.

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faits dont elle vous a comblé ? Vous que nous aimions comme on aime un fils, vous que nous considérions comme un rempart de la maison d'Israël, c'est vous qui levez le honteux drapeau de la simonie et de la rébellion! Nos légats, les cardinaux Humbert de Préneste et Girald d'Ostie, devaient réunir et présider, en vertu de notre autorité apostolique, un synode composé de tous les archevêques, évêques, abbés et clercs de la Germanie, afin de corriger les abus, de rétablir la discipline religieuse dans sa pureté primitive. C'est vous qui les en avez empêchés, en vous opposant à la tenue de cette assemblée. Ils vous ont, pour cet attentat, cité à notre tribunal et assigné comme délai la fête de saint André (30 novembre 1074). Ce terme est écoulé et vous n'êtes point venu. Nous vous ajournons irrévocablement au prochain synode que nous devons tenir à Rome, dans la première semaine de carême. D'ici là, au nom du Dieu tout-puissant et par l'autorité des bienheureux apôtres, nous vous déclarons suspens de toute fonction épiscopale 1 »

 

9. Après le départ des légats, que le roi affecta de combler de présents, les évêques simoniaques crurent avoir écarté le péril. «Mais, dit Lambert d'Hersfeld, ce que le pape n'avait pu obtenir par un concile national, il était résolu de le faire exécuter par une série de conciles provinciaux. L'archevêque Sigefrid de Mayence reçut donc de Grégoire VII l'ordre, sous peine d'encourir les censures du saint-siége, de réunir le plus promptement possible un premier synode. Le cauteleux métropolitain reculait devant cette tâche. Prévoyant la difficulté énorme qu'il rencontrerait dans l'extirpation d'un abus si invétéré, il n'osait rappeler un siècle vieilli dans le crime à la pureté de l'Eglise naissante. Il prolongea donc durant six mois ses pourparlers avec les simoniaques et les clérogames, les exhortant à régulariser leur position vis-à-vis du pontife romain et à dégager en même temps sa responsabilité personnelle. Enfin, au mois d'octobre, il ouvrit un synode à Erfurth et redoubla d'instances près des réfractaires, les mettant en demeure ou de renoncer au ministère des autels ou de se séparer de

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1.S. Greg-. VII. Epist. xxym, lib. II; Patr. Lat. tom. CXLVIII, col. 3S2.

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leurs femmes. Ce fut alors un véritable terrent d'injures de la part des clercs scandaleux; ils soutenaient qu'on n'avait pas le droit de leur imposer un tel joug; ils se déclaraient résolus à passer outre. Sigefrid eut l'incroyable lâcheté de s'excuser près d'eux en disant qu'il n'approuvait point la  rigueur du  siège apostolique1, qu'il était contraint  de  prendre des  mesures  auxquelles sa volonté propre n'était pour rien.  En conséquence, il les suppliait de se soumettre et de ne pas lui infliger la douleur de prononcer une sentence d'interdit. A ces mots, les concubinaires demandèrent à se retirer ensemble pour délibérer. Ils quittèrent en effet la salle des séances. La majorité était d'avis de profiter de l'occasion pour retourner chez eux et laisser tout en suspens. Mais quelques meneurs, dont la voix  stridente domina bientôt parmi cette  foule ignoble, criaient qu'il fallait rentrer dans la salle synodale, prendre l'archevêque sur son siège et le massacrer avant qu'il ait eu le temps  de prononcer une sentence    d'excommunication.   « Cet exemple, disaient-ils, passera à la postérité et nous garantira de la part des successeurs de Sigefrid une paix que nul ne songera à troubler2. » Tel était le clergé de Germanie au XIe siècle. Recruté parmi les descendants des barbares, évangélisés pour la première fois en 750 par saint Boniface, il n'avait que le vernis du christianisme : l'eau du baptême avait coulé sur des fronts sauvages sans pénétrer au fond des coeurs. Rome était toujours, comme hélas! elle l'est encore pour l'Allemagne actuelle, la grande et traditionnelle ennemie. On la détestait en la personne du vicaire de Jésus-Christ, comme jadis Arminius l'avait exécrée en la personne des empereurs païens. «Effrayé des cris de mort qui retentissaient à ses oreilles, reprend le chroniqueur, Sigefrid envoya des parlementaires aux mécontents. On leur promettait, s'ils voulaient rentrer pacifiquement au synode, de surseoir à toute sentence définitive et d'obtenir du pape l'annulation de ses décrets injurieux. A ces con-

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1. Se ille ad hanc   exactionem prseter voluntatem prepriam compulsum   00» tundebat.

2. Lambert. Hersfeld. Annal. 1073, Vatr. Lat. tom. CXLYI, col. 117D.

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ditions, l'effervescence se calma et le lendemain tous reparurent
au synode. Il n'y fut plus question de clérogamie, mais Sigefrid,
plus cupide encore qu'il n'était lâche, s'avisa de remettre en délibération l'affaire des dîmes qu'il prétendait depuis trois ans imposer à la province de Thuringe, comme si les traités de paix
conclus à Gerstungen et à Goslar n'avaient pas prononcé sur ce
dangereux litige. Au premier mot de dîmes, clercs et laïques se
précipitèrent sur l'archevêque, et l'eussent massacré, sans une escouade de soldats qui arrivèrent à temps pour le soustraire à leur
fureur. Cet incident tumultuaire mit fin au synode d'Erfurth1.

   10. Celui de Passaw, convoqué en même temps par le saint évêque Altmann, n’eut pas une meilleure issue. « A cette époque, dit l’hagiographe, l'église de Germanie avait réalisé la parole du prophète des lamentations : Frons meretricis facta erat eis, et erubescere nolebant2. » Le pontife romain entreprit d'extirper ces honteux désordres. Ceux des évêques qui s'inspiraient uniquement du zèle de la maison de Dieu et de la pensée du salut des Ames, applaudirent à ses efforts et le secondèrent dans la mesure de leur pouvoir. Le bienheureux Altmann fut du nombre. Dans un synode où il avait convoqué tous les prêtres de son diocèse, il donna lecture des décrets apostoliques et exhorta les assistants à reprendre la couronne d'honneur de la pureté sacerdotale. « Si dans toutes les âmes chrétiennes cette vertu, disait-il, est un ornement et une gloire, elle est indispensable pour les ministres des autels qui doivent offrir chaque jour à la divine majesté l'hostie immaculée du corps et du sang de Jésus-Christ. » Par ces exhortations et d'autres semblables, comme un bon pasteur et un docteur prudent, il s'efforçait de ramener tant d'égarés au sentiment du devoir. Mais il n'y réussit point. Les coupables se retranchaient sur la prescription qui semblait autoriser leurs désordres, sur l'exemple des évêques précédents qui les avaient tolérés en silence. « Moi aussi je pourrais me taire, répondit le serviteur de Dieu, si le seigneur pape autorisait

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1.         Lambert. Hersfeld. Annal. 1075, Patr. Lai., tom. CXLVI, col. 1170.

2.         Jerem., ni, 3.

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une pareille connivence de ma part. Mais si vous vous damnez en violant la loi du Christ, je ne veux point perdre mon âme par une coupable indulgence. Il est écrit que « non-seulement ceux qui font le mal, mais ceux qui y coopèrent par leur consentement sont dignes de mort.1 » Malgré ses instances, le synode se sépara sans avoir rien résolu. Le saint évêque, prenant alors conseil de quelques hommes sages dont il exigea le secret, attendit une occasion solennelle pour prononcer la sentence définitive. Le jour de la fête de saint Etienne, patron de son église (26 décembre 1074), en présence de toute la foule, clergé, noblesse et peuple, réunie pour la solennité, pareil « à un lion de justice,2 » il monta à l'ambon, donna lecture des décrets apostoliques et conclut en disant que les coupables ayant jusque-là repoussé ses exhortations paternelles, il usait de son autorité épiscopale en les frappant d'excommunication et d'anathème. A ces mots, des vociférations de fureur éclatèrent de toutes parts, la multitude ivre de sang, se précipita sur l'homme de Dieu ; elle l'eût mis en pièces sans le dévouement des seigneurs qui parvinrent, au péril de leur vie, à sauver la sienne3. »

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon