Guerres civiles dans les Gaules 2

Darras tome 16 p. 588

 

   22. Le nom de Thierry IV dit de Chelles n'a laissé d'autres traces dans l'histoire profane que les dates de son avènement sur un trône fictif à l'âge de cinq ans, et celle de sa mort en 737, quand il atteignait sa vingt-troisième année. Triste sort d'un prince con­damné à vivre et à mourir pour le compte d'autrui, sous la tutelle d'un maire du palais, son subordonné nominal, son tyran effectif! L'histoire ecclésiastique conserve cependant un titre précieux, émané de cette victime royale, ou plutôt rédigé en son nom et vrai­semblablement à son insu par ordre de Charles Martel. C'est un diplôme daté du 1er mars 723. Le jeune prince n'avait que huit ans; il était encore incapable de comprendre la tristesse du rôle qu'on lui faisait jouer et la signification des actes enregistrés en sa présence. Avec Chilpéric II s'était évanoui le dernier espoir de la race mérovingienne. La descendance de Clovis allait finir dans la servitude; mais la foi chrétienne de Clovis ne devait pas s'étein­dre au royaume des Francs. Le duc d'Austrasie pouvait oppri­mer l'Église, livrer les évêchés et les abbayes à une soldatesque immonde ; il ne put arracher du cœur des Francs le culte national pour le patron céleste des Gaules, saint Denys l'Aréopagite. Le diplôme qu'il accorda à cette époque en faveur du mo­nastère de l'abbaye de Saint-Denys en est la preuve irréfragable. Cette pièce que Mabillon a reproduite ex autographo, dans son grand

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ouvrage De re diplomatica, est conçue en ces termes : « Théoderic roi des Francs, homme illustre. Parmi les objets qui sollicitent de préférence l'attention bienveillante de notre clémence royale, nous mettons au premier rang les requêtes dont le but intéresse le salut des âmes et le culte divin. Les accueillir, c'est attirer sur nous les bénédictions du ciel, en assurant le repos des serviteurs de Dieu et le respect dû aux lieux saints. A l'époque où le Père tout-puis­sant, à la voix duquel la lumière jaillit autrefois au sein du noir chaos, voulut illuminer le monde des âmes par le mystère de l'in­carnation de son Fils unique Jésus-Christ Notre-Seigneur et par les flammes de son Esprit-Saint, le bienheureux martyr Denys et ses compagnons Rusticus et Eleuthère se dévouèrent pour le triomphe de la foi chrétienne. Disciples des apôtres (primi post apostolos), ils vinrent dans cette province des Gaules, envoyés par le bienheureux Clément successeur de l'apôtre Pierre, prêcher le baptême de pénitence et la rémission des péchés. En récompense de leurs travaux, ils méritèrent l'honneur du martyre et en recueil­lirent les palmes glorieuses. Leurs restes vénérés reposent dans la basilique élevée sur leur tombeau. Depuis les temps les plus an­ciens jusqu'à nos jours, d'éclatants miracles n'ont cessé d'être obtenus par leur intercession et la puissance de Jésus-Christ. C'est là que repose aussi le corps de notre cinquième aïeul 1 le glorieux roi Dagobert I de bonne mémoire. Plaise à Dieu de nous faire participer nous-même un jour, par l'intercession de ces bienheureux martyrs, à la gloire du royaume céleste et aux félicités de l'éternelle vie dans les splendeurs des saints ! Or, le vénérable abbé de Saint-Denys, Berthoald, notre homme fidèle (vir fidelis noster) nous a transmis, par l'intermédiaire de l'illustre Charles notre maire du palais (major domus), une requête à l'effet d'obtenir de notre clémence royale la confirmation de tous les privilèges jadis accordés à la basilique de notre spécial et glo­rieux patron, tant par les pontifes de la cité des Parisii que par

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1 Proatavus, cinquième aïeul (Ducange, Glossar.). Thierry IV de Chelles remontait à Dagobert I par Dagobert 111 (711-716), Childebert III (695-711), Thierry 111 (673-691), et Clovis 11 (638-656).

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nos royaux ancêtres. Pour mieux en assurer l'exécution, l'illustre Charles a joint ses instances près de notre celsitude aux prières du vénérable abbé, et nous a demandé des lettres solennelles de confirmation. Nous avons de grand cœur souscrit à leurs pieux désirs... Donné le jour des calendes de mars, l'an IVe de notre règne, à Valenciennes, au nom de Dieu heureusement. Amen 1. »
 

   23. L'enfant royal mêlait ainsi son souvenir désormais impérissable au témoignage officiellement rendu par la France mérovin­gienne à la mémoire de l'apôtre national, jadis envoyé dans la ville de Lutèce par le pape saint Clément. Jamais la France n'avait eu un plus pressant besoin du patronage de ses protecteurs célestes. Pendant que le duc d'Aquitaine et son malheureux allié Chilpéric II luttaient à Soissons contre Charles d'Austrasie, le gouverneur mu­sulman d'Espagne, Zama, lançait en deçà des Pyrénées une popu­lation entière d'Arabes et de Maures. L'heure semblait propice aux enfants du prophète pour envahir la Gaule. Derrière la nuée des combattants qui marchaient en première ligne, une véritable im­migration suivait pas à pas, groupée par familles et par tribus, dans l'espoir d'occuper les territoires nouveaux que le croissant allait soumettre à son empire. La Septimanie fut inondée en un clin d'œil; Narbonne, capitale de la province, ferma ses portes et essaya une résistance désespérée. Zama emperta la place d'assaut, fit passer tous les hommes au fil de l'épée ; les femmes et les enfants furent dirigés, comme de vils troupeaux, sur les frontières d'Espa­gne (720). Maître de la Narbonnaise, le chef musulman y organisa le service de l'impôt; il écrivit au calife que l'étendard de Mahomet flotterait bientôt depuis les Pyrénées jusqu'aux rives du Danube. Quelques mois après, comme rien n'arrêtait sa marche victorieuse, Zama parut sous les murs de Toulouse (721), résolu à traiter la capitale de l'Aquitaine comme il avait traité Narbonne. Or, c'était le moment où le duc Eudes, vaincu à Soissons, rentrait dans ses états. Son armée n'existait plus, il semblait impossible d'en recons-

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1 Mabillon, De re diplomatie, lib. Vf, 11° 36. La Patrologie latine (tom. LXXI, col. 1197-1198) reproduit quelques fragments de cette charte méro­vingienne.

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tituer une autre. Eudes cependant ne désespéra pas. Les pourpar­lers qu'il entretenait alors avec le duc d'Austrasie au sujet du malheureux Chilpéric durent, selon toute vraisemblance, leur suc­cès précipité à la pression de ces événements formidables. Chilpé­ric II fut sacrifié; mais par une compensation providentiellement réservée à l'héroïsme de ce prince, sa chute sauva la France. Charles d'Austrasie n'avait pas le temps de revenir des bords du Rhin, où il s'était élancé à la poursuite des Saxons. Il permit au duc d'Aquitaine d'appeler à son secours les Neustriens et les Burgondes. Ce qui restait en état de porter les armes dans ces deux provinces et dans toute la Gaule méridionale accourut sous les étendards de la croix. Car tel fut réellement le caractère de cette expédition improvisée, où deux cultes et deux civilisa­tions allaient se mesurer dans une lutte gigantesque. Les reliques envoyées de Rome par le pape saint Grégoire II furent distribuées aux guerriers chrétiens. L'un de nos historiens nationaux les plus autorisés, Flodoard, confirme sur ce point la donnée du Liber Pontificalis. Les éponges qui avaient servi le jeudi saint à la purifi­cation du maître-autel de la basilique vaticane, coupées en menues parcelles, furent distribuées aux soldats chrétiens. « C'était, dit Flodoard, la bénédiction que le pape envoyait aux Francs, comme un gage assuré de victoire. Le fer des Agaréniens devait s'émousser au contact de cette relique sacrée : quiconque la portait ne pouvait être blessé. » Nous sommes donc ici en présence d'un acte de foi national. Est-ce à dire que parmi les soldats du duc d'Aquitaine il ne se trouvât aucun de ces ennemis du surnaturel chrétien, dont toutes les époques présentent des échantillons? Évi­demment dans ce pêle-mêle des races du nord et du midi, réunies pour la défense du foyer commun, il ne manquait pas de dissidents. Les adorateurs d'Odin et de Teutatès y cou­doyaient les soldats du Christ. Chacun fut libre d'accepter ou de répudier la relique venue de la confession de saint Pierre. La ba­taille s'engagea le lendemain sous les murs de Toulouse, avec un acharnement égal des deux côtés. Les Maures n'avaient plus que ce dernier obstacle à vaincre pour rester maîtres de l'Europe : les

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Francs s'ils étaient vaincus disparaissaient du nombre des peuples, et voyaient finir leur histoire avec la conquête de leur patrie. Après six heures d'une mêlée sanglante, Eudes d'Aquitaine put enfin percer la muraille vivante que lui opposait l'ennemi. Le vizir mu­sulman, Zama, tomba frappé de mort. Privés de leur chef, les Sar­rasins se débandèrent : ils furent massacrés au nombre de trois cent mille. Ce chiffre officiel, donné par le duc d'Aquitaine dans sa lettre à saint Grégoire II, s'explique par la nature même de l'inva­sion musulmane. Derrière les guerriers de l'Islam, les Francs trouvèrent la multitude des femmes, des enfants, des vieillards, immense troupeau qui suivait l'armée dans l'espoir de partager les fruits du triomphe. Le glaive des vainqueurs put donc se plonger sans miséricorde dans le sang. Mais ce que les rationalistes mo­dernes ne sauraient expliquer, c'est que parmi les soldats de la Gaule aucun de ceux qui avaient reçu la relique envoyée par le pape ne fut atteint même d'une simple blessure. Quinze cents hommes du côté des Francs perdirent la vie dans cette mémorable journée ; tous ils avaient répudié le gage de bénédiction venu du tombeau de saint Pierre (721).

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