tome 23 p. 510
CHAPITRE XXIII.
Les divers événements ne dépendent point de la faveur ou de l'opposition des démons, mais de la juste volonté du vrai Dieu.
1. Eh quoi! ne semblent‑ils pas avoir favorisé les passions, et ce qui est évident, c'est qu'ils n'ont pas cherché à les réprimer? Ils font parvenir sept fois au consulat Marius, homme nouveau, de basse naissance, cruel instigateur, et auteur d'affreuses guerres civiles; grâce à ces dieux, il meurt comblé de jours, et pendant son septième consulat; il évite ainsi de tomber entre les mains de Sylla, qui bientôt va revenir victorieux. Que si ces faveurs ne sont point un effet de la protection des dieux, voici certes un aveu qui a son prix: Quoi ! sans leur protection un homme peut donc obtenir tous les avantages temporels si ardemment convoités! Un homme comme Marius peut, malgré l'indignation de ces dieux, avoir santé, force, richesses, honneurs, dignités, longue vie? Et un homme comme Régulus sera réduit en captivité et en esclavage ; il aura à souffrir la misère, les veilles, toutes sortes de douleurs et une mort cruelle, malgré l'amitié de ces mêmes dieux? Mais c'est un aveu de l'impuissance de ces dieux et de l'inutilité de leur culte? En effet, s'ils ont surtout donné au peuple des enseignements contraires à la probité, et à ces vertus dont on attend la récompense après la mort; si, par rapport aux prospérités passagères du temps présent, ils ne peuvent être nuisibles à leurs ennemis, ni utiles à leurs amis, est‑il besoin de les honorer? Faut-il y mettre tant d'empressement? Dans ces jours de calamités et de douleurs, pourquoi se plaindre comme s'ils s'étaient retirés à cause de quelque offense? Pourquoi à leur occasion adresser à la religion chrétienne les plus indignes outrages? S'ils ont quelque puissance pour le bien ou pour le mal, comment ont‑ils si bien favorisé Marius, le plus méchant des hommes? Comment ont‑ils délaissé Régulus, ce citoyen si vertueux? N'est‑ce pas une preuve manifeste que ces dieux sont injustes et mauvais? Peut‑être est‑ce pour cela même qu'on pense qu'il faut les craindre et les honorer? Erreur, car Régulus les a certes aussi bien servis que Marius. Toutefois, si les dieux ont plus favorisé ce dernier, ce n'est pas une raison
=================================
p511 LIVRE IL ‑ C14APITRE XXIII.
pour imiter ses crimes; en effet, Métellus, l'homme le plus estimé parmi les Romains, qui eut cinq fils consulaires, jouit aussi de toutes les félicités temporelles; l'infâme Catilina, au contraire, criblé de dettes, périt misérablement dans la guerre suscitée par sa perfidie; mais un bonheur véritable et solide devient le partage seulement des serviteurs fidèles du vrai Dieu qui seul peut le donner.
2. En voyant la république périr par la corruption morale, les dieux ne firent rien pour régler ou corriger les moeurs, afin d'empêcher cette ruine, mais ils la précipitèrent en développant encore cette dépravation universelle. Prétendront‑ils encore être bons, feignant de se retirer comme offensés par la corruption des citoyens? Mais ils sont bien là encore, ils se trahissent, et on les convainc d'imposture; ils sont impuimants à rien sauver par leurs préceptes, impuissants à se cacher dans le silence. Je ne parle point de ce que fit la compassion des habitants de Minturnes, lorsqu'ils confièrent Marius à la protection de la déesse Marica dans son bois, pour lui assurer le succès; je ne dis point comment, sorti heureusement de l'état le plus désespéré, ce barbare introduisit dans Rome une armée aussi barbare que lui; on pourra, si l’on veut, lire dans les historiens les cruautés qu'il exerça dans sa victoire, victoire plus sanglante contre des citoyens qu'elle ne l'eût été contre des ennemis. Je passe tout cela, et je n'attribue pas cet atroce succès de Marius à je ne sais quelle déesse Marica, je l'attribue à une disposition secrète de la divine Providence, pour fermer la bouche des païens, et garantir de l'erreur ceux qui, au lieu d'écouter les passions, veulent peser sagement les choses. En effet, si les démons exercent quelque action dans ces événements, ils ne peuvent dépasser les limites qu'il plaît à la Toute‑Puissance divine de leur fixer. Ainsi nous apprenons à ne point trop estimer la prospérité terrestre, qui bien souvent est le partage des méchants, comme elle le fut de Marius, et à ne point la considérer comme mauvaise, puisque bien des fois aussi elle fut accordée, malgré les démons, à des hommes pieux et adorateurs fidèles du seul vrai Dieu; ainsi encore voyons‑nous que par rapport aux biens ou aux maux de la vie présente, nous n'avons ni à craindre, ni à apaiser ces esprits impurs. Ils sont comme les méchants ici‑bas, ils ne peuvent faire tout ce qu'ils voudraient, mais seulement ce que leur permet la disposition de Celui dont personne ne peut comprendre pleinement, ni reprendre justement les décrets.
=================================
p512 DE LA CITÊ DE DIEU.
CHAPITRE XXIV.
Des actions de Sylla dont les dieux se vantèrent d'être les fauteurs.
1. Sylla lui‑même de qui la domination fit regretter celle dont il tirait vengeance, Sylla s'étant avancé avec son armée sous les murs de Rome pour combattre Marius, les entrailles des victimes donnèrent des présages si favorables, que, selon Tite‑Live, l'aruspice Posthumius s'engagea à subir le dernier supplice, si les dieux n'aidaient Sylla à accomplir tout ce qu'il méditait. Ils n'avaient donc point quitté leurs sanctuaires et leurs autels, quand ils annonçaient ainsi les succès de Sylla, et n'avaient nul souci de réformer ses mœurs. Ils lui présageaient une grande victoire, mais ils n'avaient garde de réprimer ses mauvaises passions par de salutaires menaces. Déjà, pendant la guerre contre Mithridate en Asie, Jupiter lui fait dire par Lucius Titius qu'il sera vainqueur, ce qui se réalise. Puis lorsqu'il se prépare à revenir à Rome, pour venger dans le sang des citoyens ses injures personnelles et celles de ses amis, le même Jupiter envoie encore un soldat de la sixième légion, lui annoncer que, comme il lui avait prédit la victoire sur Mithridate, il lui promet encore de l'aider à reprendre le pouvoir à ses ennemis, mais en versant beaucoup de sang. Sylla demande au soldat quelle était la forme de l'apparition, et sur la réponse de celui‑ci, il reconnaît que c'est la même qu'avait vue cet autre soldat qui lui avait, de la part de Jupiter, prédit la victoire sur Mithridate. Que répondre ici? Pourquoi chez ces dieux, le soin d'annoncer tous ses succès? sans qu'aucun d'eux s'inquiète de corriger Sylla par ses conseils, et de l'empêcher, non pas de souiller, mais d'anéantir complétement la république par les maux horribles d'une épouvantable guerre civile ? On comprend, ce que j'ai déjà remarqué plus d'une fois, et les saintes Ecritures d'accord avec les faits nous l'enseignent, que les démons travaillent dans leur intérêt, en se faisant reconnaître et adorer comme des dieux, et en réclamant des hommages qui, au jugement de Dieu, associeront leurs adorateurs à la réprobation qu'ils subissent eux‑mêmes.
2. Plus tard, Sylla étant venu à Tarente, y offre un sacrifice; sur le sommet du foie d'un veau offert, il aperçoit la figure d'une couronne d'or. C'est, lui dit l'aruspice Posthumius, le présage d'une victoire signalée, et vous seul, ajoute‑t‑il, devez manger les entrailles de la victime. Bientôt arrive l'esclave d'un certain Lu-
=================================
p513 LIVRE Il. ‑ CHAPITRE XXV.
cius Pontius, et d'un ton de prophète, il s'écrie: “Bellone m'envoie, Sylla, la victoire est à toi. » Puis il ajoute: « Le Capitole va brûler. » Aussitôt il quitte le camp, mais il revient précipitamment le lendemain, et déclare que le Capitole est brûlé. C'était vrai, le démon, du reste, pouvait facilement prévoir ce fait, et en annoncer de suite l'accomplissement. Voyez donc, et ceci intéresse particulièrement notre cause, voyez donc quels sont ces dieux auxquels veulent être soumis ceux qui blasphèment notre Sauveur, qui affranchit ses fidèles de l'empire des demons ! Un homme s'écrie d'un ton prophétique : « Sylla, la victoire est à toi; » et pour montrer qu'il fait cette prédiction au nom d'un esprit divin, il annonce en même temps un fait qui va s'accomplir, et qui s'accomplit, en effet, bientôt, à une grande distance du lieu où était ce messager inspiré. Toutefois, il ne s'écrie pas: “ Sylla, pas de cruautés. » Et certes ne méditait-il pas des crimes épouvantables, ce vainqueur qui avait, dans un foie de veau, aperçu une couronne d'or comme un signe glorieux de son triomphe? Si de tels indices venaient de divinités justes, et non des démons impies, les entrailles des victimes ne devaient présager à Sylla que ses crimes et leurs suites funestes, même pour lui. En effet, cette victoire fut moins utile que fatale à sa grandeur à raison de ses passions. Insatiable dans ses désirs, élevé ou plutôt accablé par la prospérité, il se fait plus de mal à lui‑même par sa corruption, qu'il n'en cause à ses ennemis par sa cruauté. Ces choses véritablement tristes et déplorables, les dieux ne les lui annoncent ni par les entrailles des victimes, ni par les augures, ni par une vision, ni par une prophétie. Ils avaient plus peur de le voir sage que victorieux; bien plus, ces démons l'aidaient à remporter une grande victoire sur ses concitoyens, pour le vaincre eux‑mêmes, l’enchaîner par des vices honteux, et ainsi se l'attacher d'une manière plus étroite.
CHAPITRE XXV.
Combien les esprits mauvais portent les hommes au mal, en donnant leurs exemples comme une autorité divine.
1. Qui donc, à moins qu'il ne préfère imiter de tels dieux, plutôt qu'être délivré de leur joug par la grâce du vrai Dieu, qui donc, dis‑je, ne comprend et ne voit comme ces esprits mauvais s'efforcent de donner au crime, par leur exemple, une autorité divine? On les a vus, en effet, se livrer entre eux un combat, dans une plaine de la Campanie, où peu après, pendant la guerre civile, eut lieu une bataille acharnée. (JUL. OBs., lib. de Prodigiîs.) D'abord on enten-
=================================
p514 DE LA CITÉ DE DIE, V.
dit un grand tumulte, et bientôt plusieurs racontèrent qu'ils avaient vu deux armées se battre pendant quelques jours. La bataille terminée, on remarqua des piétinements d'hommes et de chevaux, autant qu'il en pouvait rester à la suite d'un tel combat. Si cette guerre entre eux fut réelle, c'est une bonne excuse pour la guerre civile, mais aussi on peut voir par là comme ces dieux sont méchants et misérables. Si ce combat fut une feinte, dans quel but eut‑il lieu, sinon dans celui d'engager par leur exemple les Romains à se livrer sans remords aux horreurs de la guerre civile? Déjà cette guerre était commencée, et plusieurs engagements impies avaient été suivis d'un détestable carnage. Un soldat arrachant les dépouilles d'un ennemi qu'il venait d'abattre, avait reconnu son propre frère dans ce cadavre dépouillé, et maudissant les guerres civiles, il s'était tué lui‑même sur le corps de son frère. Ce trait avait causé une assez vive émotion. Pour diminuer l'horreur qu'inspiraient des faits de ce genre, pour attiser encore la fureur de ces guerres criminelles, ces funestes démons qu'on vénère, qu'on adore comme des dieux, veulent se montrer aux hommes en guerre les uns avec les autres, afin que les citoyens ne craignent pas de continuer cette sorte de combats, et que les crimes des hommes trouvent leur excuse dans l'exemple des dieux. C'est ce même esprit de malice qui les porte à exiger qu'on leur dédie, qu'on leur consacre ces jeux du théâtre, dont j'ai déjà longuement parlé, dans lesquels et les chants, et les représentations étaient d'abominables infamies commises par ces dieux. Qu'on pense qu'ils les ont commises réellement, ou s'ils ne les ont pas commises, qu'on voie que la représentation de tels actes leur est agréable, cela suffit pour déterminer à les commettre en toute sécurité. Ainsi, pour égarer les esprits, ils ont voulu, non‑seulement par des combats tels que les représentent les acteurs, mais en se montrant eux‑mêmes aux hommes sur un champ de bataille, justifier les récits des poètes; afin que, lorsque ces derniers les montrent luttant les uns contre les autres, on ne pût prétendre que c'étaient là des inventions indignes d'eux, et injurieuses à leur divinité.
2. Nous sommes contraints de rappeler ces choses, de montrer que les auteurs païens eux-mêmes ne craignent pas de dire et d'écrire que la corruption des mœurs avait tué la république romaine bien avant la venue de Jésus‑Christ. Cette destruction, nos adversaires ne l'imputent pas à leurs dieux, mais ces maux passagers qui ne peuvent nuire aux justes, soit que ceux‑ci leur survivent, ou qu'ils y trouvent la mort, ces maux, selon eux, c'est notre Christ qui en
=================================
p515 LIVRE Il. ‑ CHAPITRE XXVI.
est l'auteur. Pourtant c'est lui qui par tant de préceptes soutient la vertu contre la corruption, tandis que leurs dieux n'ont jamais donné aucune prescription de ce genre, et qu'au contraire, peu soucieux de la moralité de leurs adorateurs et du salut de la république, ils ont, par leurs exemples funestes, autorisé cette dépravation qui causa sa ruine. Certes personne, je pense, n'osera dire que si la république a péri, c'est que ces dieux, amis de la vertu, irrités contre les vices de leurs adorateurs, ont déserté les temples et abandonné leurs autels; leur présence ne nous est‑elle pas attestée par tous ces présages, ces augures, ces oracles qu'ils étalent complaisamment pour montrer leur connaissance de l'avenir, et l'aide qu'ils peuvent donner dans les combats? Si véritablement ils s'étaient retirés, si soustraits à leurs funestes instigations, les Romains n'eussent été poussés à la guerre civile que par leurs propres passions, cette guerre eût été moins cruelle.
CHAPITRE XXVI.
Morale enseignée en secret par les dieux , tandis que publiquement ils enseignaient la corruption.
1. S'il en est ainsi, si ces infamies, mêlées à ces cruautés, si ces hontes, ces crimes des dieux, réels ou supposés, sont, à leur demande et sous peine d'encourir leur indignation, consacrés par des fêtes solennelles, étalés en public pour être offerts aux regards et à l'imitation de tous; que veut‑on dire lorsqu'on prétend que, dans le secret des temples, quelques préceptes de morale sont donnés à un petit nombre d'initiés par ces mêmes démons ? Ah ! leur amour de la volupté les signale assez comme des esprits immondes, et par les crimes honteux, réels ou imaginaires, dont ils demandent la représentation aux débauchés, l'extorquant à ceux qui ont quelque pudeur, ne se proclament‑ils pas les auteurs d'une vie criminelle et dépravée ? Si cette initiation est vraie, c'est la preuve d'une malice plus raffinée chez ces êtres nuisibles. Telle est, en effet, le pouvoir de l'innocence et de la chasteté, qu'il n'y a personne ou presque personne qui ne soit sensible à la louange de les posséder, ou qui soit perverti au point d'avoir perdu tout sentiment de l'honnête. La malice des démons ne pourrait donc aussi complétement séduire, si, comme le disent nos Ecritures, ils ne se transformaient parfois en anges de lumière. (Il Cor., xi, 14.) Au dehors donc des enseignements impies et im-
=================================
p516 DE LA CITÉ DE DIEU.
purs retentissent avec solennité aux oreilles des peuples, au dedans une chasteté hypocrite fait à peine entendre quelques sons à un petit nombre. La publicité la plus grande pour les obscénités, le secret pour ce qui est honnête; la vertu se cache, le déshonneur s'affiche. Le mal rassemble une foule de spectateurs; ce qui est bien trouve à peine de rares auditeurs, comme s'il fallait rougir de la vertu, et se glorifier du vice. Mais où cela se passe‑t‑il, sinon dans les temples des démons, dans les repaires de l'imposture? Il arrive ainsi que les hommes honnêtes, d'ailleurs en petit nombre, sont séduits, et que le grand nombre de ceux qui sont dépravés est maintenu dans la corrpution.
2. Où et quand les initiés de la déesse Céleste (1) recevaient‑ils ces leçons de chasteté? Nous l'ignorons. Mais devant le temple même où se voit l'image de la déesse, réunis de toutes parts et nous plaçant comme nous pouvions, nous regardions très attentivement les jeux qui se célébraient; nos yeux se portaient tour à tour et sur ces courtisanes parées, et sur la déesse vierge; on l'adorait avec respect, on commettait devant elle toute sorte d'infamies. Nous n'avons pas vu là d'histrion réservé ou de comédienne retenue; chacun était fidèle à son rôle impudique. On savait les hommages qui plaisaient à la déesse; après avoir assisté à ce spectacle, la matrone retournait plus instruite au foyer domestique. Quelques‑unes, plus réservées, détournaient leurs regards de ces mouvements lascifs des histrions, et ce n'était que par des regards jetés à la dérobée qu'elles apprenaient l'art du crime ! Elles n'osaient, en effet, devant des hommes fixer leurs regards sur ces spectacles impurs; mais elles eussent encore moins osé condamner avec un cœur chaste des cérémonies sacrées, objets de leur vénération. Cependant, on apprenait publiquement dans le temple ce qu'on n'eût osé commettre que dans le secret de la maison. La pudeur (s'il s'en trouvait dans un tel lieu) devait certes être surprise que les hommes ne commissent pas librement des crimes enseignés religieusement au nom des dieux, crimes dont ils exigeaient la représentation sous peine de s'exposer à leur colère. Quel esprit donc, sinon celui qui se complaît dans ces hommages impurs, stimule intérieurement les âmes corrompues, et, se repaissant de leurs crimes, les encourage aux adultères? Il élève dans les temples les simulacres des démons. Il aime dans les jeux la représentation des vices; murmurant en secret, pour tromper quelques âmes honnêtes, certaines paroles de vertu, il étale au grand jour toutes les séductions de la volupté, pour retenir sous son empire le nombre infini des hommes dépravés.
-------
(1) Voyez sur cette déesse Céleste la note placée au chap. IV de ce même livre.
=================================
p517 LIVRE H. ‑ CHAPITRE XXVII.
CHAPITRE XXVII.
Jeux obscènes par lesquels les Romains apaisaient les dieux lorsque la République était en péril.
Homme sérieux et se croyant philosophe, Cicéron, édile désigné, proclamait dans toute la cité que, parmi les devoirs de sa charge, il devait, par des jeux solennels, apaiser la déesse Flore; or, on célébrait ordinairement ces jeux avec d'autant plus de dévotion qu'ils sont plus infâmes. Devenu consul, au moment où la république courait les plus grands périls, il dit, dans un autre endroit, que rien de ce qui peut calmer les dieux n'a été omis, et qu'on a célébré les jeux pendant dix jours. Comme s'il n'eût pas été plus convenable d'irriter de tels dieux par la tempérance, que de les apaiser par des obscénités, et de provoquer leur colère par la pratique de la vertu, que de les adoucir par de si honteux désordres. Ces hommes contre lesquels on cherchait à se rendre les dieux propices, eussent‑ils sévi avec la plus effrayante cruauté, auraient été moins nuisibles que ces dieux qu'il fallait apaiser par le plus honteux libertinage. Puisque, pour détourner les maux dont l'ennemi menaçait les corps, on n'obtenait l'assistance de ces dieux qu'en ruinant la vertu dans les âmes; ils ne veulent protéger les murailles de la cité, qu'après y avoir eux‑mêmes détruit de fond en comble les bonnes mœurs. Et la ville entière repaissait ses yeux et ses oreilles du spectacle de ces jeux, par lesquels on apaisait de telles divinités; jeux où s'étalaient l'effronterie, l'impudence, la luxure, la corruption, la débauche, et dont la louable vertu des Romains privait les acteurs de tout honneur, les dégradait de leurs tribus, les notant de honte et d'infamie. Oui, toute la cité contemplait ces hommages honteux, abominables pour toute piété vraie, destinés à rendre propices de tels dieux; elle entendait ces fables licencieuses et criminelles sur ces mêmes dieux, ces actions ignominieuses commises par eux avec une scélératesse et une infamie, qui n'ont pu être surpassées que par la scélératesse et l'infamie de ceux qui les ont inventées. Les spectateurs croyaient qu'il leur fallait imiter ces actions dont la représentation plaisait aux dieux, et non pas pratiquer ce je ne sais quoi de bon et d'honnête, transmis (si toute fois il l'était) à un petit nombre, et si secrètement, qu'on semblait plutôt en craindre la publicité que l'inobservation.
=================================
p518 DE LA CITÉ DE DIEU.
CHAPITRE XXVIII.
Sainteté de la religion chrétienne.
Que les hommes aient été par le nom du Christ arrachés au joug infernal, et à la société damnable de ces puissances impures, que de ces ténèbres funestes de l'impiété, ils soient passés aux salutaires clartés de la religion, c'est ce dont se plaignent ces méchants, ces ingrats. Esclaves étroitement enchainés de cet esprit pervers, ils murmurent en voyant les peuples affluer aux chastes solennités de nos églises, dans lesquelles une honnête décence sépare les deux sexes. Là on apprend combien il faut vivre saintement dans le temps, pour mériter d'obtenir après cette vie une vie heureuse et éternelle; là d'un lieu élevé, et en présence de tous, on explique la sainte Ecriture et la doctrine du salut; ceux qui pratiquent ces enseignements les entendent pour leur salut, ceux qui les négligent les entendent pour leur condamnation. Quelques‑uns de ceux qui raillent de tels enseignements viennent‑ils à les entendre, un changement soudain détruit toute leur insolence, ou bien elle est réprimée par la crainte ou la honte. Rien de souillé, rien de criminel n'est étalé sous les yeux et proposé à l'imitation; mais on y rappelle les commandements du vrai Dieu, on raconte ses miracles, on le remercie de ses bienfaits, on lui demande ses grâces,
CHAPITRE XXIX.
Exhortation aux Romains pour les porter à renoncer au culte des faux dieux.
1. C'est là qu'il faut plutôt élever tes désirs, ô noble caractère de Rome, sang des Régulus, des Scévola, des Scipions, des Fabricius. Voilà où tu dois aspirer. Distingue ces pieux enseignements des folies honteuses et des perfides impostures des démons. Si la nature t'a donné de louables qualités; la véritable piété seule les purifie et les perfectionne, l'impiété les détruit, et les rend dignes de châtiment. Choisis maintenant ce que tu veux suivre, pour que l'on puisse sans erreur te louer, non en toi‑même, mais dans le Dieu de vérité. Ta gloire autrefois fut célèbre, mais par un secret jugement de la divine Providence, la vraie religion te manqua, tu ne pouvais la choisir. Voici le temps, sors de ton sommeil, déjà tu t'es réveillée dans quelques-uns des tiens, dont la vertu parfaite, et les souffrances endurées pour la foi véritable font notre gloire; résistant avec énergie aux puissances ennemies, ils en ont courageusement triomphé par leur mort, et nous ont acquis par leur sang cette patrie nouvelle. C'est là que
=================================
p519 LIVRE Il. CHAPITRE XXIX.
nous t'invitons, c'est là que nous t'appelons, viens te joindre au nombre des citoyens de cette patrie, dans laquelle la vraie rémission des péchés ouvre en quelque sorte un asile (1). N'écoute pas tes enfants dégénérés qui outragent le Christ et ses fidèles, les accusant des malheurs de ce temps; ce qu'ils veulent, ce ne sont pas des jours où la vie soit tranquille, mais des temps où leur perversité ne soit point troublée. Même pour une patrie terrestre, ces désordres ne te plurent jamais. Maintenant marche à la conquête d'une patrie céleste, cette conquête te coûtera peu, et ton règne y sera solide et éternel. Car là ce n'est plus l'autel allumé de Vesta, ce n'est plus la pierre du Capitole (2), mais le Dieu unique et véritable, qui « ne mesurant à ta puissance ni l'espace, ni la durée, te donnera, un royaume sans fin. » (Enéid., liv. I.)
2. Loin de rechercher ces dieux faux et trompeurs, repousse‑les avec mépris, reprends la véritable liberté. Ce ne sont pas des dieux, ce sont des esprits mauvais qui souffrent de ton éternelle félicité. Junon n'a jamais tant envié aux Troyens, dont tu tires ton origine, la gloire de la cité romaine, que ces démons, que tu regardes encore comme des dieux, n'envient aux hommes la gloire de la Cité éternelle. Et toi-même, n'en as‑tu pas en quelque sorte jugé ainsi, quand d'un côté tu les apaisais par des jeux, et que, d'un autre, tu déclarais infâmes ceux qui représentaient ces mêmes jeux ! Consens à reprendre ta liberté contre ces esprits immondes, qui t'imposèrent l'obligation de leur consacrer comme une chose sainte, la célébration solennelle de leur ignominie. Tu as écarté de tes honneurs les acteurs qui représentaient ces crimes des dieux, conjure le vrai Dieu d'éloigner de toi ces mêmes dieux, qui se complaisent dans ces actions honteuses. S'ils les ont réellement commises, quelle ignominie ! S'ils se les laissent attribuer, quelle perversité! C'est bien d'avoir de toi‑même exclus de la société civile les histrions et les acteurs, mais regarde encore de plus près : Peuvent-elles vraiment apaiser les dieux, ces représentations qui couvrent les hommes d'infamie? Comment penses‑tu placer au rang des puissances célestes les dieux qui se repaissent de tels hommages, quand tu refuses d'admettre ceux qui les leur rendent, même au dernier rang des citoyens de Rome? Comme elle est incomparablement plus glorieuse la Cité celeste où la victoire c'est la vérité, où la dignité c'est la sainteté, où la paix c'est la félicité, où la vie c'est l'éternité ! Tu rougirais d'avoir dans ta
société de tels hommes, à combien plus forte raison refuse‑t‑elle d'admettre dans son sein de
-----
(1) Allusion à l'asile que Romulus avait ouvert dans Rome et dont il sera parlé plus loin. (Liv. V, chap. xvii.)
(2) Allusion au feu de Vesta, qui devait brûler continuellement, et à la statue de pierre, qui représentait Jupiter au Capitole.
=================================
p520 DE LA CITÉ DE DIEU.
tels dieux ? Si donc tu désires parvenir à cette Cité bienheureuse, fuis la société des démons. C'est une honte pour des hommes honnêtes d'adorer des dieux que des infâmes seuls peuvent rendre propices. Que la sainteté chrétienne les bannisse de ton culte, comme la note du censeur excluait les comédiens de tes dignités. Même sur les biens temporels, les seuls que désirent les méchants, comme sur les maux de ce monde, les seuls qui soient redoutés des impies, ces dieux n'ont nullement la puissance qu'on leur attribue. L'eussent‑ils, que nous devrions encore mépriser ces frèles avantages plutôt que de nous exposer, en les honorant à cause de ces biens, à perdre ceux que les démons nous envient. Nous terminons ici ce livre, mais à ceux qui prétendent qu'on doit les honorer parce qu'ils sont puissants sur les biens et les maux d'ici‑bas, nous allons démontrer au livre suivant qu'ils ne possèdent point ce pouvoir.