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Darrs tome 20 p. 24


   16. « Huit jours après, l'envoyé bulgare étant reparti, Nicéphore  qui croyait m'éblouir par la magnificence de ses festins, m'invita, en dépit de la fièvre qui me consumait, je dus me traîner au palais. Le patriarche Polyeucte avec plusieurs évêques était du nombre des convives. L'empereur me posa d'abord quel­ques questions sur les saintes Écritures, j'y répondis avec la grâce de Dieu, assez pertinemment, je crois.  Voulant ensuite amener l'entretien sur un sujet qui lui permit de vous insulter à son aise, il me demanda quels étaient les conciles dont nous observions les canons dogmatiques. — « Nous avons, lui dis-je, les conciles de Nicée, de Chalcédoine, d'Éphèse, d'Antioche, de Carthage, d'Ancyre, de Constantinople. » — «Ah ! ah ! dit-il, vous oubliez le concile de Saxe. Nous n'en possédons pas encore nous-mêmes le texte. C'est une lacune dans nos recueils; mais que voulez-vous? Les Saxons sont novices dans la foi ; la Saxe est loin de nous. Ce bien­heureux concile nous est encore inconnu. » A cette indécente plai­santerie, je répondis du ton le plus grave : « C'est aux membres gangrenés que le chirurgien applique le fer rouge. Or toutes les hérésies jusqu'à ce jour ont pris naissance chez vous; c'est chez vous qu'elles se sont développées; tandis que c'est chez nous, en Occident, et par nous qu'elles ont été jugées, condamnées et frap­pées de mort. Un diacre romain, qui fut plus tard pape universel, Grégoire le Grand, auquel vous avez donné le surnom de Dialogus, enmémoire de l'œuvre immortelle qu'il composa sous ce titre, con­vainquit d'hérésie votre patriarche Eutychius et lui fit abjurer son rreur. Cet Eutychius professait publiquement qu'il n’y aurait point de résurrection des morts; non-seulement il le disait, le prêchait, le

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criait sur les toits, mais il écrivait un volume entier pour soutenir celte assertion impie. Ce volume fut brûlé, selon la loi orthodoxe, par le diacre Grégoire. Je pourrais citer mille autres exemples de ce genre. Les papes de Rome n'ont cessé de flétrir toutes les hérésies qu'on ne se lassait point chez vous d'inventer. Or, la nation saxonne, depuis le jour où elle embrassa la foi de Jésus-Christ, et fut régénérée par le saint baptême, n'a jamais été souillée par aucune hérésie ; elle n'eut donc jamais besoin de synodes pour cor­riger des erreurs qu'elle ne connaît pas. Vous croyez insulter la foi des Saxons en disant qu'elle est novice. J'accepte le mot, car chez eux la foi en Jésus-Christ conserve toute la vigueur de la jeunesse ; elle ne s'est point aflaiblie dans une décadence sénile, elle est féconde en œuvres de salut. Au contraire, je connais des régions où la foi est vieillie au point qu'on la traite comme un vêtement usé qu'on met au rebut. D'ailleurs, il s'est tenu dans la Saxe des synodes où on a décrété qu'il vaut mieux combattre avec le fer qu'avec la plume, et mourir plutôt que de tourner le dos à l'ennemi. » Je m'arrêtai là dans mon invective, mais au fond du cœur je formais tacitement ce vœu : Puisse bientôt l'armée des Grecs en faire l'ex­périence et apprendre que les Saxons sont des soldats 1. »

 

   17. « Dans l'après-midi du même jour, Nicéphore voulut que je vinsse l'attendre au palais, à son retour de la promenade. J'étais  tellement faible et défiguré que sur mon passage, les femmes byzantines levaient les mains au ciel en criant : pauvre malheureux. Ma situation était d'autant plus pénible qu'on m'avait donné le cheval le plus fougueux qu'on eût pu trouver dans les écuries im­périales. Enfin, cette malheureuse journée se termina, et je fus réintégré pans mon cachot. Trois semaines entières s'écoulèrent sans voir d'autres visages que ceux de mes gardiens et de mes com­pagnons de captivité. Le désespoir s'empara de mon âme ; je me figurais qu'on avait résolu de nous faire mourir de langueur dans cette réclusion. Nous implorions la Vierge Mère de Dieu pour notre délivrance. L'empereur cependant était allé s'établir aux eaux

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1 Luitpraod., Légat. Constantinopol, loc. cit. col. 919.

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douces d'Asie. Il se souvint de moi et me fit appeler à son audience, où malgré ma fièvre il me contraignit de rester tête nue durant tout l'entretien. « Les précédents ambassadeurs du roi Othon votre maître, me dit-il, avaient en son nom juré qu'il respecterait tous les droits de notre empire. Ils en ont signé la promesse. Or, se peut-il un plus grand outrage que l'usurpation faite par votre maî­tre du titre d'empereur? Il est allé plus loin encore puisqu'il s'est emparé de trois thèmes (provinces) de notre empire. Je ne puis absolument supporter cette double injure. Vous ne recouvrerez votre liberté qu'en me promettant de la faire réparer. A cette condition seulement vous obtiendrez mes faveurs et je vous renverrai dans votre patrie comblé d'honneurs et de richesses. » — « Mon auguste maître, répondis-je, est aussi sage que puissant. Il a prévu avec l'assistance de l'Esprit-Saint, toutes les propositions qui pourraient m'être faites et il m'a laissé, dans un écrit signé de sa main et muni de son sceau, des instructions dont je n'ai pas le pouvoir de m'écarter. Je suis prêt à confirmer entre vos mains, par serment tout ce que contiennent ces instructions dont je vous donnerai connais­sance. Quant aux précédents ambassadeurs, les engagements qu'ils ont pu prendre sans y être autorisés, ne sauraient avoir la moindre valeur. » Il revint ensuite sur les princes de Capoue et de Bénévent, qu'il traita d'esclaves révoltés. On devinait facilement combien cette affaire lui tenait au cœur. «Votre maitre, me dit-il, a pris sous sa protection ces rebelles. Jamais nous ne pourrons contracter avec lui d'alliance, s'il ne les remet en mon pouvoir. Eux-mêmes demandent à rentrer dans leur devoir; votre maître s'y oppose. Le temps est proche où l'on saura sur les rivages italiens qu'il y a encore des soldats à Constantinople pour châtier des esclaves révoltés et des rois parjures. » Je voulus répondre, mais il ne me le permit point. Il se leva pour passer à table et m'ordonna de l'y suivre. Son père le vieux Bardas, assista au festin. Il est si décrépit que je lui eusse donné cent cinquante ans, ce qui n'empêchait pas les Grecs de le saluer de leur acclamation hypocrite et de leur éter­nelle formule : Que Dieu multiplie les années du césar Bardas ! Quand on eut pris place, Nicéphore ordonna qu'on lût à haute voix

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une homélie de saint Jean Chrysostome sur les Actes des Apôtres. Quand la lecture fut terminée, je demandai la faveur d'être renvoyé près de vous. Nicéphore inclina la tête en signe d'assentiment, mais il me fit ramener dans ma prison et je n'entendis plus parler de lui jusqu'au XIII des calendes d'août (20 juillet 9G8). Ma réclu­sion était plus sévère que jamais ; on ne me laissait communiquer
avec aucune personne du dehors. Cependant Grimizo, l'envoyé d'Adelbert et de Conrad recevait l'ordre de s'embarquer sur une flotte composée de vingt-quatre navires byzantins, deux vaisseaux russes et deux Gaulois. Tels sont du moins ceux que j'ai pu compter et reconnaître du haut de ma prison qui avait vue sur la Corne-d'Or. Ils mirent à la voile, sous mes yeux, le XIV des calendes d'août (19 juillet) 1.

 

18. « Le lendemain, jour où les Grecs célèbrent sur le théâtre l'ascension d'Elie au ciel, Nicéphore m'envoya chercher. «  Je vais, me dit-il, entreprendre une expédition, non pas contre les Chrétiens, ainsi que le fait votre maître, mais contre les Musulmans de Syrie. L'an dernier, j'étais sur le point de partir, lorsqu'on m'an­nonça les préparatifs hostiles que faisait votre maître. Laissant donc de côté les Syriens, je pris la direction de l'Italie, et j'étais en Macédoine à la tête de mon armée lorsque les envoyés d'Othon vinrent m'assurer avec serment des intentions pacifiques de leur maître. Retournez en Italie (à ces mots je dis mentalement Deo gratias!) et s'il persévère dans ses projets d'alliance avec moi, revenez m'en informer. » — « Votre très-sainte Majesté, répondis­-je, peut en toute assurance me renvoyer en Italie. Mon maître est très-réellement dans les dispositions que je vous ai fait connaître, je reviendrai donc avec joie vous en donner un nouveau gage.» — Ma pensée n'était guère d'accord ici avec ma parole, il s'en aperçut pour mon malheur. Un sourire ironique passa sur son visage; je m'inclinai jusqu'à terre pour prendre congé, mais il me fit retenir dans une salle voisine jusqu'à l'heure du  souper, parfumé comme toujours d'une odeur d'ail et d'oignon mêlée à

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1 Luitprand., Leg. Cons., col. 921.

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celle de l'huile rance et de la saumure. Ce jour-là je réussis, non sans des supplications infinies, à lui faire agréer les présents qu'il avait précédemment repoussés avec dédain. Durant le repas, Nicéphore recommença ses plaisanteries injurieuses contre les francs, terme générique sous lequel il comprend indistinctement les Latins et les Teutons. Il me demanda ensuite comment se nommait la ville dont j'étais évêque et quelle en était la situation géographique. « Crémone, lui répondis-je, est assez rapprochée des rives de l'Éridan (le Pô), le roi des fleuves d'Italie, en sorte que les vaisseaux dont me parlait naguère Votre Sublimité Impériale pourraient facilement y accéder. J'ose espérer que, dans ce cas, l'honneur que j'ai eu d'approcher de votre personne sacrée vaudra une sauvegarde à ma ville épiscopale. » Nicéphore comprit parfai­tement le sens ironique de cette allusion ; il me jura que Crémone serait épargnée et ajouta qu'avant peu il me ferait reconduire sur un de ses navires au port d'Ancône. C'était une promesse menson­gère. Trois jours après il quittait Constantinople et se dirigeait en Assyrie, sans laisser aucun ordre pour qu'on subvint aux frais de notre séjour, durant un temps où la disette était telle que chacun des repas de mes vingt-cinq compagnons de voyage et des quatre soldats grecs, nos geôliers, me coûtait plus de trois pièces d'or 1. »


   19.  Le jeudi 23 juillet, le curopalate Léon me fit appeler à son audience. « L'empereur est parti pour se mettre à la  tête de l'armée d'Assyrie, me dit-il. Si vous avez quelques nouvelles communications  à lui  faire,  si même vous désiriez  le  revoir une dernière fois, il en est temps encore et j'ai reçu l'ordre de me mettre à votre disposition. »— « Je n'ai, répondis-je, aucune

communication nouvelle à adresser au   sublime empereur.  Je demande seulement, ainsi qu'il a daigné m'en faire la promesse, d'être ramené par un de ses navires à Ancône.» Léon me jura par la tête de l'empereur, par la sienne propre et par celle de ses enfants, que la chose serait faite. « Mais quand ? » demandai-je-Très-prochainement, répondit-il. Le delongaris (capitaine de

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1 Luitprand., loc. cit. col. 922.

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la flotte) a reçu l'ordre de tout préparer pour votre départ. » — Bercé de cette trompeuse espérance, je m'éloignai plein de joie. Quelle fut ma surprise lorsque, le surlendemain, on me fit monter à cheval pour aller rejoindre Nicéphore à dix-huit milles de Constantinople. A mon arrivée il m'interpella en ces termes : « Je vous croyais un homme honorable et sincère, j'avais compté sur vous pour établir entre votre maître et moi une solide alliance, basée sur la réparation des injustices dont j'ai à me plaindre. Vous avez repoussé toutes mes propositions avec une inflexible dureté. Il ne me reste plus qu'à vous donner un dernier avis. Prévenez votre maître que je vais attaquer mes deux sujets rebelles, les princes de Capoue et de Bénévent, pour les réduire à leur devoir. Qu'il se garde bien de leur porter secours, et puisqu'il refuse de me céder quoi que ce soit de ce qui est à lui, qu'il ne m'empêche pas du moins de rentrer en possession de ce qui est à moi. On ne peut contester que les principautés de Capoue et de Bénévent relèvent de mon empire et lui avaient jusqu'ici payé tribut; bientôt j'aurai repris par les armes ce qu'on m'a ravi par la ruse et la désertion. » — Je répondis en ces termes : «Les nobles princes de Capoue et de Bénévent sont vassaux de mon maître ; il ne les laissera point attaquer impunément. Si vous prenez contre eux l'initiative des hostilités, vos troupes rencontreront celles de mon maître, et il se pourra que cette fois vous perdiez sans retour les deux thèmes d'Apulie et de Calabre qui vous restent encore en Italie. » A ces mots le feu de la colère lui monta au visage ; il bondit violemment : « Sortez, s'écria-t-il. Par mon nom, par celui des parents qui m'ont donné le jour, je donnerai à votre maître d'autre souci que celui de protéger des esclaves rebelles! » Je me retirai aussitôt, mais pendant que je m'éloignais, Nicéphore ordonnait à l'interprète de me retenir pour son convive du soir. A la table impériale je trouvai le curopalate Léon et d'autres généraux avec lesquels Nicéphore s'égaya, suivant sa coutume, par des plaisanteries indécentes contre vous, contre les Latins, les Francs et les Teutons. Il me demanda si vous aviez comme lui des parcs pour chasser l'onagre et les autres bêtes fauves. Comme je lui faisais observer que

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l'onagre, c'est-à-dire l'âne à l'état sauvage, n'existait point dans vos contrées, mais que vos parcs étaient peuplés d'autres fauves pour vos chasses royales : « Je veux, dit-il, vous faire voir un de mes parcs. Vous en admirerez la grandeur, et vous y verrez des troupes d'onagres. » Il me conduisit en effet dans un parc assez vaste, sur un terrain montueux, plein de broussailles, sans grands arbres et au total fort peu agréable. J'étais à cheval, le chapeau sur la tête. Le curopalate m'envoya son fils me dire que nul ne pouvait avoir la tête couverte devant l'empereur. « Chez nous, répondis-je, les cavaliers ont toujours la tête couverte. Laissez-moi suivre l'usage de mon pays, de même que nous laissons vos ambassadeurs observer à notre cour votre propre étiquette. » — « Non, répondit-il, ôtez votre chapeau ou retirez-vous. » Je tournai bride aussitôt. En ce moment une bande de ces fameux onagres, mêlés à quelques chèvres sauvages, traversa le taillis. « Je n'ai jamais vu de ces animaux en Saxe, » dis-je au curopalate. « Si votre maître, me répondit-il, consentait à donner satisfaction au très-saint empereur, nous peuplerions ses parcs de ces animaux,1 dont aucun de ses prédécesseurs n'a jamais vu un seul. » Je ne répondis pas, mais sachez, mes augustes maîtres, que si vous désiriez des onagres, mon frère et collègue Antoine, l'évêque de Brescia pourra vous en fournir de plus beaux que ceux de Nicéphore, et il s'en vend même à Crémone. L'empereur, informé de l'incident et de ma brusque retraite, ne prit pas la peine de me faire rappeler; il me fit offrir en présent deux chèvres de son parc et me laissa retourner à Constantinople. Lui-même continua le lendemain son voyage en Syrie 1. »


   20. « Rentré à Byzance, je comptais profiter de la promesse de Nicéphore et m'embarquer le plus tôt possible pour revenir en Italie. Mais l'eunuque et Patrice Christophe, chargé de l'administration en l'absence de l'empereur, me déclara qu'il ne fallait plus songer au départ parce que la flotte des Sarrasins coupait toutes les communications par mer, et que les Hongrois occupaient toutes les routes de terre. Hélas ! c'était un mensonge ; je n'en fus pas moins réintégré dans ma triste demeure, et les gardiens redoublèrent de

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sévérité, ne me permettant ni à moi-même ni à aucun de mes conpagnons de sortir ou de recevoir aucune visite. On alla jusqu’à arrêter et jeter en prison les pauvres qui venaient sous mes fenê­tres demander l'aumône. Le seul de mes domestiques qui sût le grec et qui fût ainsi en état d'acheter les provisions diverses dont j'avais besoin, n'obtint plus la permission de sortir ; les achats étaient faits par le cuisinier qui ne savait pas un mot de grec, et à qui on faisait payer chaque objet le quadruple de sa valeur. Un ami nous ayant envoyé un jour des fruits, quelques aromates et du vin de choix, nos gardiens jetèrent toutes ces provisions et chargè­rent de coups ceux qui les avaient apportées. Pour mettre le comble à nos infortunes, vers la fête de l'Assomption de la sainte Vierge Marie, des nonces du seigneur apostolique et pape universel Jean XIII arrivèrent à Constantinople avec des lettres où le pontife exhortait Nicéphore à contracter alliance avec son fils spirituel l'auguste Othon, empereur des Romains. Ce titre d'empereur des Romains donné à Othon par le très-saint pontife exaspéra la fureur  des Grecs. Nous crûmes qu'ils allaient massacrer les légats. «Pour­quoi, s'écriaient-ils, le navire qui portait de tels blasphémateurs n'a-t-il pas fait naufrage? Il n'y a pas d'autre empereur des Romains que l'auguste Nicéphore. Quel supplice infligerons-nous aux deux scélérats qui se sont chargés de cet indigne message. Ils sont trop vils et trop misérables pour souiller nos mains de leur sang. Si l'un était marquis et l'autre comte, nous les ferions coudre dans des sacs et jeter au Bosphore. Mais ce sont de pauvres moines déguenillés. Jetons-les dans un cachot jusqu'au retour du très-saint empereur, » Les nonces apostoliques furent en effet incarcérés, et l'on expédia en Mésopotamie un courrier qui devait remettre à Nicéphore la lettre du pape. De mon côté, je fus gardé avec un redoublement de rigueur, et je n'obtins qu'à prix d'or la permission d'aller, le jour de l'Exaltation de la Sainte-Croix (14 septembre U68), adorer, avec la foule des fidèles, le bois sacré où fut consommée la rédemption du monde 1. »

 

21. Le lendemain, on me traîna plus mort que vif à l'audience de l'eunuque Patrice Christophe. Il était assisté de trois conseillers   =========================================

 

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impériaux.  « La pâleur de votre visage, votre maigreur, votre abattement, me dit-il d'un ton de bienveillance auquel je n'étais pas accoutumé, sont sans doute plus l'eflet du chagrin que celui de la maladie. Pardonnez-nous cependant au saint empereur et à moi de retarder votre départ. Le pape de Rome (si l'on peut toutefois donner le titre de pape à un homme qui a jadis accepté la commu­nion du fils d'Albéric l'apostat et sacrilège Jean XII) vient d'adresser au très-saint empereur des lettres indignes du Siège Apostolique et de la majesté de notre souverain. II refuse à Nicéphore son titre d'empereur des Romains. Un  tel outrage n'a pu être fait qu'à l'instigation de votre maître. » En l'entendant parler ainsi, je me disais intérieurement : «C'est fait de moi. Ils vont me traîner au prétoire et remettre ma tête au licteur. » — «Écoutez,  ajouta Christophe, nous ne voulons pas vous en rendre responsable ; ce pape, nous le savons, est un insensé (omnium hominum stolidior), convenez-en vous-même.» — « Je n'en  conviens nullement, » m'écriai-je. — « Quoi! reprit-il, ce n'est pas être ou le plus igno­rant ou le plus fou des hommes, que de ne pas se souvenir que Constantin le Grand a transféré en cette capitale le siège de l'em­pire romain, dont les empereurs actuels ont hérité? Donc si vous ne reconnaissez pas la sottise de votre pape Jean XIII, vous avouez indirectement que c'est à votre instigation qu'il refuse à Nicéphore le litre d'empereur des Romains. » — « En aucune façon, répondis-je. Le pape Jean XIII, dont le mérite est connu du monde entier, n'a pas eu l'intention d'outrager l'empereur. II sait et nous savons tous que l'empereur romain Constantin le Grand fonda jadis votre capitale et lui donna son nom. Mais depuis vous avez changé de langue, de mœurs, de costume même. Dès lors le très-saint pape est fondé à croire que vous n'aimez pas le nom de Romains plus que vous n'en aimez l'habit. Si Dieu me prête vie, je vous jure que vous recevrez bientôt du seigneur pape une lettre dont la suscription sera conçue en ces termes: « Jean, pape de Rome, à Nicéphore, Constantin et Basile, grands et augustes empereurs des Romains. » — En tenant ce langage, ma pensée était celle-ci : Nicéphore a usurpé le trône sur ses deux jeunes mai-

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tres. L'adultère et le parjure lui ont frayé le chemin. Or c'est au pape qu'appartient la sollicitude de tout l'univers chrétien; c'est lui qui doit veiller au salut de tous. Un jour donc le pape pourra fort bien transmettre à Nicéphore une lettre dont la suscription serait ainsi rédigée, mais dont la teneur contiendrait l'ordre de comparaître devant un synode pour y rendre compte de son usur­pation, avec menace d'anathème s'il refusait d'obéir. Dans ce cas une suscription ainsi conçue serait absolument nécessaire, car sans elle la lettre ne serait jamais remise à Nicéphore. Les Grecs qui m'écoutaient ne soupçonnèrent point ma véritable pensée : charmés de l'offre que je faisais d'obtenir pour leur maître le titre d'empe­reur des Romains, ils s'empressèrent de m'adresser leurs remerciments. « Nous vous rendons grâce, ô évêque, dirent-ils, de nous offrir votre sage médiation dans une affaire si importante. Vous êtes le seul de tous les Francs pour qui nous nous sentons de l'af­fection. Quand par votre prudente intervention, ils aurout réparé leurs torts, nous cultiverons avec plaisir leur amitié, et lorsque vous reviendrez parmi nous, vous n'aurez pas à vous en repentir. Mais dites-nous, ajoutèrent-ils, si votre maître veut réellement contracter une alliance avec l'empereur et la sceller par un ma­riage de famille? » — « Il le voulait sincèrement à l'époque de mon arrivée ici, répondis-je. Mais depuis bientôt quatre mois pen­dant lesquels il ne m'a pas été permis de lui faire parvenir ni cour­rier, ni message, il me croit captif. Son cœur se révolte à sa pensée. Mon maître, sachez-le, a le courage et la force du lion ; il se pré­pare en ce moment à vous faire sentir le poids de sa colère. » — « Votre maïtre ! s'écrièrent-ils,   nous le briserons comme un frêle roseau ; nous le chasserons de l'Italie et le renverrons parmi les ours de la Saxe. Pour vous donner la preuve que nous ne le crai­gnons pas, nous vous interdisons de lui porter  les manteaux de pourpre que vous avez achetés pour lui. Tous vos bagages passeront à la douane et seront scellés de bulles de plomb. On retiendra, en vous en remettant le prix, tous les objets que nous nous réser­vons à nous autres Romains et dont nous ne permettons pas l'ex­portation chez les nations étrangères. » Ils le firent en effet; ils

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saisirent cinq manteaux de la pourpre la plus précieuse, vous jugeant indignes, vous et tous les princes italiens, francs, bavarois et suèves de porter ces vêtements d'honneur. « Mais, dis-je, que deviens la parole sacrée de votre empereur? Quand je pris congé de lui, je lui demandai l'autorisation d'acheter pour mon église de Crémone, à laquelle je voulais en faire honneur, autant d'ornements de pourpre que je jugerais convenable. Il me l'a gracieusement accordée sans aucune distinction ni réserve, soit sur la qualité, soit sur le prix. Le curopalate Léon, frère de Nicéphore, était présent, ainsi que l'interprète Évodius, et les deux conseillers Jean et Romain : ils peuvent l'attester. Je l'affirme moi-même, car je n'ai pas besoin d'interprète pour comprendre les paroles que l'empe­reur prononce en grec, et j'ai parfaitement entendu l'autorisation qu'il chargeait l'interprète de me traduire en latin. » — « Sans doute, répondirent-ils, mais l'empereur n'avait nullement l'inten­tion de comprendre dans son autorisation l'achat d'objets dont l'exportation est absolument prohibée. Vous seul pouviez donner à sa parole une telle signification. Nous l'emportons par la puissance et la sagesse sur tous les autres peuples de l'univers, il faut donc que nous nous réservions pour nous seuls un vêtement d'honneur qui nous soit spécial. » — « En ce cas, répondis-je, vous n'attei­gnez guère votre but; il n'y a pas chez nous de vieil eunuque ni de couturière qui ne soit habillé de pourpre. » — « Qui donc vous le procure? » me demandèrent-ils. — «Les marchands de Venise et ceux d'Amalfi, répondis-je. Ils viennent dans notre pays vendre ces superfluités, et les échanger contre notre or et nos grains qui les nourrissent. » — « Ils ne le feront plus, s'écria Christophe. Désormais leurs navires seront visités avec plus de rigueur, et si nous y découvrons une seule pièce d'étoffe de pourpre, le capitaine sera flagellé et jeté en prison, » —Je crus alors devoir rappeler un souvenir qui m'était personnel. « Sous le règne de Constantin Porphyrogénète, de bienheureuse mémoire, leur dis-je, alors que j'étais simple diacre, je vins ici comme envoyé, non pas d'un empe­reur ni d'un roi, mais du marquis Bérenger. J'achetai des palliums en plus grand nombre et beaucoup plus précieux que ceux-ci. On

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ne les visita point ; ils ne furent pas plombés en douane. Aujour­d'hui que, par la miséricorde divine, je suis évêque et ambassadeur des magnifiques empereurs Othon, père et fils, vous me faites l'in­jure de visiter et de plomber mes bagages comme si j'étais un tra­fiquant vénitien. Vous confisquez les objets précieux que j'avais achetés pour mon église. Vous ne rougissez pas des outrages que vous infligez en ma personne à mes augustes maîtres. Vous me retenez captif, livré aux tortures de la faim et de la soif, et, pour comble d'injures, vous me dépouillez de ce qui m'appartient et que j'ai payé de mes deniers. Prenez-le, puisque vous êtes les maî­tres, mais du moins laissez-moi les présents que de généreux amis ont bien voulu m'ofirir.» — Voici la réponse qu'ils me firent : « Constantin Porphyrogénète était d'un caractère doux et paisible. Il ne quittait presque jamais l'intérieur du palais et par des conces­sions de ce genre, il s'attirait l'amitié des nations étrangères. Nicéphore, au contraire, est un prince guerrier; un palais lui fait hor­reur comme la peste ; il prétend soumettre les nations à son empire non point par des concessions, mais par la terreur de ses armes. Voilà pourquoi nous avons ordre de ne pas ménager autrement les rois vos maîtres et de retenir à notre douane toutes les étoffes de pourpre qui se trouveront dans vos bagages aussi bien celles que vous avez reçues en présent que les autres 1. »

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon