Grégoire VII 20

Darras tome 21 p. 589

 

32. Le 1er septembre 1073 Grégoire répondait en ces termes au duc de Souabe : «La noblesse de vos sentiments nous était connue,  votre conduite a toujours prouvé l’amour que vous portez à la sainte église romaine. La lettre que vous nous adressez en est un nouveau gage : elle témoigne du zèle désintéressé qui vous inspire, entre tous les princes d'Allemagne, pour la prospérité de l'état et de la sainte Église, pour la concorde entre le sacerdoce et l'empire. Nous-mêmes, que votre seigneurie le sache bien, nous n'avons aucun sentiment de malveillance préconçue à l'égard du roi Henri. Nous lui sommes au contraire attaché par un triple lien ; c'est nous qui à son berceau l'avons élu roi ; son père l'empereur Henri de glo­rieuse mémoire m'a toujours honoré de son affection; enfin à sa mort il a confié son fils à l'église romaine en la personne du pape Victor de vénérable mémoire. Comment pourrions-nous donc avoir contre lui un sentiment quelconque d'inimitié préconçue, quand il

-------------------

1.Cf. VillemaiD, Hist. de Greg. VU, Tom. I, p. 403.

===========================================

 

590  PONTIFICAT DE SAINT GRÉGOIRE VII (1073-1083).

 

n'y a pas, grâce à Dieu, dans toute la chrétienté un seul homme que nous voudrions haïr ? « Si je n'ai la charité, dit l'apôtre, je ne suis rien 1. » Il importe cependant que dans le pacte qui réta­blira l'union du sacerdoce et de l'empire tout soit parfaitement pur et sincère. Dans ce but il serait fort utile que nous pussions conférer avec vous en présence de l'impératrice Agnès, de la du­chesse Béatrix, de Raynald évêque de Côme et d'autres personnes craignant Dieu. De même qu'il y a deux yeux dans le corps pour donner à l'homme la lumière matérielle, ainsi par l'union des deux pouvoirs dans la vraie religion, le corps de l'Église doit être régi et éclairé par la lumière spirituelle. Ce sujet a besoin d'être traité d'une manière approfondie. Quand vous aurez bien compris nos vues, si elles vous semblent justes, vous les seconderez; si vous y trouvez quelque chose à ajouter ou à retrancher, nous sommes prêts avec l'aide de Dieu à profiter de vos conseils. Nous faisons donc appel à votre prudence et nous serions heureux, dans un voyage que vous feriez ad limina, de pouvoir nous entretenir avec vous2. » Les événements politiques dont l'Allemagne était alors le théâtre ne permirent point au duc de Souabe d'accomplir son pèlerinage ad limina; il usa néanmoins de toute son influence pour obtenir du jeune roi un changement de conduite. L'impératrice Agnès travaillait elle-même ardemment à ce résultat. Dans une lettre également datée du 1er septembre, le pape écrivait à l'évêque de Côme Ray­nald en ces termes: «Vous savez, vous et notre très-chère fille l'im­pératrice Agnès, quels sont mes sentiments à l'égard du roi et quels vœux je forme pour lui. Plus que personne je voudrais le voir comblé de tous les biens et de toutes les prospérités de la terre, mais aussi et je l'ai maintes fois répété, mon désir le plus vif serait de le voir donner l'exemple de la régularité et de la vertu. Si la pureté des mœurs, l'honnêtelé de la vie et la religion chez un particulier servent à l'honneur et à la gloire de la sainte Église, quelle ne serait pas la force d'un tel exemple donné par celui qui est le chef des

-------------------

1.I Cor, un, 3.

2. S. Greg. VII, Epist. xi, lib. I, col. 30i

=========================================

 

p591 CHAP.   V.   —  GRÉGOIRE   VII   EN   APULIE.

  

laïques, qui est roi et qui sera un jour, si Dieu le permet, empereur des Romains ? Le voir aimer la religion, s'attacher par une affection sincère les gens de bien, soutenir et accroître l'honneur de l'église, tels sont, Dieu m'en est témoin, les plus chères espérances de mon cœur. Pour les réaliser il lui faut écarter comme un poison mortel les conseillers pervers qui l'ont jusqu'ici entouré. On nous dit qu'il commence à entrer dans cette voie et à rendre sa confiance à des hommes qui en sont dignes. Quant à la réconciliation que vous projetez entre l'église romaine et lui, pour procéder utilement il convien­drait, si le duc Rodolphe de Souabe vient en Lombardie, comme il en a l'intention, de l'inviter à se rendre à Rome où nous pourrons tout concerter avec l'impératrice et la duchesse de Toscane qui prennent tant d'intérêt à cette affaire. Nous la terminerons en telle sorte que dès maintenant vous pouvez assurer le roi qu'à son arrivée en Italie il trouvera partout un accueil honorable et pacifique 2. »

 

33. Les premières négociations aboutirent, grâce sans doute à l'imminence du péril où se trouvait alors Henri IV. Contraint de se soustraire par une fuite ignominieuse aux revendications des soixante mille guerriers saxons qui l'étaient venus cerner dans la forteresse de Hartzbourg 3, il lui fallut recourir à l'intervention de l'abbé de Hersfeld pour obtenir la liberté de la reine Berthe, assiégée elle-même dans l'une des forteresses de la Saxe. Le sauf-conduit fut d'autant plus facile à obtenir, qu'au nombre des griefs articulés par les Saxons figurait en première ligne l'outrageuse conduite de Henri IV envers sa noble épouse. Berthe vint donc rejoindre le roi à Hersfeld. L'année suivante elle y donna le jour à un fils qui fut

-------------------

1 Id. Ep. ni, col. 303. M. Villemain en présence de ces textes formels n'hésite pas à reconnaître que Grégoire VII « n'avait pas alors l'intention de poursuivre mortellemement Henri IV. » Mais il trouve un parti-pris d'humilier le jeune roi dans le choix des arbitres fait par le pape. « Rodolphe, dit-il, n'était qu'un ambitieux vassal du roi de Germanie ; Béatrix et Mathilde avaient été nourries dans l'amour de l'Eglise et la haine de l'empire; Agnes enfin, impératrice déchue, se sentait la pénitente de Rome bien plus que la mère de Henri. » (Tom. I, p. 405.) Avec un tel système de récriminations, Grégoire VII se trouve toujours coupable.

2..Cf. Chapitre précédent N» 87.

=======================================

 

p592  PONTIFICAT DE   SAINT GRÉGOIRE VII (1073-1085).

 

baptisé sous le nom de Conrad et eut pour parrain l'abbé d'Hersfeld. Henri IV n'avait pas tardé à quitter le monastère hospitalier pour se rendre dans les provinces rhénanes où il se flattait d’y recruter bientôt une armée. De Worms où il établit son quartier général, il convoqua près de lui tous les grands vassaux avec leurs hommes d'armes. Mais sa tyrannie avait révolté tous les cœurs. Les cruelles exactions qu'il avait fait peser sur les malheureux habitants des campagnes avaient tari les sources de revenu. Le trésor royal n'en avait guère profité, tout avait été dilapidé par les odieux favo­ris du monarque. Le trafic simoniaque si lucratif en d'autres temps ne rendait plus rien, parce que les acheteurs de bénéfices n'osaient plus hasarder leur argent près d'un roi dont la déchéance paraissait inévitable. « Les autres présents simoniaques. tels que gibier, volaille, denrées de toute espèce, firent tout à coup défaut disent les chroniqueurs, et l'on était obligé d'acheter chaque jour les objets nécessaires à la table royale. » M. Villemain parait fort scandalisé d'un tel état de choses. Nous ne trouvons d'étonnant à cela que le scandale de l'éminent écrivain et le scandale plus mons­trueux encore d'un roi qui jusque-là avait spéculé sur la convoitise de ses sujets pour se faire nourrir sans bourse délier. L'appel de Henri aux grands vassaux d'Allemagne ne produisit pas l'effet qu'il en avait attendu. Au lieu d'amener leurs contingents de guerre, les princes vinrent seuls à Worms et déclarèrent unanimement au jeune roi qu'ils ne pouvaient l'aider dans une expédition injuste. « Cette réponse le consterna, dit Lambert d'Hersfeld ; il voyait ainsi échouer tous ses plans de vengeance. Dans l'intervalle les Saxons continuaient le siège des forteresses, ils ne pouvaient tarder à s'en rendre maîtres. Ne trouvant plus d'autre ressource, Henri conjura l'archevêque de Mayence Sigefrid et saint Annon de Colo­gne d'interposer leur autorité près des princes saxons pour les faire consentir à une entrevue pacifique qui devait avoir lieu à Corvey le 24 août 1073. Au jour fixé la diète eut lieu. Tous les seigneurs de la Germanie et de la Saxe se réunirent, sauf le véné­rable Annon qui, songeant dès lors à dégager sa vieillesse des luttes de la politique humaine, se contenta d'envoyer des représen-

========================================


p593 CHAP.   V.   —  GItKGOIRE   VII   EN  ATULIE.

 

tants. Sigefrid présida à sa place, il mit tout en œuvre pour apaiser le ressentiment des Saxons. Mais ceux-ci placèrent la discussion sur un terrain nouveau. Ne se contentant plus d'exposer les injustices criantes, les horribles cruautés dont ils avaient notoirement été victimes, ils déclarèrent que pour d'autres faits non moins graves et dont ils allaient administrer la preuve, Henri IV avait encouru la déchéance et ne pouvait plus figurer au nombre des rois chrétiens. Ils énumérèrent alors les assassinats perpétrés par lui sur ses familiers les plus intimes, ses outrages contre son épouse la reine Berthe, contre sa propre sœur l'abbesse de Quedlimbourg et contre d'autres personnes de sa parenté. « Jugés d'après les lois ecclésiastiques, disaient-ils, ces forfaits entraîneraient pour lui la perte de tous les droits civils et militaires, il serait condamné à renoncer au mariage, à quitter le baudrier et le glaive de la chevalerie, à n'avoir plus aucune des relations sociales dont l'excommunication le priverait et à plus forte raison à déposer la couronne royale1. » Les assis­tants furent effrayés de la gravité de ces articulations. On discuta longuement sur le parti à prendre. Enfin il fut convenu qu'une assemblée à la fois conciliaire et nationale aurait lieu le 20 octobre suivant à Gerstungen sur les frontières de la liesse et de la Thu-ringe pour examiner juridiquement la cause. Le roi devrait s'y présenter en personne et produire ses moyens de défense. Douze otages furent échangésde part et d'autre comme garantie de fidélité, aux termes de la convention réciproque 1. »

 

   34. M. Villemain ne dit pas un mot de la diète de Corvey ni des  résolutions si importantes qui y furent adoptées. N'étant sans doute pas disposé à sanctionner la thèse émise par les Saxons et confirmée par l'adhésion de l'Assemblée, il a préféré la passer sous silence. Mais un historien impartial ne commet pas de pareilles fraudes historiques. Toutes les réticences de parti pris ne sauraient détruire un fait. Or le fait ici fut solennel, éclatant, public ; il eut le retentissement de la foudre. On apprit bientôt non seulement en Allemagne mais dans l'Europe tout entière que le roi de Germanie

---------------------

1. Lambert. Hersfeld. Annal. 1073; Pati: La t. Tom. CXLVI, col. 1140.

=======================================

 

p594  PONTIFICAT  DE   SAINT  GHÉGOIRE   VII   (1 073-i 085).

 

une première fois cité au tribunal du pape Alexandre II pour des crimes qui d'après le droit alors en vigueur entraînaient la déché­ance, était ajourné par tous les évêques et seigneurs de ses états à une dicte synodale où il aurait soit à se justifier de ces accusations soit à en subir la peine. Ce ne fut donc pas, comme l'ont répété à l'envi tous les historiens gallicans, sur l'initiative de Grégoire VII que fut posée la question de la déposition de Henri IV. Tous Ies évêques, tous les princes allemands, sans aucune ingérence de Grégoire VII, admirent à Corvey comme un principe de droit pu­blic notoire, avéré, incontestable, que les crimes reprochés à Hen­ri IV, s'ils étaient prouvés, entraînaient la perte de tous les droits civils et militaires, l'excommunication et la déchéance du trône. Henri IV lui-même ne fit entendre aucune protestation contre le principe : il se réservait seulement de présenter ses moyens de dé­fense et il espérait les faire adopter à la dicte synodale de Gerstongen. Nous l'avons dit, les royautés féodales du moyen-âge étaient uniquement basées sur la fidélité au serment. Le jour de son sacre le roi chrétien jurait d'être le fidèle défenseur de l'Eglise, des droits acquis, des lois nationales. A ces conditions le peuple lui jurait fidélité, sinon non. Toute la négociation de Corvey comme celle qui précédemment avait eu lieu sous les murs de la forteresse de Hartzbourg n'étaient que l'application de ce système législatif dont le développement se poursuivra avec la même logique durant tout le règne de Henri IV.


   35. Profondément humilié par la perspective sinon d'une déposition juridique au moins du rôle pénible d'accusé qui l'attendait à Gerstungen, le jeune roi aima mieux confesser ses fautes au pape que d'avoir à en faire l'aveu public à tous ses sujets réunis. En dé­finitive c'était au souverain pontife qu'appartenait en dernier res­sort la connaissance des causes dites majeures. Déjà le saint-siége était officiellement saisi de celle qui agitait toute la Germanie. Grégoire VII avec une modération vraiment paternelle, loin d'urger la citation canonique faite par Alexandre II son prédécesseur, avait miséricordieusemeut sursis aux poursuites et fait parvenir à Henri IV l'assurance de ses bienveillantes dispositions. Les dernières lettres

=========================================

 

p595 CHAP.   V.  —  GRÉOOIIIE   VII   EN  ArULIE. 

 

pontificales au duc de Souabe, à l'impératrice Agnès, aux princesss! de Toscane ne laissent aucun doute à cet égard. Henri IV en prit occasion d'écrire la lettre suivante qui dut singulièrement coûter à son orgueil tyrannique : « Au très-vigilant et très-désiré seigneur pape Grégoire investi par le ciel lui-même de la dignité apostoli­que, Henri par la grâce de Dieu roi des Romains, hommage très-fidèle d'obéissance.— Comme la royauté et le sacerdoce représentés chacun par un vicaire spécial ont besoin pour subsister dans le Christ et accomplir leur légitime ministère de se prêter mutuelle­ment assistance, il faut, mon père et Seigneur bien-aimé, écarter entre eux tous les sujets de dissentiment et les unir en Jésus-Christ par le lien indissoluble de la charité, de l'affection la plus intime et la plus étroite. A cette condition seulement il est possible de main­tenir la paix, la concorde des états chrétiens, l'honneur et la prospé­rité de la religion et de l'église. Appelé depuis quelque temps, par la permission de Dieu à exercer le ministère royal, j'ai trop oublié ce que je devais de respect au sacerdoce, j'ai usurpé ses droits et attenté à son honneur légitime. Le glaive que Dieu fait porter aux rois pour la défense de l'ordre, nous l'avons tiré du fourreau, mais non pas comme il l'eut fallu, contre les seuls coupables et pour la seule cause de la justice. Mais aujourd'hui sensiblement touché par la miséricorde divine et rentrant en nous-même, nous venons spon­tanément confesser nos fautes, et les accuser auprès de votre pater­nelle indulgence, espérant dans le Seigneur que l'absolution obte­nue de votre autorité apostolique nous sera un titre de justification. Hélas, coupable et malheureux que nous sommes! soit emportement d'une jeunesse trop adulée, soit enivrement d'un pouvoir absolu et sans frein, soit séduction, docilité aveugle à des conseils décevants et séducteurs, nous avons péché contre le ciel et devant vous; nous ne sommes plus digne de nous appeler votre fils. Non-seulement nous avons usurpé les biens ecclésiastiques, mais nous avons vendu à quiconque les voulait acheter, quibuslibet, à des indignes, à des simoniaques, à des intrus, les églises elles-mêmes, quand nous au­rions dû au contraire les proléger et les défendre. Et maintenant il nous serait impossible, seul et sans le concours de votre autorité, de

=========================================

 

p596    POKTIFICAT DE  SAINT GRÉGOIRE   VII  (1073-1083).

 

remédier à ces désordres. Sur ce point comme pour toutes nos autres affaires nous implorons instamment vos conseils et votre appui, ré­solu que nous sommes à suivre très-ponctuellement vos ordres en toutes choses, vestrum studiosissimi prœceptum servaturi in omnibus. in omnibus. Tout d'abord en ce qui regarde l'église de Milan, plongée par notre faute dans l'erreur et le schisme, nous vous prions d'user de votre pouvoir apostolique pour y rétablir l'ordre et la discipline, les autres églises seront également réformées d'après les sentences émanées de votre autorité. Tout ce que vous déciderez, nous l'exécuterons fidèlement avec la grâce de Dieu, suppliant en retour votre pater­nité d'user de clémence à notre égard et de nous venir en aide dans toutes nos difficultés Cette lettre vous parviendra rapi­dement, portée par des amis très-fidèles qui vous feront entendre de vive voix et plus en détail ce qu'il nous resterait encore à dire 1. »

    36. Telle est la teneur de ce message royal l'un des monuments les plus considérables de l'histoire du moyen-âge. La date manque dans le texte consigné au Registrum pontifical, et cette omission avidement exploitée par les écrivains hostiles à l'église leur a fourni un prétexte pour en contester l'authenticité. «Henri IV di­sait-on, n'avait jamais pensé aux choses qu'on lui met dans la bou­che. Un partisan peu éclairé du pape a seul pu lui prêter des dispo­sitions aussi invraisemblables2. » Bossuet dans la Défense des quatre

-------------------

1. M.Villemain, suivant son procédé habituel, ne reproduit de cette lettre qu’une seule phrase, celle où le jeune roi s'accuse d'avoir envahi les biens ecclésias­tiques et vendu les évêchés. Aux yeux d'un rationaliste ce sont là de légères peccadilles qu'on peut avouer sans grande honte. Puis, sans tenir compte de l'appel trois fois réitéré à l'intervention de Grégoire Vil dans les difficultés purement politiques, sans mentionner d'aucune sorte la promesse spontanée du pauvre roi « d'obéir en tout aux ordres du pape » le moderne historien ajoute avec non moins de sincérité que de hardiesse. « Du reste, Henri se gardait bien de demander l'arbitrage du pape sur les affaires de Saxe, il vou­lait seulement prévenir toute espèce de rupture avec le pontife dans un mo-­
ment où il se sentait faible contre ses sujets révoltés. » (Hist. de Greg. VII, Tom. I, p. 413.)

2.      Epist. Heuric. IV ad Greg. Regist. Lib. I, Epist. xxix Ois; Pair. Lat. Tom. CXLVI1I, col. 313.

3. Hist. Univers, part. in. p. 102.

=========================================

 

p597 CHAP.   V.   — CRUC01RE  VII  EN   APDXIE. 

 

Articles prend le parti du silence et ne fait pas la moindre allusion à la lettre de Henri lV. Fleury en sa qualité d'historien n'avait pas la même ressource trop en usage chez les polémistes. Il lui fallut bien parler un peu, le moins possible pourtant, d'une lettre si embarassanle. Au lieu du texte qu'il n'a garde de traduire, voici l'étrange analyse dont il gratifie les lecteurs : « Dans cette lettre Henri IV témoigne une entière soumission et un sensible repentir de ses fautes. Il avoue qu'il n'a pas employé sa puissance, comme il devait, contre les coupables ; qu'il a usurpé les biens ccclésiastisques et vendu les églises, c'est-à-dire les prélatures, à des personnes indignes. Pour réparer ces désordres, il demande au pape son conseil et son se­cours, particulièrement pour apaiser le trouble de l'église de Milan dont il se reconnaît la cause. Mais ce que l'on connaît du roi Henri fait juger qu'il ne pesait pas assez les conséquences de ce qu'on lui faisait dire 1. » Cette dernière phrase du judicieux et circonspect Fleury ouvre sous nos yeux de vastes perspectives. Avant de les dé­velopper, il convient de rechercher pourquoi l'historien gallican, dont la lettre royale éveille à un si haut point la défiance, ne se bornait pas tout simplement à la répudier comme apocryphe. Une fausse lettre d'un roi à joindre aux prétendues fausses décré­tales des papes n'aurait coûté qu'un trait de plume. Fleury ne l'osa point, parce qu'à moins d'être absolument étranger à l'élude du Registrum de Grégoire VII et des monuments historiques de son pon­tificat, il est impossible de méconnaître l'authenticité de la fa­meuse lettre de Henri IV. Si la date y a été omise par une inadver­tance de copiste, elle se retrouve d'une manière équivalente dans un rescrit pontifical adressé de Capoue le V des calendes d'octobre (27 septembre 1S73) par Grégoire VII lui-même au chevalier ca­tholique Herlembald, ce courageux défenseur de Milan. « Vous ap­prendrez avec joie, dit le pape, que le roi Henri vient de nous écrire une lettre pleine de soumission et de tendresse filiale en des termes qu'à notre connaissance ni lui ni aucun de ses prédécesseurs n'ont jamais employés vis-à-vis des pontifes romains. Ceux qui nous

----------------

1. Fleury. Ilist. Ecoles. Livre LXII, chap. u.

========================================

 

p598   PONTIFICAT   DE  SAINT  GRÉGOIRE   Mil   (1073-1083).

 

ont apporté ce message de sa part ont été choisis parmi les plus grands personnages de Germanie. Ils nous assurent qu'il est prêt à suivre ponctuellement nos conseils pour faire cesser le schisme de Milan. C'est qu'en ce moment il sait combien nous pouvons lui être utile et combien en lui refusant notre appui nous pourrions lui nuire. Vous-même vous apprendrez bientôt, le détail de cette négo­ciation ; vous verrez alors que Dieu est avec nous et que sa Provi­dence opère manifestement pour le triomphe de la justice1. » Lorsque Grégoire VII parlait ainsi le 27 septembre, il avait entre les mains la lettre du roi, il venait de recevoir à Capoue les sei­gneurs Allemands députés près de lui par Henri IV. Lettre et dé­putés avaient donc été expédiés immédiatement après la diète te­nue à Corvey le 24 août précédent. Nous retrouvons ainsi à quel­ques jours près la date de la fameuse lettre, en même temps que la preuve irrécusable de son authenticité. Un autre témoignage con­temporain, celui de Domnizo biographe de la comtesse Mathilde, achèverait de lever tous les doutes s'il pouvait en rester encore. « Aussitôt que Grégoire VII eut pris en main le gouvernement de l'Eglise, dit-il, uniquement préoccupé du bien spirituel de son trou­peau, il adressa de paternels avis au roi, l'exhortant à changer de vie et à réparer ses forfaits. Le roi répondit à ces ouvertures par de bonnes paroles; en lisant sa lettre Grégoire s'écria: « Tous les justes au ciel et sur la terre se réjouiront de la conversion de ce pé­cheur 2 ! » Rien n'est donc plus constant ni mieux prouvé que l'au­thenticité de la lettre d'Henri IV à Grégoire VII.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon