Darras tome 18 p. 166
§ II. Révolutions en Orient.
5. Le court pontificat d'Etienne V fut marqué par des événements déplorables à Constantinople. Le vertueux empereur Michel Rhangabé n'avait pas tenu longtemps le sceptre. On peut dire que les Byzantins étaient indignes d'un tel maître ; en le renversant ils préparaient de leurs propres mains les verges qui devaient les flageller. Une conspiration se forma, dans laquelle entrèrent tous les éléments encore en effervescence du parti iconoclaste, de la secte
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1 Lib. Pontifie. Steph.au. V. papa 100., Pair. lai. tom. CXXVIII, col. 1255. Dans l'ordre de la succession pontificale Etienne V occupe le centième rang-, en comptant dans la série, comme le fait i’Annuario de Rome, Etienne II pape élu, qui mourut avant son sacre.
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récemment mise en honneur des pauliciens ou manichéens, sans compter la niaise multitude des gens que les désastres de l'empire, dont Michel n'était cependant point cause, poussaient à changer pour le seul plaisir du changement. L'irritation produite par les victoires de Crum, roi des Bulgares, tenait tous les esprits dans une irritation fébrile. On cherchait de toutes parts un vengeur, un homme d'épée, un général. Michel personnellement était brave ; mais ses anciennes fonctions du curopalate (maître du palais) ne l'avaient point suffisamment préparé à commander des armées. L'opinion publique s'était subitement engouée du général Léon, surnommé l'Arménien, qui sous le règne de Nicéphore avait perdu une bataille contre Haroun-al-Raschid. Cette défaite valut à Léon la disgrâce et l'exil, bien qu'elle ne prouvât nullement son incapacité militaire. Il passait en effet pour un des officiers les plus distingués d'un empire qui comptait en ce genre si peu d'illustrations. Michel se hâta de rappeler Léon d'Arménien et de lui confier le commandement général de ses troupes. Malheureusement à ses talents militaires vraiment supérieurs, Léon joignait une ambition démesurée, un caractère hypocrite et fourbe, ne reculant devant aucune lâcheté pour grandir sa fortune. Durant son exil, les iconoclastes l'avaient pratiqué et s'étaient assuré son concours. En revanche, ils avaient été les premiers à lui créer une popularité factice, à réclamer son rappel comme une mesure de salut public. Ces manœuvres, dont la loyauté de l'empereur ne soupçonnait ni la signification ni la portée, étaient de celles qui, à toutes les époques et dans tous les pays, caractérisent une véritable trahison. A peine Léon était-il revenu de son exil, qu'une occasion de prouver son patriotisme lui fut tout naturellement offerte (812).
6. Le roi des Bulgares, Crum, enorgueilli de ses victoires, s'était jeté sur la province de Thrace, et, n'y trouvant aucune résistance, avait dévasté les villes et les campagnes, emmenant captive la population entière. Le généralissime des armées impériales, Léon, prit à Bysance l'initiative du mouvement d'opinion publique qui demandait une prompte vengeance. L'empereur réunit l'armée ; en quelques jours tout fut prêt pour une expédition contre le roi des
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Bulgares. Mais Léon déclina l'honneur de la diriger. Sous prétexte qu'il
servirait plus utilement le prince en restant à Constantinoplc,
où sa présence suffirait à déjouer tous les complots, il décida Michel à
prendre en personne le commandement suprême. Les complots, dont il était
question, étaient précisément ceux que la faction iconoclaste, unie à celle des
pauliciens dont le nom venait de se transformer en celui d'Athingani, fomentait
sous le couvert de Léon
lui-même. Ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas, les avis les plus salutaires
ne firent point défaut à l'empereur. Le saint patriarche Nicéphore lui signala les périls que la secte des pauliciens faisait courir à
ses États et à l'Église. Les pauliciens, en effet, véritables précurseurs du
protestantisme et du radicalisme modernes, érigeaient en dogme le principe de
l'insurrection contre les pouvoirs civils, dès que ces pouvoirs cessaient de
leur plaire. Michel comprenait très-bien ce danger. Il crut le prévenir en
remettant à Léon l'Arménien, le soin de le prévenir. C'était confier au loup la
garde du bercail. Léon, secrètement lié avec les sectaires, accepta la mission de les réprimer. Quelques arrestations eurent lieu, des procédures
furent entamées, mais tout aboutit à des acquittements scandaleux.
7. Cependant l'empereur s'était mis en
marche le 17 juin 812, à la tête d'une puissante armée pour combattre les Bulgares. Leur roi,
Grum, dans l'état de dissémination ou se trouvaient alors ses troupes, n'avait
pas de forces sérieuses à lui opposer. Tout faisait donc présager pour Michel
une victoire prompte et complète. Mais Léon l'Arménien en avait décidé
autrement. La plupart des officiers supérieurs étaient ses obligés ou ses
complices. Ceux qui ne lui devaient pas leurs grades avaient prêté les mêmes
serments que lui entre les mains des sectaires iconoclastes ou athingani. Le
sort du monde, dès cette époque, était tombé au pouvoir des sociétés secrètes.
On organisa une sédition militaire. L'empereur s'était fait accompagner de sa
femme Procopia. Un matin, les soldats ameutés quittèrent les rangs et vinrent
en groupes tumultueux assiéger la tente impériale. « Ce sera donc une femme qui
désormais commandera aux légions ! disaient-ils, Nous faudra-t-il incliner nos
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aigles sous les pieds d'une nouvelle Sémiramis ?» A grand'peine on vint à bout de calmer cette soldatesque mutinée. Le soir même Procopia quittait le camp pour retourner à Gonstantinople. Mais Procopia n'était qu'un prétexte ; son départ ne remédia à rien. L'indiscipline et le désordre continuèrent, secrètement fomentés par les chefs de la faction, et Michel fut contraint de revenir lui-même à Byzance avec des troupes assez nombreuses pour conquérir toute la Bulgarie et assez lâches pour trahir leur propre souverain en face de l'ennemi.
8. Grum profita de cette retraite inespérée pour continuer ses dévastations dans la Thrace et la Macédoine. Les villes d'Anchiale, et de la Macédoine. Bérée, Nicée, Philippes, Amphipolis et cent autres furent envahies, saccagées, et demeurèrent pour jamais désertes. Un cri de désespoir retentit jusque dans les murs de cette Constantinople, la plus ingrate à la fois et la plus frivole de toutes les capitales. Dans l'intervalle les Sarrasins, sous la faible main du fils et successeur du grand calife Haroun-al-Raschid, s'étaient divisés entre eux, mais pour se tailler au préjudice de l'empire d'Orient des royautés indépendantes, quatre chefs rivaux s'étaient emparés de la Syrie, de la Palestine, de l'Egypte et de l'Afrique. Un cinquième, nommé Théhith, menaçait directement Byzance et venait d'envahir deux provinces de l'Asie-Mineure. Par mer, Constantinople voyait affluer dans ses ports les fugitifs syriens et africains ; par terre, elle recevait chaque jour des caravanes d'émigrés, chassés comme un troupeau par les hordes de Thébith. Des populations entières, par groupes de familles, de paroisses, de villages et de cités se succédaient de la sorte, avec leur clergé, prêtres, moines et religieuses, sans abri, sans vêtements, sans ressources. Un grand nombre de ces malheureux fuient dirigés sur l'île de Chypre, où la charité de l'empereur et du patriarche saint Nicéphore pourvut à leurs besoins. Les autres furent recueillis dans les divers monastères de Byzance et de Chalcédoine. Le général Léon l'Arménien fut dépêché en toute hâte pour combattre le chef sarrasin Thébith.
9. Comme dans presque toutes les grandes calamités sociales, il y eut à Constantinople un mouvement prononcé de retour vers
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Dieu. On sentait le besoin de prier, quand tous les secours humains faisaient défaut. Ce revirement de l'opinion exaspéra la rage des iconoclastes. Ils essayèrent de réagir dans le sens opposé. Un faux ermite, revêtu de l'habit religieux qu'il n'avait pas le droit de porter, se mit à parcourir les rues de la ville, criant que tous les malheurs de l'empire étaient dus à la restauration du culte idolâtrique. Pour accentuer davantage ses convictions à cet égard, il jetait à bas toutes les statues de la sainte Vierge qu'il rencontrait sur son chemin, en proférant d'horribles blasphèmes. Les sectaires qui le soudoyaient s'étaient trompés d'heure. Le peuple indigné se précipita sur le pseudo-anachorète, le conduisit au palais impérial, et demanda à grands cris la mort du sacrilège qui insultait la Vierge et les saints. L'empereur Michel n'en était pas à son début avec les faux prophètes. Quelques mois auparavant, on avait placé sur son chemin une prétendue pythonisse, qui, le voyant passer à cheval, lui criait : «Descendez, prince, descendez ; cédez la place à un autre. » La pythonisse était salariée par Léon l'Arménien qui se servait d'elle pour agiter l'opinion. Les prophéties qu'elle répandait dans le public consistaient à dire que la Providence tenait en réserve un grand homme qui succéderait à Michel et rendrait à l'empire sa gloire perdue. Un autre imposteur, un moine iconoclaste, du nom de Nicolas, secondait de tous ses efforts les ambitieux projets de Léon l'Arménien. Dupes de tant de supercheries, le peuple byzantin, les soldats surtout, se laissèrent entraîner. Michel eut le tort de faire grâce aux misérables qui soulevaient ainsi des tempêtes. Il crut agir efficacement par un discours solennel adressé au peuple et à l'armée ; avec une dignité vraiment souveraine, il déclara que de tous les malheurs de l'empire le plus incurable était l'esprit de perpétuelle révolte qui éternisait les révolutions. Ce noble langage lui valut des applaudissements, mais ne changea point les cœurs. Sur les entrefaites, on apprit que Léon l'Arménien, envoyé pour combattre Thébith, venait d'infliger aux Sarrasins une sanglante défaite et de les repousser au delà des frontières.
10. L'enthousiasme populaire en faveur du général victorieux prit des proportions immenses. Un succès partiel devint comme le
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prélude des triomphes que les faux prophètes annonçaient depuis si longtemps. Par une fâcheuse coincidence, on reçut de Crum, roi les Byzantins des Bulgares, une ambassade fort inattendue par laquelle ce prince faisait spontanément des propositions de paix. Cette démarche lui était uniquement inspirée par un sentiment de modération qui honorait son caractère. En effet, loin d'être dans la nécessité de ménager un ennemi vaincu, il ne trouvait plus devant lui aucun obstacle, et son armée venait d'assiéger la ville de Mésembrie, la clef de l'empire sur la frontière bulgare. Les conditions qu'il offrait étaient elles-mêmes fort acceptables. II reprenait l'ancien traité conclu sous le règne de Théodore III, en y ajoutant seulement deux clauses : la première que les déserteurs ou transfuges bulgares lui seraient remis en échange des nombreux prisonniers faits par lui dans la dernière guerre ; la seconde que les marchandises grecques payeraient une taxe pour entrer en Bulgarie. Si des conditions si modérées fussent venues à la connaissance du public byzantin avant la nouvelle du succès remporté par Léon l'Arménien sur les frontières de Syrie, nul doute qu'elles eussent été accueillies comme une faveur du Ciel. Mais dans l'exaltation soulevée par le triomphe de Léon l'Arménien, la démarche de Crum passa pour un aveu de faiblesse. On disait que le roi Bulgare avait trouvé à Mésembrie une résistance insurmontable ; que bientôt le général Léon viendrait lui faire expier son audace et venger d'un seul coup tous les revers subis précédemment. L'empereur Michel ne partageait aucunement ces illusions ; mais le sénat, le peuple, le clergé lui-même, tous les fonctionnaires, tous les officiers de l'armée, repoussaient toute idée d'alliance. Il fallut céder; les ambassadeurs de Crum furent congédiés ignominieusement. Le jour même, Mésembrie tombait aux mains du roi Bulgare, qui pouvait en quelques journées de marche paraître au pied des murs de Constantinople.
11. La consternation fut grande dans la cité impériale. Heureusement l’automne tirait à sa fin ; Crum ne jugea point à propos d'entreprendre une campagne d'hiver. La dyssenterie sévissait, dans son armée, et il ne poussa pas plus loin ses conquêtes. Léon l'Arménien eut le temps de revenir avec ses troupes victorieuses.
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Sa présence releva tous les courages. D'immenses préparatifs militaires s'accomplirent avec une énergie et un concours qui semblaient présager le triomphe. Toutes les troupes grecques depuis l'Euphrate jusqu'au Bosphore se réunirent et formèrent la plus puissante armée qu'on eût vu depuis un siècle à Byzanee. Léon retint le commandement des Arméniens et des Cappadociens, ses compatriotes, troupes d'élite, qui passaient pour invincibles. La faction iconoclaste savait seule le secret de Léon l'Arménien. Le mot d'ordre était donné pour exalter par tous les moyens imaginables les espérances déjà si ardentes de la populace byzantine. On peut en juger par le fait suivant. Le patriarche saint Nicéphore avait ordonné des prières et des litanies (processions) solennelles pour appeler la bénédiction de Dieu sur les guerriers qui allaient défendre l'empire. L'une de ces processions eut lieu dans la basilique des Saints-Apôtres, où se trouvait parmi les autres mausolées impériaux celui de l'iconoclaste Constantin-Copronyme. La litanie s'acheva dans l'ordre accoutumé, sans aucun incident extraordinaire. Tout à coup, d'une extrémité de la ville à l'autre, le bruit se répandit que le grand et saint empereur Copronyme venait d'apparaître miraculeusement dans la gloire d'un prédestiné. Il était sorti de son tombeau, au milieu de la foule pressée dans la basilique; on l'avait vu, monté sur son cheval de bataille, présager d'un geste souverain la défaite des Bulgares. L'idée sacrilège de transformer en saint et en thaumaturge le monstre couronné qui avait de son vivant justifié par tant d'horreurs son surnom de Copronyme n'avait pu naître que dans un cerveau iconoclaste. Le préfet de la ville ouvrit immédiatement une enquête ; on découvrit les auteurs de l'absurde nouvelle, c'étaient en effet des iconoclastes agissant pour le compte et au profit de Léon l’Arménien.
12. Telle était la disposition des esprits à Constantinople, lorsqu'au mois de juin 813, l'armée commandée par Michel en personne quitta la capitale. Le peuple lui fit escorte durant près de dix milles. L'impératrice Procopia, oubliant trop tôt des souvenirs fâcheux, accompagna son époux jusqu'à Héraclée. Avant de le quitter; elle eut la malencontreuse idée de haranguer les troupes
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pour recommander à leur vaillance la fortune de l'empire et la vie de l'empereur. Ces paroles ne furent accueillies que par de sourds murmures. Les officiers, presque tous vendus à Léon l'Arménien, remirent en circulation l'épithèle de « nouvelle Sémiramis » employée déjà dans une circonstance analogue. Tout se préparait pour la plus honteuse défection que l'histoire du Bas-Empire ait jamais eue à enregistrer. Le roi des Bulgares était campé près d'Andrinople, dans une plaine assez étroite dominée par des hauteurs dont Michel réussit à s'emparer. A l'inverse de Nicéphore, Michel tenait son ennemi sous sa main; Crum ne pouvait lui échapper. La disproportion des forces était telle qu'on estime à dix contre un le nombre des Grecs. Par surcroît d'avantages, la chaleur était extrême et les Bulgares perdaient chaque jour des quantités d'hommes et de chevaux. Michel voulut profiter d'une situation si favorable pour lui. Dans un conseil de généraux, il déclara sa volonté de laisser l'ennemi se consumer peu à peu, sans en venir à une action générale. « A quoi bon, disait-il, hasarder un combat dont le sort est toujours aléatoire, puisque nous sommes assurés de vaincre sans tirer l'épéc ? » Léon l'Arménien assistait à ce conseil, où il tenait le premier rang après l'empereur. Il donna avec tous ses autres collègues un assentiment complet à la mesure projetée. Mais la nuit suivante, il parcourut les tentes, reprochant à l'empereur une timidité excessive, qui déshonorait l'armée la plus brave du monde et semblait lâchement reconnaître la supériorité de l'ennnemi. Le lendemain, officiers et soldats se portèrent en tumulte près de l'empereur, déclarant que s'il refusait de donner le signal du combat, tous quitteraient le camp. Michel les rangea en bataille, et leur donnant l'exemple du courage et de la bravoure, se précipita avec l'aile droite sur les Bulgares. L'attaque fut si rapide et si impétueuse que les soldats de Crum, malgré les exhortations de leur roi, malgré leur ardeur stimulée par le souvenir de tant de victoires, lâchèrent pied et commencèrent à se débander. Léon l'Arménien était resté immobile avec l'aile gauche. Témoin du succès de Michel, au lieu de le seconder, il donna à tout son corps d'armée le signal de la retraite, et ramena tranquillement
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ses troupes à Andrinople. Cette lâche désertion changea le premier succès de l'empereur en une sanglante défaite. Les Bulgares reprirent l'offensive, taillèrent en pièces le petit nombre d'ennemis qu'ils avaient en tête et Michel dut s'enfuir de toute la rapidité de son cheval (22 juin 812). Deux jours après, il rentrait à Constanti-nople, où l'avaient précédé la nouvelle du désastre et celle de la trahison de Léon l'Arménien.