Darras tome 11 p. 47
§ IV. L’usurpateur Eugène.
37. L'effusion d'éloquence, de larmes et de regrets sincères que l'illustre évêque de Milan venait de répandre sur la tombe de Valentinien II, pouvait passer pour un acte de courage. Le nouvel empereur Eugène et son inspirateur Arbogast se fussent vraisemblablement mieux accommodés d'une pompe funèbre plus réservée et plus silencieuse. On remarquera pourtant que saint Ambroise s'était abstenu de toute allusion directe au crime commis, et surtout de la moindre récrimination contre le pouvoir nouveau. Sans doute, il était facile de deviner ses sympathies réelles. Il les accentuait assez énergiquement pour qu'il fût impossible de s'y méprendre; mais il avait soigneusement évité de poser le pied sur le terrain politique, et de se faire des morts une arme contre les vivants. Cette réserve, pour être bien comprise, doit être rapprochée de la constitution impériale, telle que le paganisme l'avait faite. Le sceptre d'Auguste appartenait légalement à quiconque le
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1 S. Ambroi* De obitu Valentin. ; Pair, lat^ tom. XVI, col. 1358-1384, paas.
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savait prendre. Ni hérédité, ni droit, ni élection même ne prévalait sur le fait accompli. Il fallait donc se résigner à tous les hasards, à toutes les aventures, à toutes les convoitises heureuses. Personnellemant, saint Ambroise avait un idéal plus élevé. Il aurait, sans nul doute, s'il l'eût pu, modifié dans le système de notre hérédité moderne un pacte social qui ouvrait la porte à tous les maîtres, même les plus durs, etiam dyscolis, comme dit saint Paul. Mais la création païenne de l'empire romain ne devait pas être régénérée, parce que, durant trois siècles, elle s'était montrée l'ennemie irréconciliable de la rédemption divine de Jésus-Christ. Néron et ses imitateurs, les bourreaux couronnés qui se donnèrent pour mission d'éteindre l'Évangile dans des flots de sang, furent, sans le savoir, les véritables assassins de l'empire. Ils croyaient affermir sa durée, tandis qu'ils le tuaient réellement. La Providence se joue ainsi de la perversité des hommes. Elle laisse à l'erreur, au despotisme, à la tyrannie, toute licence; et ne les punit qu'en les livrant, comme une proie, aux conséquences extrêmes de leurs propres principes.
28. Arbogast avait un certain instinct qui l'avertissait du péril de son entreprise. Il eût voulu très-certainement dégager sa personnalité et celle d'Eugène, sa créature impériale, de cette lutte désespérée où le crime réagit contre la vertu, le bien contre Je mal, l'anarchie contre l'ordre. Du jour où la formidable responsabilité du pouvoir avait posé sur sa tête, il comprit que les enivrements de la fortue, capables tout au plus d'aveugler un instant l'ambition vulgaire, accablent réellement les malheureux qui leur ont sacrifié la conscience et l'honneur. Arbogast n'avait plus un seul ami, pas même le fantôme d'empereur sur les épaules avilies duquel il venait de jeter un manteau de pourpre. Tous les catholiques faisaient des vœux pour la chute d'un sceptre ramassé dans le sang. Ils priaient pour le succès des armes de Théodose. Les païens seuls avaient un intérêt actuel à se rattacher au parti de l'usurpation. Arbogast les ménageait. Il réorganisa une députation de sénateurs romains qui vint à Vienne réclamer la restitution des biens enlevés aux temples idolâtriques et la faveur de rétablir enfin, dans l'enceinte
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du Capitole le fameux autel de la Victoire. Symmaque était sang doute absent; autrement il se fût fait honneur d'une pareille mission. A sa place, le préfet du prétoire, Flavien, présenta la requête : Eugène était sur son tribunal, en consistoire public. Arbogast, à ses pieds, lui faisait signe d'acquiescer à la demande; Eugène n'en fit rien. Il prenait goût à ses fonctions nouvelles de César, et il se permettait d'avoir une volonté à lui. La séance fut levée, Arbogast éclata en injures contre son souverain ; ses plaintes furent en pure perte. Eugène déclara que, malgré ses sympathies fort connues pour le paganisme; il ne se souciait en aucune façon de reprendre en sous-œuvre la tentative ridicule qui avait si mal réussi à Julien l'Apostat. Arbogast ne jugea point à propos d'entrer en une controverse sérieuse avec son nouveau maître : il le méprisait trop pour cela. Sans insister davantage, il se retira, et dit aux députés que l'empereur, dans un sentiment d'impartialité parfaite, rendait non pas au sacerdoce païen, mais aux sénateurs qui lui en faisaient la demande, et en leur nom personnel, les domaines qui avaient appartenu jadis aux temples païens. Cette solution équivoque permettait aux idolâtres de se tenir pour satisfaits et ne laissait pas aux chrétiens la faculté de se plaindre. Les députés insistèrent pour obtenir une réponse catégorique, au sujet du rétablissement de l'autel de la Victoire. Arbogast se débarrassa d'eux par un sourire ironique qu'ils interprétèrent comme ils voulurent, et qui signifiait réellement que l'avenir seul déterminerait ce qu'il y aurait à faire sur ce point.
29. Ce n'était là qu'un épisode insignifiant.
Le paganisme arriéré de quelques sénateurs était incapable de fournir un appui
sérieux au nouveau pouvoir. Arbogast le sentait bien. Il eût acheté plus
volontiers le concours de saint Ambroise, et l'eût payé de toutes les faveurs
et de tous les trésors dont il disposait. Mais l'archevêque de Milan ne
demandait rien; il refusait d'entrer en relation avec les fonctionnaires de
l'usurpateur. Sur un simple brut qu'Eugène
et Arbogast se rendaient en Italie, il avait annoncé l'intention de sortir lui-même de Milan pour
n'avoir pas à les rencontrer. Une lettre autographe qu'Eugène lui avait
adressée, lors de son
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avènement à l'empire, était restée sans réponse. Évidemment saint Ambroise ne voulait en aucune façon seconder l'usurpateur. Arbogast se rejeta d'un autre côté; il résolut de se refaire par la gloire des armes une popularité qui lui échappait de toutes parts. Cette détermination avait un côté brillant qui ne pouvait manquer son effet sur les masses. L'audacieux germain y mêla une politique encore plus habile : ses relations d'origine et de parenté avec les tribus d'outre-Rhin, loin de diminuer avec sa nouvelle fortune, n'avaient fait que s'accroître. Au besoin, il aurait obtenu, s'il l'eût demandé, une armée germaine ou franque qui l'aurait soutenu contre les attaques présumées de Théodose. Dans la réalité, c'était là le but qu'il se proposait. Mais que n'eût pas dit le monde romain, que n'eût pas dit en particulier saint Ambroise, si l'on avait vu des légions de barbares enrôlées ainsi sous les ordres d'un prétendu empereur? Les soupçons du meurtre de Valentinien auraient été surabondamment justifiés par une semblable mesure. L'exemple de Maxime, qui avait eu recours à cet expédient, était encore présent à toutes les mémoires. Arbogast jugea qu'il fallait commencer par une lutte ostensible contre les barbares, sauf à les accepter ensuite comme auxiliaires, après un triomphe éclatant. Il se jeta donc, au plus fort de l'hiver, sur le territoire de Cologne (393), fondit sur les Bructères et les Chamaves, battit les rois francs Martomir et Sunnon, et les força à venir demander la paix. Eugène, dans sa majesté souveraine, se tenait sur les bords du Rhin, attendant la soumission des vaincus. Ils parurent en suppliants, devant ce fantôme d'empereur. Un soir, après le repas, Arbogast s'entretenait familièrement avec eux. Quelle ne fut pas sa surprise de s'entendre interpeller ainsi : « Connaissez-vous l'évêque de Milan, Ambroise? — Oui, répondit-il: et prudemment il ajouta : Je le connais et il m'honore de son amitié. — Ah! reprit le chef franc, voilà donc pourquoi vous êtes invincible! C'est que vous êtes l'ami d'un homme à qui Dieu ne refuse rien. Ambroise pourrait dire au soleil : Arrête-toi ! et le soleil s'arrêterait. » — Arbogast n'avait aucune envie de détromper le roi barbare. Comprenant une fois de plus qu'Ambroise était une véritable puissance et qu'il importait de se
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prémunir contre elle, il se hâta de rédiger un traité de paix aux termes duquel les Germains et les Francs s'engagèrent à fournir, comme gage de leur fidélité, un nombre considérable de corps auxiliaires qui serviraient sous les drapeaux de l'empereur d'Occident, Eugène.
30. Après la ratification du traité, Arbogast et sa créature impériale se dirigèrent sur Milan, à la tête d'une armée formidable. Saint Ambroise ne les attendit pas. Fidèle à la parole qu'il avait précédemment donnée, il quitta sa ville épiscopale, laissant à l'adresse d'Eugène une lettre ainsi conçue : « Ne cherchez point d'autre cause à mon départ que la crainte de Dieu, en vue de laquelle j'ai coutume de diriger, autant que je puis, tous mes actes, sincèrement résolu à préférer les faveurs de Jésus-Christ à celles qu'on peut attendre des hommes. Certes, ce n'est faire injure à personne que de préférer le service de Dieu à tous les autres! Voilà pourquoi je ne crains pas de faire entendre aux empereurs mêmes la vérité tout entière, telle au moins que je la connais. J'ai toujours agi de la sorte, je ferai de même pour vous. Vos deux prédécesseurs, Gratien et Valentinien, s'étaient constamment refusés à rétablir l'autel de la Victoire. Aujourd'hui vous venez, par une mesure récente, de sanctionner le contraire. Je sais bien que, pour colorer cette insulte à la foi chrétienne, vous dites que c'est là une concession particulière, faite individuellement, et non une restauration générale ni une reconnaissance officielle du culte idolâtrique. En un mot, vous avez rendu à tels et tels païens ce que vous n'auriez pas voulu accorder au paganisme en général. Vous prétendez avoir fait acte de libéralité, non de politique. Moi je vous réponds : La puissance impériale est grande, mais Dieu est plus grand encore qu'un empereur! Le regard divin plonge dans la profondeur des consciences, il voit toutes choses avant même qu'elles se fassent, il discerne les mouvements les plus secrets du cœur. Vous ne voudriez pas qu'on vous trompât, vous qui n'êtes qu'un homme mortel, et vous cherchez à tromper Dieu! Faites des libéralités à qui vous voudrez, je ne songe point à m'en plaindre! Ce ne sont pas vos générosités dont je m'occupe, ni que j'envie. Il s'agit ici non
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pas de ce que vous avez fait, mais de ce que vous avez voulu faire. L'usage que les païens feront des propriétés idolâtriques dont vous venez de les investir, c'est vous-même qui l'aurez fait. Et maintenant, quand vous rétablissez d'une main les idoles, comment espérez-vous de l'autre présenter vos offrandes aux autels de Jésus-Christ? Comment pouvez-vous croire que les prêtres du Christ auraient la faiblesse de les accepter? Ne vous étonnez donc pas de ma résistance. Je dois compte de mes actions à Dieu et aux hommes. Je ne veux point trahir ma conscience, et, comme il m'est impossible de ne pas voir la triste réalité, je m'exile. Longtemps j'ai comprimé ma douleur; je n'ai mis personne dans ma confidence, je souffrais silencieusement; l'heure est venue où je ne puis plus ni me taire, ni dissimuler. D'ailleurs, dès le début de votre règne, j'avais prévu tout ceci, et voilà pourquoi je n'ai pas répondu à la lettre que vous m'adressiez alors. J'ai même, dès cette époque, exprimé, à celui de vos officiers qui m'apportait votre message, le motif de ma réserve vis-à-vis de vous 1. »
31. Au moment où saint Ambroise écrivait cette protestation, l'autel de la Victoire avait été solennellement rétabli dans la curie romaine. La faction païenne du sénat avait déjà fait rouvrir quelques temples, et les sacrifices aux dieux recommençaient. Ambroise se retira à Florence, et, quelques jours après, Eugène et Arbogast faisaient leur entrée solennelle à Milan. La population de cette capitale, si chrétienne, si dévouée à son archevêque, se tenait froide et silencieuse en face de l'usurpateur. Eugène s'étant rendu à l'église, les fidèles sortirent en masse et les prêtres refusèrent ses offrandes. Arbogast, au comble de la fureur, s'écria : « Je ferai de leur temple une écurie ! Tous ces clercs insolents seront enrôlés dans nos armées : la discipline militaire leur apprendra à respecter l'empereur ! » Eugène se consolait du peu de sympathies qu'il rencontrait chez les chrétiens, par les serviles hommages dont les païens entouraient son gouvernement. Le préfet du prétoire, Flavien, se distinguait entre tous par ses flatteries intéressées. « Ce
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1. S. Ambros., Epist. LVH; Pat. !at., tom. XVI, col. 1174-1178, passim.
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personnage, dit Sozomène, n'était pas seulement considérable par sa haute naissance, ses richesses et sa dignité, il avait des qualités éminentes et une grande habitude des affaires : mais son exaltation païenne allait jusqu'au fanatisme. Il passait pour être consommé dans l'art de la divination : ses prédictions sur l'avenir étaient reçues comme des oracles; il promettait à Eugène une victoire certaine et complète sur Théodose. «C'est ainsi, lui disait-il, que les dieux récompenseront votre piété et vous donneront la gloire d'anéantir la superstition chrétienne!» Le crédule empereur se fiait à ces présages mensongers; il rassemblait autour de lui une armée formidable. Les principaux passages des Alpes Juliennes furent occupés militairement; on y éleva des forteresses qu'on croyait inexpugnables et au sommet desquelles Arbogast fit placer des statues d'or représentant l'invincible Hercule et Jupiter Tonnant. Théodose, à Constantinople, se préoccupait aussi du résultat de la lutte; il hésitait entre la double alternative d'attendre que l'usurpateur vînt l'attaquer par la Macédoine, ou d'aller lui-même le combattre en Italie. Il voulait avoir sur ce point le conseil de Jean de Lycopolis, et lui dépêcha l'eunuque Eutrope, avec prière de lui amener d'homme de Dieu. L'illustre solitaire refusa absolument de quitter sa cellule, mais il fit à Eutrope une réponse conçue en ces termes : « Dites à l'empereur qu'il sera victorieux dans la guerre qu'il va engager. Il y aura beaucoup de sang versé. Le tyran sera mis à mort; mais Théodose, après sa victoire, mourra lui-même en Italie, et ses deux fils régneront l'un en Occident, l'autre en Orient 1. »
32. Quand il eut reçu cette réponse, dit M. de Broglie, Théodose s'apprêta à la lutte comme le chrétien se dispose pour la suprême lutte de la vie. Le témoignage de Rufin ne nous laisse point de doute à cet égard. Voici les paroles de cet auteur contemporain : « L'empereur semblait chercher moins le secours des armes et des engins de guerre que celle des prières et des jeûnes; il se croyait moins bien défendu par la vigilance de ses sentinelles que par les
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1. Sozom., UuL ecctet., lib. VU, cap. xxn ; Ruf., II, 32 ; Theodoret., V,
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veilles de ses nuits passées en oraison. Avec les prêtres et le peuple fidèle, il faisait des processions à tous les lieux saints. Couvert d'un cilice, il se prosternait devant les chasses des martyrs et des apôtres. Il demandait aux saints l'unique secours qui ne trompe jamais1.» Les témoignages de piété donnés par Théodose en cette occasion furent tellement solennels que Odrenus va jusqu'à prétendre que l'empereur fit alors incognito un pèlerinage à Jérusalem, pour implorer la protection de Dien sur ses armes. Voici les paroles de ce chroniqueur : « Théodose voulut entrer dans la ville sainte, comme un simple particulier. Il se présenta, sans aucune espèce d'insignes ni d'ornements impériaux, à Ia porte de Sainte-Anastasie. C'était le soir : les lampes étaient éteintes : le serviteur qui gardait la porte la reçut comme un pèlerin étranger. Quelle ne fut pas la surprise de ce gardien, quand il vit subitement resplendir toutes les lumières comme pour une fête solennelle! Etonné de ce prodige, il conduisit l'hôte vers lepontife Jean. Celui-ci reconnaissant l'empereur, se prosterna pour adorer Dieu et le remercier d'une telle faveur2.» Ainsi parle Cedrenus, auteur byzantin, du XIe siècle. Malheureusement il n'a pas cité les sources plus anciennes d'où il tirait son récit. Nous n'avons donc pour tout moyen de contrôle que la liste des patriarches de Jérusalem. Or, cette liste chronologique, dressée avec la plus grande exactitude par Lequien, dans son Oriens Christianus, donne en effet pour successeur à saint Cyrille, en 387, le patriarche Jean de Jérusalem3. A la distance où nous sommes des événements, et privés d'autres renseignements plus précis, cette concordance suffirait à elle seule pour donner un tertain crédit à l'épisode du pèlerinage à Jérusalem accompli par Théodose. Les circonstances étaient d'ailleurs solennelles. La prédiction de saint Jean de Lycopolis y ajoutait une gravité plus particulière. L'expression même de Rufin, qui vivait alors en Palestine, semble confirmer indirectement cette version, quand il dit de Théodose : Circumibat omnia orationum loca. Certes, les Lieux
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1 Rufin. Hisf. *:clei.. lib. Il, uap. xxxm; Pair, lat., tom. XXI, col. 55». 2. Cedreu., UiHw. Comperuiiam.,- Pair, grae., taïu. CXX1, col. GIS. 3. Lequienj 0,-;ens Christianus, tom. 111, col. 161.
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Saints, la voie douloureuse marquée du sang rédempteur, la basilique constantinienne du Calvaire et du Saint-Sépulcre, devaient s'imposer de prime abord à la piété de Théodose, quand ce grand empereur songeait à accomplir les religieux pèlerinages sous la protection desquels il voulait mettre son entreprise. Enfin tous les historiens sacrés et profanes, conviennent qu'un intervalle de deux années s'écoula entre l'usurpation d'Eugène et l'expédition de Théodose. La première datait du 15 mai 392, jour du meurtre de Valentinien II ; la seconde ne commença qu'au printemps de l'année 394. Par conséquent, le pèlerinage de Théodose à Jérusalem aurait pu fort naturellement se placer dans le cours de l'année 393, période toute entière consacrée à ses préparatifs religieux et militaires. De la sorte, Godefroy de Bouillon et les croisés auraient eu pour prédécesseur au saint sépulcre le héros chrétien qui fit la gloire du IVe siècle et réalisa dans le monde romain le règne de l'Évangile.
33. Ce qui n'est pas douteux, c'est que toute la législation théodosienne de cette dernière époque est inspirée par un sentiment toujours plus vif de mansuétude chrétienne et de foi catholique. Le 15 juin 392, loi qui condamne à dix livres d'or le propriétaire qui aura prêté sa maison aux hérétiques pour y faire une ordination épiscopale. Le 18 juillet, autre loi qui rappelle les précédents édits relatifs aux spoliateurs des églises catholiques; le 18 octobre, confirmation du droit d'asile en faveur des églises, avec cette clause que, s'il s'agit d'un prisonnier pour dettes, il ne pourra jouir du privilège d'immunité qu'autant que l'évêque se portera caution pour lui. Le 18 novembre, décret interdisant dans toute l'étendue de l'empire, la profession publique du culte païen. Enfin, le 9 août 393, l'admirable édit conçu en ces termes : « Si quelqu'un, oubliant les règles de la modestie et des convenances, a cru pouvoir attaquer notre nom par des propos outrageants et des paroles peu mesurées; si, dans un esprit d'insubordination et d'ambitieuse révolte, il a décrié notre règne, nos institutions et nos lois, notre volonté impériale est qu’on ne le soumette à aucunes poursuites, qu'on ne lui fasse point l'application des lois de lèse-majesté portées antérieurement, ni des
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rigoureuses pénalités que ce crime entraîne. En effet, s'il a parlé avec légèreté, il nous convient de dédaigner son injure ; si c'est par égarement, il faut le plaindre; si c'est par malice, notre clémence se trouve heureuse de lui pardonner. Au lieu donc des enquêtes criminelles qui s'ouvrent habituellement sur ces sortes de délits, nous ordonnons qu'un rapport détaillé soit adressé à notre conseil, avec la reproduction intégrale des propos tenus, des griefs qui nous auront été reprochés. Nous serons ainsi à même de juger de leur valeur, de leur importance et du poids que ces articulations pourraient emprunter à la qualité des personnes qui les ont formulées. Nous jugerons en dernier ressort et déciderons s'il y a lieu ou non de s'en préoccuper. » A travers cette loi Théodo-sienne, on découvre comme une sorte de respect pour l'opinion publique, et la volonté ferme de se renseigner par une autre voie que celle des fonctionnaires et des panégyristes à gages. Mais il faut convenir qu'un grand homme pouvait seul afficher une pareille indifférence vis-à-vis des attaques ennemies, et compter assez sui lui-même pour se laisser critiquer impunément.
34. Avant de quitter Constantinople (avril 394), Théodose, qui semblait plutôt présider à ses funérailles qu'apprêter une expédition victorieuse, réunit l'armée et le peuple en une assemblée solennelle. Il présenta aux acclamations des soldats et de la foule le jeune Honorius, son fils puîné, âgé à peine de dix ans, et l'associa à l'empire, avec le titre d'Auguste, comme il l'avait fait quelques années auparavant pour Arcadius, son frère. Le poète Claudien, qui nous a laissé le récit de l'inauguration impériale, décrit avec enthousiasme cette scène majestueuse. Au moment où les légions firent retentir l'air des cris mille fois répétés de : Vive l'empereur Honorius, auguste, glorieux, invincible ! le soleil, jusque-là voilé par les nuages, resplendit tout à coup et illumina la plaine étincelante d'armes et les coupoles dorées de Bysance. La journée se termina par la consécration d'une statue équestre de Théodose, placée au sommet d'une colonne rostrale. Tels furent les adieux du grand empereur à sa capitale de Constantinople. Il ne devait plus la revoir.
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35. Le lendemain, il partit, à la tête de ses troupes. Le général Timasius et le fameux Stilicon, marié à l'une des nièces de l'empereur, commandaient les légions romaines; le goth Gaïnas et l'arménien Bacouros, chrétiens tous deux, dirigaient le corps des barbares auxiliaires. Parmi ces derniers, un chef de tribu, jeune encore et à peine remarqué, faisait ses premières armes. C'était Alaric, dont le nom devait être, dans l'avenir, si fatal au monde romain. La marche de l’armée fut aussi rapide que sa direction imprévue. Comme la première fois, Théodose avait gardé un secret absolu sur l'itinéraire qu'il voulait suivre. Au lieu de remonter le cours de la Save par la Macédoine et la Pannonie, il se jeta au nord, à travers la Dacie et la Mésie Inférieure, et parut sous les murs d'Aquilée au moment où l'on s'y attendait le moins. Eugène se croyait eu sûreté dans cette forteresse. Jl n'avait alors près de lui, pour prendre le commandement de ses troupes, que le préfet du prétoire Flavien, celui dont les oracles menteurs l'avaient jusque-là bercé des illusions d'une facile victoire. Flavien réunit à la hâte les légions qu'il avait sous la main et courut au devant de l'ennemi. D'un premier choc, l'armée de Théodose culbuta cette poignée d'agresseurs. Flavien fut tué dans la mêlée, sans qu'on ait pu jamais retrouver son corps. Dans l'intervalle, Arbogast, avec le gros de ses forces, avait eu le temps d'arriver au secours de l'empereur, sa créature. Les Gaulois, les Germains, qu'il avait rangés en grand nombre sous ses drapeaux, formaient sa principale force. Il comptait sur eux beaucoup plus que sur les Italiens, et il avait raison. En général expérimenté, il avait concentre toutes ses troupes, les échelonnant dans la plaine d'Aquilée, et les appuyant sur la ville qui pouvait au besoin servir de point de ralliement aux fuyards. Théodose, d'une hauteur voisine, contemplait cette immense multitude d'ennemis commandée par un chef intrépide. Il comprenait que la prédiction du solitaire de Lycopolis allait se vérifier, et que la victoire coûterait des flots de sang. L'action s'engagea, le 5 septembre 391, sur les bords de l’Amnis Frigidus, aujourd'hui Vipao, dans le comté de Goritz. Ce fut le corps des Goths auxiliaires, commandé par Gaïnas, qui donna le premier. Mais il ne put soutenir le choc des troupes
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d'Arbogast. Les soldats se débandèrent et revinrent en déroute sur Théodose. L'empereur les rallia. « Seigneur, dit-il, vous savez que j'ai entrepris cette guerre pour la gloire de votre nom, et pour venger le crime et la trahison d'un usurpateur! Etendez votre bras pour la défense de vos serviteurs, et que les païens ne disent pas de nous : Où est aujourd'hui le Dieu des chrétiens? » En parlant ainsi, il ramenait ses troupes à la charge. Secondé par le général arménien, Bacouros, qui se fit tuer glorieusement dans cette rencontre, il parvint à refouler les agresseurs et pénétra même jusque dans leurs rangs. Mais ce fut tout le succès de cette journée, et la nuit vint mettre fin au combat. La situation de part et d'autre restait la même. Chacun des camps ennemis avait conservé ses positions de la veille. Cependant toute la joie du triomphe éclatait à Aquilée. Arbogast n'avait pas seulement tenu tête au grand Théodose, ce qui eût déjà été pour lui un légitime sujet d'orgueil; il avait de plus enfoncé une aile de l'armée impériale et taillé en pièces le bataillon des Goths. Ce succès fut célébré toute la nuit par des libations aux dieux et des sacrifices de reconnaissance à Hercule et à Mars vengeur. Dans le camp de Théodose, au contraire, tout était grave et sombre. Les généraux, rassemblés en un conseil de guerre, émirent l'avis de battre en retraite et d'attendre l'année suivante pour recommencer une campagne plus heureuse. « Non, dit Théodose; je ne souffrirai pas que la croix de Jésus-Christ recule devant l'idole de Jupiter! » Tout fut donc disposé pour une nouvelle attaque qui devait avoir lieu le lendemain. Après avoir présidé lui-même à tous les préparatifs et veillé à l'exécution de ses ordres, l'empereur, vaincu par le sommeil, s'endormit quelques instants. « Il vit apparaître, dit M. de Broglie, deux cavaliers vêtus de blanc, montés sur des chevaux de même couleur. Ne crains rien, lui dirent-ils, c'est Jean l'évangéliste et Philippe l'apôtre qui te parlent. Ce sont eux qui viendront demain à ton secours ! — Comme il retournait à sa tente à l'aube du jour, remerciant Dieu d'avoir soutenu ainsi son courage, un soldat s'approcha pour lui raconter une vision analogue qu'il venait d'avoir lui-même. — Vous voyez ! dit Théodose à ses généraux. Si c'était
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moi seul à qui Dieu eût fait connaître ainsi sa volonté, on dirait que c'est de ma part une invention gratuite pour vous engager au combat. Mais ce légionnaire ne savait pas ce qui s'est passé entre nous. C'est donc pour vous, non pour moi, que Dieu s'est révélé à lui.»