Monarchie catholique.

Darras tome 14 p. 412


§ II. monarchie Franqne.

 

33. Avant de les raconter (les nouveaux désastres) , il nous faut jeter un coup d'œil sur le développement d'une nation destinée par la Providence à devenir en Occident la fille aînée de l'Église. Les rois francs avaient dans le caractère toutes les violences instinctives, toutes les ruses odieuses de la barbarie. Sous ce rapport, ils n'étaient ni inférieurs ni supérieurs aux princes leurs voisins. On chercherait vainement dans les guerres de cette époque autre chose que l'exaltation de la force brutale et des passions les plus farouches. «Les habitants de la Thuringe, dit Grégoire de Tours, étaient alors gouvernés par trois frères : Baldéric, Hermenefrid et Berthaire, fils de ce roi Basin qui avait été le premier époux de la mère de Clovis. Hermenefrid commença par assassiner son frère puîné Berthaire. Celui-ci lais­sait plusieurs enfants au berceau, entre autres Radegonde. Her­menefrid était excité dans sa lutte fratricide par une épouse or­gueilleuse et cruelle, Amalaberga, nièce de Théodoric le Grand. Un jour qu'il prenait place avec ses leudes à un grand festin, il remar­qua que la table n'était servie que d'un côté. D'où vient cela? demanda-t-il. — Amalaberga lui répondit : Un prince qui se contente de la moitié d'un royaume, ne doit avoir que la moitié d'une table. — Hermenefrid comprit l'allusion. Comme il n'était pas assez fort pour attaquer seul son frère aîné Baldéric, il eut recours à l'alliance du roi austrasien Thierry. Aidez-moi à tuer mon frère, lui manda-t-il, et je partagerai ses états avec vous. — Thierry accourut avec son armée. Baldéric, vaincu dans une bataille sanglante, fut impitoyablement égorgé. Mais Hermenefrid

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1.Bollaud., Act. S. Agapit. I, 20 sept. Cf. Pair, lat., t. LXVI, col. 47-49.

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après la victoire oublia la foi promise ; il refusa de partager la conquête avec celui qui l'avait aidé à la faire. Thierry fut obligé de retourner les mains vides en Austrasie. Il appela Clotaire à son secours, lui promettant une part dans le butin, s'il voulait s'enga­ger dans une commune expédition contre Hermenefrid. En même temps il convoqua les guerriers francs et leur dit : Ce n'est pas seulement mon injure personnelle que vous avez à venger. Rap­pelez-vous comment les habitants de la Thuringe ont traité nos pères. Une paix avait été conclue, et des otages échangés de part et d'autre. Sans provocation aucune , en pleine paix, nos otages furent massacrés. Les parjures habitants de la Thuringe se jetèrent inopinément sur nos tribus. Tout fut livré au pillage; les jeunes gens étaient suspendus aux arbres des forêts par le nerf de la cuisse; plus de deux cents jeunes filles furent saisies; on attacha les unes à la crinière de chevaux indomptés qui les mirent en pièces ; les autres furent étendues dans les ornières du chemin entre deux rangs de pieux plantés en terre, et l'on fit passer et repasser sur elles des chars pesants dont les roues leur broyaient les os. Les chiens et les vautours se repurent des chairs mutilées. Voilà ce que firent à nos aïeux les habitants de la Thu­ringe. Aujourd'hui leur roi Hermenefrid trahit la foi jurée, il a manqué à tous ses serments. Allons le combattre. En avant, avec l'aide de Dieu ! — Ces paroles furent accueillies par des trans­ports unanimes : l'armée prit la route de la Thuringe. Thierry était accompagné de Clotaire son frère, et de son propre fils le jeune Théodebert. Sur les pas des Francs, les guerriers de la Thuringe semèrent des embûches. Dans la plaine où devait se livrer la bataille, ils creusèrent une multitude de fosses recou­vertes de gazon. Au début du combat, les cavaliers francs tombèrent dans ces pièges dont ils ne soupçonnaient pas l'exis­tence. Parvenus non sans peine à tourner l'obstacle, ils fon­dirent sur l'armée d'Hermenefrid, la mirent en déroute et la rejetèrent sur les bords de l'Onestrud (Unstriitt). Là, il y eut un tel massacre, que le lit du fleuve fut entièrement barré par les   cadavres, et les Francs passèrent sur ce   pont de corps

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entassés 1. Clotaire, dans sa part du butin, voulut avoir la jeune orpheline Radegonde, alors âgée de neuf ans et demi2. » Il se proposait de l'épouser plus tard, bien qu'il eût déjà trois femmes qu'il s'était légalement unies par la tradition du denier, sans compter de nombreuses concubines.

 

   36. La possession de Radegonde fut vivement disputée à Clotaire par son frère Thierry. « Ils faillirent en venir aux mains, dit Fortunat. Enfin, de part et d'autre il fut convenu que le sort en déciderait. Le sort se prononça en faveur de Clotaire. Radegonde fut envoyée avec son frère au pays des Veromandui (Vermandois) dans la villa royale d'Atteiœ (Athies 3), pour y recevoir une éducation en rapport avec la haute fortune que lui réservait le caprice de son vainqueur. Ainsi fut arrachée violemment de sa patrie cette jeune plante qui devait fleurir sur un sol étranger. Pareille aux vierges d'Israël traînées sur les rives de Rabylone, Radegonde prit le chemin de l'exil 4. » Hermenefrid, après sa dé­faite, s'était retiré avec les débris de son armée dans une forteresse inexpugnable. Sa famille, tombée au pouvoir des rois francs, fut massacrée. Cependant la fière Amalaberga réussit à s'échapper, avec son fils aîné Amalafred : ils franchirent le Bosphore et trou­vèrent une généreuse hospitalité à la cour de Justinien. «Les deux rois francs étaient encore en Thuringe, dit Grégoire de Tours, quand Thierry songea à faire assassiner Clotaire, sans doute pour n'avoir point à partager la commune conquête. Il fit cacher dans sa tente des soldats armés de poignards, et invita son frère à venir conférer avec lui en secret sur un sujet important. Or, les assassins

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1      D'après le P. Dumonteil, qui s'appuie sur l'Histoire des Landgraves, la bataille, livrée dans un lieu nommé Ronuebourg, n'aurait pas duré moins de trois jours. Après sa défaite, llermenefrid se serait retiré dans uu fort inex­
pugnable, à Scbindingen, sur l'Unstrûtt. (Dumonteil, Hist. de stiinte Rade­gonde, pag. 7. Cf. E. de Fleury, Hist. de sainte Radegonde. Poitiers, 1869, in-8°, pag. 10.)

2        Greg. Turon., Hist. Franc, lib. III, cap. vu; Patr. lai., t. LXXI, col. 247.
3. Athies   est aujourd'hui  un village de 800 habitants,   à  8 kilomètres 
S.-S.-E. de Péronne (Somme).

4. Fortunat., Vit. S. Radegond., cap.II; Patr. lat., t. LXXXVHI, col. 49S-499.

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se tenaient debout entre une draperie intérieure et la toile qui for­mait la paroi extérieure de la tente. La toile extérieure ne tombait pas exactement jusqu'au sol, dans l'interstice on pouvait distinc­tement voir les pieds des soldats apostes. Clotaire, en descendant de cheval, remarqua cette particularité qui éveilla toute sa dé­fiance. Au lieu d'entrer seul sous la tente de son frère, il s'y fit suivre par ses hommes d'armes. Le complot était déjoue. Thierry ne manifesta aucune émotion, il eut avec son frère une conversation fort gaie, et lui offrit en signe d'amitié un magnifique plateau d'ar­gent massif. Clotaire l'accepta avec actions de grâces, prit congé, et revint à ses retranchements. » Mais Thierry était aussi avare que cruel. S'il lui en coûtait d'avoir vu partir son frère sain et sauf, il se reprochait non moins amèrement la perte de son vase précieux. « Donc, en s'entretenant avec ses familiers, il leur dit : J'ai regret à ce magnifique plateau d'argent, que j'ai perdu pour rien. —Puis s'adressant à son fils Théodebert : Va trouver ton oncle, lui dit-il. Caresse-le, et fais en sorte qu'il t'offre en présent le vase que je lui ai donné. — Le jeune prince se prêta à cette démarche, il y réussit au point de mériter les éloges de son père, passé maître en fait de fourberie 1. Thierry revint dans ses états. Il envoya au malheureux Hermenefrid un message de paix, l'invitant à venir sans crainte signer un traité d'alliance. Le roi vaincu prêta l'oreille à ces propositions inespérées. Thierry le reçut avec les plus hono­rables démonstrations, et le combla de présents. Mais un jour qu'ils s'entretenaient tous deux au pied des remparts de Tolbiac, une pierre lancée du haut de la muraille atteignit Hermenefrid et l'étendit sans vie sur le sol. J'ignore par qui la pierre avait été lancée, ajoute Grégoire de Tours. Mais on affirme généralement que ce fut encore là une des ruses habituelles de Thierry (330)2

 

37. Pendant la guerre de Thuringe, le roi de Paris, Childebert, qui ne s y était point associé, n’avait pas néglige ses propres inté- rêts. Il eut occasion de manifester, lui aussi, les sentiments fraternels qu'il nourrissait dans son cœur. «Le bruit se répandit tout à coup,

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1 Talibus enim dolis Theudericus multum callidus erat. 2 Greg. Turon., liât. Franc, lib. III, cap. vu et vm.

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dit Grégoire de Tours, que Thierry venait d'être tué dans son expé­dition lointaine. Cette fausse nouvelle s'accrédita promptement et parvint jusque chez les Arvernes, soumis alors à la domination de Thierry. Le sénateur Arcadius, le même qui avait pris une part si odieuse dans le meurtre des fils de Clodomir, invita Childebert à s'emparer de cette province et s'y rendit le premier pour lui en faciliter la conquête. Childebert le suivit de près : il arriva au pied de la colline sur laquelle était bâtie la cité des Arvernes, au­jourd'hui Clermont, par un temps de brouillard si épais qu'on ne distinguait rien à la distance d'un demi arpent 1. Je voudrais cependant bien, disait-il, contempler cette Limagne arverne (arvernam Lemanern), qu'on dit si gracieuse et si riante ! — Mais Dieu ne lui accorda point cette joie. Les portes de la ville étaient fermées, et tout se préparait pour une vigoureuse résistance. Ce­pendant Arcadius, dans l'intérieur de la cité, parvint à desceller les gonds de l'une des portes, et livra passage à Childebert. En ce moment, un messager arrivait à toute bride apportant la nou­velle que Thierry, vainqueur en Thuringe, se disposait à rentrer dans ses états 2. »

 

38. Childebert se hâta d'évacuer l’Arvernie, laissant toutefois pour la gouverner en son nom son confident Arcadius. Il dirigea son armée sur la Narbonnaise 3. La nouvelle expédition qu'il entreprenait avait un but avouable. Il allait délivrer sa sœur, Clotilde la Jeune, épouse infortunée d'Amalaric roi des Visigoths. « Ce prince arien , dit Grégoire de Tours, maltraitait cruelle­ment sa noble femme, en haine de la foi catholique qu'elle pro­fessait. Il arriva plusieurs fois que quand la pieuse reine se rendait à l'église, son mari apostait des gens qui la couvraient de boue

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i Ut nikil super duabus Jugeri partilus discerni possit. 5 Greg. Turon., Hist. Franc, lib. 111, cap. îx. — 3 Le texte Je Grégoire de Tours porte ces mots : In Hispaniam dirigit. Mais, ainsi que le font observer D. Ruinart et Adrien de Valois, sons le nom d'Hispania il faut entendre la Septimanie, alors soumise à la domination d'Amalaric roi des Visigoths d'Espagne. L'expé­dition dont parle saint Grégoire de Tours ne franchit donc point les Pyré­nées. Amalaric résidait à Narbonne, capitale de la Septimanie. C'est là qu'il fut attaqué et mis i mort.

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et d'immondices. Il en vint à cet excès de cruauté qu'il la frappait lui-même impitoyablement. Un jour, Childebert reçut un mouchoir teint du sang de la malheureuse victime. Amalaric, à l'approche des Francs, fit préparer un vaisseau pour s'enfuir en cas de dan­ger 1. Au dernier moment, et sur le point de mettre à la voile, il s'aperçut qu'on avait oublié dans son trésor une quantité de pierres précieuses. Il crut avoir le temps de les aller prendre, et retourna à la ville. Mais l'armée de Childebert arrivant soudain lui coupa la retraite. Le roi goth se précipita vers l'église catholique, dans l'es­poir de s'y mettre à couvert sous le droit d'asile. Déjà il atteignait le seuil de l'enceinte sacrée, lorsqu'un guerrier franc, qui l'avait reconnu, lui enfonça dans la poitrine le fer de sa lance. Childebert, vainqueur sans combat, s'empara du trésor royal des Visigoths et eut la joie de rendre la liberté à sa sœur. Clotilde reprit avec l'ar­mée le chemin de Paris; mais elle mourut en route. Ses restes fu­rent transportés au tombeau de Clovis, dans la basilique de Saint-Pierre et Saint-Paul. Parmi les riches dépouilles du trésor de Narbonne, se trouvaient soixante calices, quinze patènes, vingt évangéliaires couverts de lames d'or pur, enrichies de pierres précieuses. Childebert ne voulut point qu'on les brisât pour la re­fonte. Il les fît distribuer aux églises et aux oratoires des saints, pour le ministère des autels2. » L'expédition de Narbonne ne mit pas fin à la domination des Visigoths en Septimanie. Theudis, brave guerrier qui avait administré l'État pendant la minorité d'Amalaric, lui fut donné pour successeur. Il répondit à la confiance de ses nouveaux sujets et recouvra bientôt la Narbonnaise, qui de­meura jusqu'au VIIIe siècle au pouvoir des goths d'Espagne.

 

   39. Il ne paraît pas du reste que Childebert après avoir pillé le fameux trésor de Narbonne, composé des dépouilles enlevées par Alaric I au sac de Rome, se soit préoccupé de maintenir le pays sous la royauté franque. Les guerres des fils de Clovis étaient moins des expéditions conquérantes que des courses au butin. «De retour

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1 On sait que l'étang de Bages, à 4 kilomètres S. de Narbonne, commu­nique avec la Méditerranée. — 2. Greg. Turon., Hist. Franc, lib. III, cap. x.

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à Paris, dit Grégoire de Tours, Childebert et Clotaire résolurent de tenter une invasion dans le royaume des Burgondes. Ils proposè­rent au roi d'Austrasie d'y prendre part. Mais Thierry n'avait point oublié l'injuste agression faite en son absence chez les Arvernes. Il refusa nettement. Or, les guerriers d'Austrasie, qui voyaient échap­per pour eux une occasion de pillage, se soulevèrent et dirent à Thierry : Si vous ne voulez point accompager vos frères, nous vous quittons, et nous les suivrons de préférence à vous. — J'ai mieux à vous offrir, répondit Thierry. Suivez-moi chez les Arvernes. Je vous mènerai là dans un pays où vous trouverez en abondance de l'or et de l'argent, des troupeaux, des esclaves, des vêtements, des meubles précieux. Seulement ne me quittez pas. — Alléchés par cette perspective, les austrasiens jurèrent de lui rester fidèles. Thierry fit aussitôt ses préparatifs. Il recruta une armée formi­dable, en réitérant sans cesse la promesse de laisser les guerriers, après la victoire, piller tout le pays. De leur côté, Clotaire et Chil­debert emportèrent d'assaut la ville d'Augustodunum (Autun), sou­mirent toute la contrée, et chassèrent le roi Gondomar1. »

  

40. Cependant Thierry marchait sur le territoire des Arvernes. À son approche, le sénateur Arcadius, dont la trahison avait déjà attiré tant de désastres sur sa patrie, s'enfuit lâchement et se retira dans la cité des Bituriges (Bourges), qui faisait alors partie du royaume de Childebert. « Dès que les soldats austrasiens eurent mis le pied dans les fertiles plaines de la basse Auvergne, ils commen­cèrent, dit M. Aug. Thierry, leur œuvre de destruction. Les mo­nastères, les églises furent rasés jusqu'au sol1. On coupait par le pied les arbres à fruits; les maisons étaient dépouillées de fond en comble. Ceux des habitants que leur âge et leur force rendaient propres à être vendus comme esclaves, attachés deux à deux par le cou, suivaient à pied les chariots de bagages où leurs meubles étaient amoncelés. Les francs mirent le siège devant Clermont, dont la population voyait du haut de ses murs le pillage et l'in-

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1  Greg. Turon., Ilist. Franc, lib. III, cap. n; Patr. lat., tom. LXXI, col. 250.

2  Greg. Turon., Vit. S. Quintian., cap. il; Patr. lat., tom. LXXI, coi. 1023.

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cendie des campagnes. L'évêque Quintianus (saint Quintien) par­tageait les fatigues et soutenait le courage des habitants. L'homme de Dieu faisait chaque nuit le tour des murailles, chantant des psaumes et implorant par le jeûne et les veilles l'aide et la pro­tection du Seigneur. Malgré ses prières et leurs efforts, les défen­seurs de Clermont ne purent tenir contre une armée nombreuse et animée par la soif du pillage : la ville fut prise et saccagée. Obligé par crainte des habitants à tenir sa fuite secrète, Arcadius était parti seul, abandonnant à la merci des événements Placidina, sa mère, et Alcima, sa tante paternelle. Toutes deux furent dépouillées de leurs biens et exilées à Cadurcum (Cahors) 1.» — « Thierry dans sa colère, dit Grégoire de Tours, voulait raser les murailles de Clermont et bannir le saint évêque ; mais Dieu, dans sa miséricorde, toucha le cœur du prince. Une nuit, pendant son sommeil, Thierry eut une vision effrayante. Il se leva plein d'épouvante, et seul, demi-nu, s'élança dans les rues de la cité. Il avait perdu le sens et n'avait plus conscience de ses actes. On eut beaucoup de peine à l'arrêter. Lorsqu'enfin ses officiers y parvin­rent, ils lui conseillèrent de faire le signe de la croix. A partir de ce moment, Thierry recouvra sa tranquillité d'esprit et parut doux et calme. Un des chefs francs, nommé Hilping, profita de ses favo­rables dispositions. Écoutez, très-glorieux roi, lui dit-il, le conseil de ma petitesse. Les murailles de cette ville sont très-fortes, elles sont flanquées de redoutables défenses. Je veux parler des ora­toires des saints qui en garnissent le pourtour. De plus, l'évêque de ce lieu passe pour grand devant le Seigneur. N'exécutez pas votre projet, ne faites point injure à l'évêque, ne détruisez pas la ville. — Thierry accueillit ce conseil de clémence, et il donna immédiatement l'ordre de cesser toute espèce de pillage et de violences dans un rayon de sept milles autour de la cité. Tout le monde attribua cet heureux événement aux prières du saint évêque Quintianus. » — Cependant l'armée victorieuse s'était ré­pandue par groupes dévastateurs  dans l'Arvernie, multipliant

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1 Aug. Thierry, Lettres sur l'Hist. de France, pag. 93, édit. in-12.

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le pillage, l'incendie, les massacres. Le castrimi Tigernum, aujour­d'hui Thiers, fut livré aux flammes. « Or, dit Grégoire de Tours, il y avait à Tigernum une église construite en bois, dans laquelle on conservait une précieuse relique. A l'époque où Symphorien fut décapité pour la foi à Augustodunum, un chrétien recueillit sur le lieu du supplice trois petites pierres teintes du sang du martyr. Ce pieux trésor était déposé dans une châsse d'argent, sous l'autel de Tigernum. Quand les soldats de Thierry eurent mis le feu à la cité, la petite église fut bientôt atteinte et dévorée avec les autres maisons. Les habitants pleuraient. Si du moins, disaient-ils, nous avions pu sauver les bienheureuses reliques ! — Comme ils se la­mentaient ainsi, le toit de l'église s'écroula et tout ne fut bientôt qu'un immense brasier. Mais soudain le vent se leva du nord avec une violence extraordinaire, dispersant les charbons embrasés et les cendres ardentes. Au milieu des flammes, on vit apparaître la châsse d'argent absolument intacte et radieuse comme un astre. Rien de ce qu'elle contenait à l'intérieur n'avait été endommagé. Ce miracle fut constaté par la population tout entière. Un in­cendie capable de mettre en fusion des milliers de livres non pas d'argent, mais de fer, avait respecté une châsse pesant à peine une livre 1. » — «D'autres pillards arrivèrent au vicus Brivatensis (Brioude), où une foule d'arvernes se tenaient avec leurs trésors dans l'église de Saint-Julien. Les soldats austrasiens trouvèrent les portes de la basilique soigneusement fermées. L'un d'eux réussit à pénétrer dans l'intérieur par une fenêtre dont il brisa le vitrage 2. La fenêtre était située derrière le maître-autel. Les as­siégés ne remarquèrent point l'effraction et le soldat parvint sans être reconnu jusqu'à la porte principale, qu'il ouvrit à ses compa­gnons. En un instant la basilique fut envahie; les francs, après

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1    Greg. Turon., Vit. S. Quintian., cap. h.

2    Vnus effractam ceu fur vitream fenestram ingreditur. Ce texte prouve pé­remptoirement que l'usage des vitres était dès cette époque assez commun dans la Gaule. On peut le rapprocher d'un autre passage où Grégoire de Tours parle formellement des fours employés pour la fabrication du verre, et d'un vol de vitraux commis dans l'église A'Iciodorum (lssoire). Cf. Deglor. martyr., lib. 1, cap. Lis.

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s'en être partagé les trésors, emmenèrent les habitants en cap­tivité. Tout à coup quelques-uns de ces pillards sacrilèges furent saisis d'une possession démoniaque. Dans des convulsions ef­froyables, ils se déchiraient les membres avec les dents, et s'é­criaient : Saint martyr, pourquoi nous torturez-vous? — Le soldat qui avait escaladé la basilique fut tué par le feu du ciel au milieu de ses compagnons. Ceux-ci recouvrirent son corps d'un tumulus de pierres. Mais la foudre tomba sur le tumulus, dispersa les pierres amoncelées, et le cadavre maudit demeura sans sépulture. Thierry fit restituer à la basilique tous ses trésors et mettre les captifs en liberté 1

 

   41. Le castrum Lovolautrum (Volorre) fut assiégé par les austrasiens. Cette forteresse était dans une situation inexpugnable ; ja- mais les soldats de Thierry ne s'en fussent rendus maîtres, sans une trahison qui eut lieu dans les circonstances suivantes. A l'époque où le saint évêque Quintianus fut transféré du siège des Ruthènes (Rodez) à celui de Clermont, il y avait dans cette dernière ville un prêtre récemment promu au sacerdoce, et qui avait exercé aupa­ravant le métier de fondeur d'airain. Il se nommait Proculus. Ce prêtre abreuva d'outrages le saint évêque. Renouvelant pour lui les persécutions que Sidoine Apollinaire avait eues à subir, il enleva au bienheureux Quintianus l'administration des biens de l'église, lui laissant à peine de quoi suffire à son modeste entretien. Les choses demeurèrent en cet état jusqu'à ce que les principaux citoyens de Clermont, révoltés de la cruauté de Proculus, le chassèrent de la ville et rétablirent I'évêque dans le libre exercice de son ministère pastoral. Le prêtre se retira au castrum Lovolautrum. Cependant I'évêque n'avait point oublié les mauvais traitements qu'il en avait reçus. Comme autrefois saint Paul à propos d'Alexander, il répétait souvent: « Proculus, le fondeur d'airain, m'a fait beau­coup de mal, mais le Seigneurie récompensera selon ses œuvres2. »

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1 Greg. Turon., De glor. martyr., lib. I, cap. LU; Pair, lat., tom. LXXI, col. 754.

2.  II Timoth., iv, 14; Greg. Turon., Vit. S. Quintian., cap. 1; Patr. lat., tom. LXXI, col. 1023.

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   Cette prédiction ne tarda pas à s'accomplir. Les soldats de Thierry, désespérant d'emporter d'assaut le castrum Lovolautrum, prirent le parti de lever le siège, et se retirèrent. Les habitants, au comble de la joie, célébraient leur délivrance par des chants d'allégresse. Sui­vant la parole de l'Apôtre, «ils disaient : Paix et sécurité ! mais la mort vint soudainement les saisir 1. » Un serviteur de Proculus alla trouver les ennemis, convint avec eux du prix de la trahison qu'il leur proposait, et la nuit suivante leur ouvrit les portes de la ville. Le prêtre était-il complice? Nous ne le savons : ce qu'il y a de cer­tain c'est qu'il fut massacré au pied de l'autel. Les habitants furent les uns passés au fil de l'épée, les autres réduits en servitude2.

 

   42. A Iciodorum (Issoire), un monastère célèbre fut réduit en solitude, selon l'expression des contemporains. Le château de Meriolacum (Merliac) résista longtemps ; c'était un lieu naturellement fort, entouré de rochers à pic, et renfermant dans ses murs plu­sieurs sources dont l'eau s'échappait en ruisseau par l'une des portes. Les Francs perdaient déjà l'espoir de prendre la place, lorsque le hasard fit tomber entre leurs mains cinquante hommes de la garnison, qui étaient sortis pour aller aux provisions. Ils les amenèrent au pied des remparts, les mains liées derrière le dos et firent signe qu'on les mettrait à mort sur l'heure, si le château n'était rendu. La pitié pour des compatriotes et des parents déter­mina les défenseurs de Merliac à ouvrir leurs portes et à payer rançon. C'est avec des paroles touchantes que les historiens de l'é­poque décrivent la désolation de l'Arvernie. «Tout ce qu'il y avait d'hommes illustres par leur rang ou leurs richesses se trouvaient réduits au pain de l'aumône, obligés d'aller hors du pays mendier ou vivre de salaire. Rien ne fut laissé aux habitants, si ce n'est la terre que les Barbares ne pouvaient emporter 3. » — «Enfin, dit Grégoire de Tours, le roi des Francs quitta pour n'y plus revenir, cette province désolée, en y laissant pour la gouverner en son nom son parent Sigisvald4.» De longues files de chariots et de prison-

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1 I Thess., r, 5. 2 Greg. Turon., Vit. S. Quintian., cap. Il; tlist. Franc, lib. 111, cap. xiii. — 3 Hug. Flav., Chrome. Virdun., 1. 1 ; Pair, lai., tom. CLIV, col. 114. — v Greg. Turon., Hist. Franc, lib. III, cap. xm.

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p423  CHAP.   VI.   —  HAGIOGRAPHIE  DES   GAULES.

 

niers, escortés par des soldats, prirent la route du Nord. Des gens de tout état, clercs et laïques, étaient ainsi emmenés à la suite des bagages; et l'on remarquait surtout un grand nombre d'enfants et de jeunes gens des deux sexes, que les Francs mettaient à l'en­chère dans tous les lieux où ils passaient1. La plupart de ces cap­tifs suivirent l'armée jusqu'aux bords de la Moselle et du Rhin. Beaucoup de prêtres et de clercs, emmenés comme les autres, fu­rent répartis entre les églises de ce pays; car le roi qui venait d'incendier les basiliques et les monastères de l'Auvergne, voulait que chez lui le service divin se fit de la manière la plus conve­nable 2.

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