Darras tome 15 p. 188
13. Les prières de ses compagnons, lorsqu'il n'était encore qu'apocrisiaire du saint-siége à Constantiuople, avaient déterminé saint Grégoire à entreprendre le commentaire du livre de Job. Devenu pape, les instances du peuple romain le contraignirent d'aborder un sujet non moins ardu, et que jusque-là saint Jérôme seul avait essayé. La prophétie d'Ézéchiel, avec ses images em-
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1 S. Greg. Magn-, Regul.Pastor.,parsIV,vers finem; Patr. lal.,tora. LXXVII, col. 128. A.
2. Nous n'avons plus cette version grecque, disent les éditeurs bénédictins des œuvres de saint Grégoire. Cette perte est d'autant plus regrettable que le Pastoral était un livre d'enseignement, dont le témoignage servirait aujourd'hui à prouver que l'Église orientale du VIe siècle ne répudiait pas la doctrine des papes et du saint-siége. (Cf. Patr. lat., tom. LXXVII, prsefat., col. 10.)
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pruntées à la civilisation détruite de Babylone, offre en effet des difficultés d'un genre tout particulier, dont nous avons précédemment fait connaître le caractère 1. Par une singulière coïncidence, le commentaire de saint Jérôme sur Ézéchiel avait été brusquement interrompu, à la sinistre nouvelle de l'invasion d'Alaric en Italie et de la prise de Rome. « Le flambeau de la terre vient de s'éteindre, disait en pleurant le solitaire de Bethléem, l'empire romain est décapité, ou, pour parler plus exactement, tout l'univers a péri en une seule ville ; la parole expire sur mes lèvres, je m'humilie et je me tais 2. » Les homélies de saint Grégoire sur Ezéchiel furent de même subitement interrompues par une invasion des Lombards. «Je reçois, dit-il un jour à ses auditeurs 3, la nouvelle que le roi Agilulfe a franchi le Pô et vient mettre le siège devant Rome. Jugez, mes bien-aimés, comment un pauvre esprit tel que le mien, ainsi troublé et déchiré, pourrait continuer à scruter les mystères des prophéties au milieu des alarmes du présent. Qu'y a-t-il donc au monde qui puisse encore nous charmer? En continuant à le chérir maintenant, ce ne sont plus des plaisirs, ce sont des pleurs que nous aimerions. Si nous regardons autour de nous, nous ne voyons que deuil; si nous prêtons l'oreille, nous n'entendons que gémissements. Rome, autrefois la reine du monde, à quel état se trouve-t-elle réduite? Où est le sénat? où est le peuple? Rome est vide, et l'incendie s'allume dans ce désert : après que les hommes lui ont manqué, ses édifices tombent. Il lui arrive ce que le prophète a dit de la Judée : « Tu seras chauve comme l'aigle 4. » Rome ressemble à un vieil aigle tout chauve qui n'a plus ni plumes, ni ailes, ces ailes qui lui servaient jadis à s'élancer sur sa proie. Méprisons donc de tout notre cœur ce siècle comme un flambeau éteint, et ensevelissons nos désirs mondains dans la mort du monde. Moi-même je vais mettre fin à ces discours. Que nul ne m'en fasse un reproche. Vous voyez tous comme nos tribulations s'accroissent. Partout le glaive, partout la mort. Nos soldats nous reviennent
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1 Cf. tom. III de cette Histoire, pag. 2ô8. — 2 S. Hieron., In Ezeeh. Cornm,, yrcefat.; Patr. lat., tom. XXV, col. 16. A. — 3 Greg. Magn., In Ezeeh., lib. II, hom. vi ; Patr. lat., tom. LXXVI. — l Mich., i, 16.
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avec les mains coupées, et nous apportent la nouvelle que leurs frères ont été pris ou égorgés. Il faut me taire, parce que mon âme est lasse de la vie 1. » Comme nous le verrons bientôt, le découragement dont ces dernières paroles de Grégoire sont empreintes, ne paralysa nullement son activité, et si dans cette occasion il cessa de parler, ce fut pour agir plus énergiquement encore. Le sentiment de sa responsabilité était chez lui une pensée dominante. En expliquant la parole d'Ezéchiel: « Fils de l'homme, voici que je t'ai constitué guetteur dans la maison d'Israël 2, » il disait : «Ce mot est terrible pour moi. Cependant je ne puis me taire, bien qu'en parlant je tremble de me frapper moi-même. N'importe, je parlerai, dût le glaive de la parole de Dieu traverser mon propre cœur avant d'atteindre celui du prochain. Je parlerai, dût le tonnerre du Verbe divin, en grondant sur mes lèvres, résonner contre moi. Je suis la sentinelle, mais je confesse humblement ma tiédeur et ma négligence. Peut-être cet humble aveu de ma faute m'obtiendra-t-il l'indulgence du souverain juge. Quand ma vie était protégée par la barrière du cloître, je pouvais éviter les conversations inutiles et tenir presque continuellement mon âme dans le recueillement de l'oraison. Mais depuis que j'ai dû courber l'épaule sous le joug du ministère pastoral, mon esprit, partagé entre mille préoccupations diverses, ne sait plus se replier sur lui-même. Il me faut discuter les intérêts des églises et ceux des monastères, entrer dans le détail de la vie et des actes de chacun pour décider les cas de conscience ; tantôt je dois défendre des intérêts particuliers, tantôt résister aux invasions des barbares, et protéger le troupeau contre les loups dévorants; ici, pourvoir à la subsistance de ceux que l'Église doit nourrir ; là, combattre d'injustes ravisseurs, les ramener à l'observation de la charité ou de la justice, et parfois supporter patiemment leurs violences. Déchirée et comme morcelée par tant et de si graves sollicitudes, comment mon âme pourrait-elle se recueillir pour la méditation et le ministère de la parole? Hélas! que je suis loin
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du guetteur de l'Écriture! Je n'habite pas comme lui les hauteurs, je me traîne au contraire dans la vallée de mon infime bassesse 1. » Quand il parlait ainsi, Grégoire avait, dans l'intimité de son commerce avec Dieu, des manifestations extraordinaires qu'il dissimulait sous le voile impénétrable de son humilité. « Un jour, dit Paul Diacre, renfermé dans son appartement, il travaillait à son commentaire sur Ézéchiel. Le secrétaire qui se tenait dans la pièce voisine, séparée seulement par une tenture, piqua de son stylet la tapisserie et, regardant par l'ouverture improvisée, il vit une colombe plus blanche que la neige se reposer sur la tête de Grégoire. Elle semblait lui parler et lui dicter ce qu'il écrivait. Or l'Esprit de Dieu révéla aussitôt au pontife l'indiscrétion du secrétaire. Grégoire appela celui-ci et lui fit prêter serment, sous la foi de l'obéissance due au siège apostolique, de ne rien dire du miracle dont il venait d'être témoin. Le secrétaire, agenouillé à ses pieds, en fit la promesse et jura que, du vivant de Grégoire, il garderait un silence inviolable. « Il tint parole, et ce ne fut qu'après la mort du saint pontife qu'il me révéla le fait2, » ajoute l'historiographe auquel nous empruntons ce récit.
14. Le secrétaire de Grégoire était le diacre Pierre, l'un des moines du Cœlius. Aussitôt son avènement au pontificat, Grégoire avait accompli une réforme dans le palais des papes, en n'admettant pour son service personnel que des clercs ou des religieux; Il se montrait ainsi fidèle à l'antique discipline, qui voulait que l'évêque « fût toujours accompagné au moins de deux clercs : propter testimonium veritatis. » Comme résultat indirect, cette détermination grandissait la majesté du trône pontifical, en l'entourant exclusivement d'officiers dont l'éducation, les sentiments, le langage étaient dignes de leurs fonctions. Ce qu'on nommerait de nos jours les lettres, les sciences, les arts, trouvaient de la sorte dans le palais de Grégoire le Grand le seul asile qui leur fût alors
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1 Greg. Magu., In Ezech., lib. I, hom. XI; Pair, lai., tom. LXXVI, col. DOS.
2. Paul. Diac, Vit. S. Greg. Magn., cap. xxvm; Pair, lat., tom. LXXV, col. 58. En souvenir de ce miracle, les images de saint Grégoire le Grand le représentent toujours avec la colombe sur la tête ou sur l'épaule.
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ouvert en Europe 1. Le diacre Pierre était l'un des plus intimes confidents de l'illustre pontife, et il se montrait digne d'une telle faveur par son talent et son caractère. « Un jour, dit saint Grégoire, me trouvant accablé par l'importunité de solliciteurs laïques, du nombre de ceux qui exigent de nous en leurs affaires ce que nous ne leur devons à aucun titre, j'allai goûter quelque repos dans une retraite en tout temps amie de mes douleurs, afin de pouvoir en liberté réfléchir à ma situation et à toutes ses amertumes. » Cette oasis, recherchée par le grand pape, était son monastère de Saint-André, pour la solitude duquel il aimait à fuir de temps en temps le tumulte des affaires et les réceptions obligées du palais de Latran. « J'étais assis depuis quelque temps, continue-t-il, plongé dans un morne silence, lorsque je fus rejoint par mon très-cher fils le diacre Pierre, dont l'amitié pour moi remonte à notre commune jeunesse, et qui me prête aujourd'hui son concours pour l'étude de l'Écriture sainte. Habitué à lire dans mon cœur, il n'eut besoin que de me regarder pour deviner ma tristesse, et me dit : Que vous est-il survenu qui vous plonge dans un accablement si extraordinaire? — Pierre, lui dis-je, ma douleur est vieille par l'habitude que j'en ai formée, et nouvelle en ce sens qu'elle augmente tous les jours. Je me rappelle la hauteur où mon âme s'était élevée dans le monastère au-dessus de toutes les choses périssables, uniquement occupée des biens du ciel, échappant à la prison terrestre par la contemplation, envisageant la mort comme l'entrée de la vie et la récompense de son travail. Maintenant, à la charge des âmes, je joins celle des affaires séculières ; et, après m'être répandu au dehors par condescendance, je reviens plus faible à mon intérieur. Le poids de mes souffrances augmente par la mémoire de ce que j'ai perdu; mais à peine m'en souvient-il, car, à force de déchoir, l'âme perd jusqu'au souvenir du bien qu'elle pratiquait auparavant. Pour surcroît de douleur, je compare ma vie à celle de quelques saints personnages, mes contemporains, qui ont entièrement quitté le monde, et leur élévation me fait mieux
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comprendre la grandeur de ma chute. — Je ne sais, répondit Pierre, de quels saints vous voulez parler ; je n'en connais aucun en Italie d'une vertu si éminente. — Le jour ne me suffirait pas, reprit Grégoire, si je voulais raconter ce que j'en ai appris, soit par moi-même, soit par des témoins d'une probité et d'une fidélité reconnues 1. » Comme Pierre le priait de lui communiquer quelques-uns de ces récits, Grégoire s'y prêta complaisamment. L'entretien ainsi commencé se renouvela à diverses reprises durant plusieurs mois. Le diacre, dans l'intervalle de chaque séance, notait et recueillait fidèlement les paroles de son illustre maître. Telle fut l'origine des Dialogues, l'un des ouvrages les plus intéressants pour l'hagiographie et l'histoire de l'Église proprement dite. Divisé en quatre livres, les trois premiers sont exclusivement consacrés aux exemples de vertu, aux grandes œuvres et aux miracles accomplis par les saints en Italie durant le VIe siècle. C'est là que Grégoire, par un sentiment de piété filiale, voulut insérer en entier l'histoire de saint Benoît, que nous avons précédemment reproduite. On peut rapprocher les Dialogues de saint Grégoire le Grand, du livre des Miracles de saint Martin par Grégoire de Tours. Celui-ci pour la Gaule, celui-là pour l'Italie, tous deux pour le monde entier, illustrent par des exemples de notoriété publique la légitimité du culte des reliques et la puissance de l'intercession des saints. Le livre des Miracles de Grégoire de Tours alimenta durant huit siècles la foi et la piété des Francs, dont l'une des plus glorieuses manifestations fut l'élan des croisades pour la délivrance du tombeau de Jésus-Christ. Les Dialogues de saint Grégoire le Grand convertirent à la foi catholique la nation des Lombards. Ce triomphe social, remporté par un livre, aurait dû rendre la critique moderne plus circonspecte dans les attaques qu'elle dirige contre la prétendue crédulité des deux Grégoire. Le pape et l'évêque avaient-ils prévu ce reproche? On pourrait le supposer, car ils prennent d'avance la peine d'y répondre. «Afin, dit saint Grégoire le Grand, de prévenir les doutes
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qui pourraient naître dans
l'esprit du lecteur, j'indiquerai pour chacun des faits le nom des témoins qui
l'ont constaté ; la plupart du temps je me bornerai à rapporter leurs paroles
mêmes ; parfois cependant je n'en donnerai que le sens, pour éviter l'inconvénient
d'un style trop négligé et trop rustique 1. » Grégoire de Tours
citait de même, pour les prodiges opérés avant lui au tombeau de saint Martin,
la foi de témoins oculaires et respectables. Quant à ceux qui
s'accomplissaient tous les jours sous ses
yeux, et dont il inscrivait fidèlement le récit: «Je les vois, disait-il; tout
le peuple qui remplit la basilique en est témoin; et les miracles si nombreux
qui se produisent aujourd'hui sont la preuve vivante de la véracité de ceux
dont le passé nous a transmis la mémoire 2. »
15. Au point de vue dogmatique, les deux Grégoire avaient les motifs les plus graves pour insister, comme ils l’ont fait, sur les miracles obtenus par l’invocation des saints, et par le culte de leurs reliques. L’hérésie des Sadducéens, c’est ainsi que la nomme l'évêque
de Tours, s’était déja mesurée à Constantinople avec l'apocrisiaire Grégoire, en la personne du patriarche Eutychius, qui refusait la palpabilité aux corps ressuscités. En Occident, l'erreur avait revêtu une forme plus grossière. Un prêtre de Tours niait carrément, devant son évêque, toute espèce de résurrection des corps. «Il me fallut, dit notre historien national, le convaincre par des arguments tirés de la sainte Écriture, et par l'autorité de la tradition apostolique. J'eus le bonheur d'y réussir, et le prêtre tout contristé me jura de croire désormais au dogme de la résurrection3. » Chez les Lombards, pour la plupart païens, la foi à la résurrection des morts ne pouvait trouver de prosélytes : ils ne croyaient même pas à l'immortalité de l'âme. Quant aux ariens qui se trouvaient parmi eux, on sait que, dès l'an 447, sous le règne de Théodose le Jeune, l'arianisme avait admis dans son sein l'erreur sadducéenne4. Enfin
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1 Greg. Mage, Dialog., loc. cit., col. 153. — 2.Greg. Turon., Demirac. S. Martin., prcefal; Pair, lai, tom. JLXX1, col. 911. — 3 Greg. Turon., Ilist. Franc, lib. X, cap. xni; Patr. lai, tom. LXXI, col. 540-543. —4. Cf. Tbeophan., ad auo. 23 Theodos., et Greg. Tur., De glor. martyr., lib. I, cap. xcv.
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un certain nombre de catholiques s'étaient laissés séduire à la contagion de cette fausse doctrine, et saint Grégoire le Grand avoue que lui-même avait eu d'abord des doutes à ce sujet1. « Or, dit judicieusement D. Ceillier, rien n'était plus propre à appuyer la foi à l'immortalité de l'âme et à la résurrection des corps, que les miracles et les prodiges opérés aux tombeaux des saints. Saint Augustin avait employé le même moyen dans ses livres de la Cité de Dieu, où, après avoir rapporté un grand nombre de guérisons opérées par les reliques de saint Etienne, il conclut que ces miracles rendent témoignage à la foi qui enseigne la résurrection des morts. Ils étaient aussi très-utiles pour la conversion des païens qui, n'étant alors pour la plupart surtout en Italie que des serfs rustiques ou des soldats barbares, se laissaient plutôt persuader par des faits merveilleux que par des raisonnements métaphysiques. Au reste, saint Grégoire ne rapporte dans ses Dialogues que les faits qu'il croyait les mieux prouvés, après avoir pris toutes les précautions nécessaires pour s'en assurer. Il en avait vu lui-même quelques-uns ; il avait appris les autres ou de saints évêques, ou de saints moines, ou de supérieurs de monastères, ou de gens de condition ; il n'en raconte aucun sur des bruits populaires. Aussitôt qu'il eut achevé cet ouvrage, il en fit présent à la reine Théodelinde, qui s'en servit pour la conversion des Lombards ses sujets. La plupart des miracles rapportés dans ses Dialogues avaient été opérés ou sur ceux de cette nation, ou en leur présence ; en sorte qu'il était aisé de savoir parmi les Lombards si ces faits miraculeux étaient véritables, puisqu'ils ne pouvaient être fort anciens, ces peuples n'étant entrés en Italie que depuis vingt-cinq à trente ans. II fallait donc que saint Grégoire les crût de notoriété publique pour les leur raconter 2. » Voilà pourquoi, dans le IVe livre, il n'hésitait point à tirer la conclusion dogmatique de tant de faits surnaturels. « Le genre humain, depuis le péché, disait-il, ressemble à un enfant qu'une mère captive aurait mis au
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monde, nourri et élevé dans un cachot. La mère qui a connu autre chose que les ténèbres de la prison, entretient l'enfant des merveilles d'un monde qu'il ne connaît pas ; elle lui décrit le soleil, la lune, les étoiles, les champs, les montagnes, l'oiseau qui fend les airs, le cheval qui dévore l'espace. Mais le fils de la captivité ne comprend rien à ces choses; il n'y veut même pas croire. Tel est l'état de l'homme dans la cécité de son exil. Ce qu'on lui apprend du monde invisible et surnaturel excite sa défiance ; il ne voudrait croire qu'à ce qu'il voit 1. »
14. Cette théorie du miracle fut celle de tous les saints; elle est justifiée par toute la série de l’histoire de l'Eglise. A l’heure ou nous écrivons, des prodiges analogues à ceux que raconte saint Grégoire se renouvellent pour nos évêques missionnaires sur les plages de l'Inde, de la Chine, du Japon et de l'Océanie 1. Il faut le redire à notre siècle incrédule : le démon est une force active dont l'énergie se manifeste par des opérations d'autant plus saisissantes que son règne est plus affermi. Voilà pourquoi partout où le nom du Christ doit lutter contre le paganisme régnant, la croix et son signe sacré affirment leur puissance par des prodiges. Les saints de Jésus-Christ ne sont autre chose que le type de l'humanité régénérée ; par conséquent ils recouvrent sur le monde extérieur l'empire que la déchéance originelle fit perdre à nos premiers parents et à leur descendance. Pendant que Grégoire écrivait les merveilles de sainteté qui éclataient en Italie, l'Orient admirait dans saint Climaque et dans saint Théodore le Sicéote, des vertus non moins éminentes. Jean Climaque, ainsi surnommé de son principal ouvrage sur la vie contemplative, intitulé en grec Klimax ou Échelle du Paradis3, était abbé du monastère Sinaïtique. Dès l'âge
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1. S. Greg. Magn., Dialog., lib. IV, cap. i; Patr. lat., tom. LXXV1I, col. 320.
2 L'auteur possède à ce
sujet des récits fort authentiques, qu'il eut l'occasion, au concile du
Vaticau, de recueillir de la bouche même des vicaires apostoliques qui
évangélisent ces contrées lointaines, berceau de chrétientés florissantes,
destinées peut-être dans l'avenir à ressusciter le flambeau de la foi catholique, dont les nations européennes semblent aujourd'hui, pour
leur malheur, dédaigner la bienfaisante lumière.
3 Joan. Climac, Scala Paradisi; Patr. grœc, tom. LXXXVI1I, col. 631-1164.
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de seize ans, renonçant au monde, où sa naissance et ses talents lui assuraient une place distinguée, il avait embrassé la vie des anachorètes. Dans une solitude au pied du mont Sinaï, il passa quarante ans, n'entretenant de commerce qu'avec le ciel. L'eau d'une fontaine qui coulait d'un rocher, et les fruits de quelques dattiers, suffisaient à le nourrir. A l'âge de soixante-quinze ans, les religieux du grand mona-stère le supplièrent de venir prendre leur direction. Sa longue expérience de la vie spirituelle le rendait comme l'oracle de toutes les communautés de l'Orient. Il écrivit, à la prière de Jean, abbé de Raïthe, monastère voisin de la mer Rouge, son Echelle du Paradis, prenant, comme saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Chrysostome l'avaient fait avant lui, l'échelle mystérieuse de Jacob pour le symbole des vertus chrétiennes et religieuses à leurs différents degrés. Il comprend dans l'ensemble de cet ouvrage tous les progrès de la vie intérieure, depuis le renoncement du monde jusqu'à l'oraison la plus sublime et l'union parfaite avec Dieu. L'Echelle du Paradis est suivie de la Lettre au Pasteur1, traité du gouvernement des âmes, où le pieux solitaire trace des règles de conduite à l'usage des supérieurs monastiques, et leur rappelle les devoirs de leur charge avec les qualités nécessaires pour les bien remplir. La réputation de saint Jean Climaque avait franchi les mers. Saint Grégoire le Grand, accablé par les soucis inséparables d'une sollicitude qui embrassait toutes les églises, lui écrivait pour se recommander à ses prières ; il lui envoyait, en même temps, quinze lits pour son hospice. « La lettre que vous m'avez adressée, lui disait-il, respire un tel parfum d'humilité, qu'elle suffit à attester la sainteté de votre vie. Grâces soient rendues au Dieu tout-puissant qui conserve sur la terre des intercesseurs tels que vous, capables d'implorer sa miséricorde pour nos péchés. Quant à moi, sous prétexte de régir l'Église, je me vois chaque jour submergé par le flot des affaires du siècle. Il ne faut rien moins que la protection de la grâce céleste pour me maintenir au-dessus de l'abîme. C'est à vous qui, loin des
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1 Joan. Climac, Liber ad paslorem; Pair, grœc, tom, cit., col. 1165-1210.
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orages, dans le calme de la solitude, menez une vie angélique, c'est à vous de tendre la main à notre barque toujours agitée, et de nous aider par vos prières à atteindre la terre des vivants. Que la Trinité sainte étende sur votre dilection sa grâce protectrice, qu'elle vous accorde la faveur d'échauffer par vos prières, d'édifier par vos exemples, d'instruire par vos exhortations le troupeau confié à vos soins, et de le diriger en sa présence dans les routes de la vérité. Ainsi s'ouvriront un jour devant vous les pâturages de l'éternelle vie, selon la parole de l'Écriture: Oves meœ venient et pascua inventent1. Notre fils Simplicius nous apprend que le Geron-tocomium (hospice de vieillards), construit par la libéralité d'un Isaurien près de votre monastère, manque de mobilier. Je vous envoie quinze lits avec leurs couvertures (lœnas), trente saies de laine (rachanas), et je donne ordre qu'on achète dans le pays des coussins (culcitra) en quantité suffisante. Daigne votre dilection accueillir cette offrande du même cœur qu'elle vous est faite2.» Jean Glimaque était digne des éloges que saint Grégoire le Grand donnait à sa vertu. Il mourut en 605, comblé d'ans et de mérites.