Darras tome 23 p. 118
27. « Quand l'assemblée eut pris connaissance des maximes emprunfées aux ouvrages des saints pères, reprend l'antipape, nous jugeâmes à propos de faire appel à la synagogue de Satan et de citer Urbain II, ses chefs à notre saint synode, pour qu'ils eussent à rendre compte de leur impiété, non point que nous les jugions dignes d'être entendus, car dans les précédents conciles nous les avions déjà exclus de notre communion, mais dans l'espoir de les ramener à l'unité et de rétablir la paix au sein de l'Église si cruellement déchirée par eux. Nos curseurs allèrent donc leur remettre de notre part une lettre dont voici la teneur : Clément évêque serviteur des serviteurs de Dieu à Odo jadis connu sous le titre d'évêque d'Ostie et à ses adhérents, ce qu'ils méritent. — Bien que vous vous soyiez vous-mêmes rendus indignes d'être admis à une audience synodale, puisque, tant de fois cités aux divers conciles de la sainte église romaine, vous avez toujours refusé d'y comparaître et que pour ce fait vous ayez été frappés d'excommunication, cependant afin de mettre un terme aux murmures du peuple séduit par vos erreurs, nous vous enjoignons en vertu de l'autorité apostolique de vous présenter au concile qu'avec l'aide de Dieu nous célébrons en ce moment dans la basilique du bienheureux Pierre, vous garantissant à cet effet la sécurité personnelle la plus complète, et vous citant à rendre compte devant le synode de la perturbation dans laquelle
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1. Tit. III, 30.
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vous avez jeté la sainte Église 1. » Cet incident nous fournit la preuve que l'armée schismatique n'avait pu encore chasser le pontife légitime de l'intérieur de Rome, et que la population restait en majorité fidèle à son véritable pasteur. Urbain II et son collège cardinalice repoussèrent avec indignation le sacrilège message. C'est ce que l'antipape constate en ces termes dans le paragraphe suivant :
28. « Odo et ses sectateurs, sans nul respect de Dieu ni des hommes, ne voulurent point entendre nos envoyés et refusèrent même de recevoir nos lettres. Cachés comme des serpents dans leur tanière, ils sifflent dans l'ombre, ils aiguisent leur langue venimeuse, pour lancer le poison qui tue les âmes imprudentes et simples. Quels torrents de sang leurs prédications n'ont-elles pas fait répandre dans les deux royaumes d'Italie et d'Allemagne? que d'églises en ruines ! que de veuves et d'orphelins ! Voilà leurs œuvres : les cris de douleurs poussés par leur victimes dans toute l'étendue de l'empire romain les dénoncent à la malédiction du monde. Le saint concile les a frappés d'anathème. Il nous a demandé ensuite de sévir avec une juste rigueur contre les simoniaques qui ont transformé l'Eglise de Dieu en une caverne de voleurs, nous priant de tirer le glaive du bienheureux Pierre pour trancher la tête renaissante de cette hérésie, déjà tant de fois condamnée par les saints pères. En conséquence, par notre autorité apostolique nous interdisons désormais d'imposer les mains à qui que ce soit en exécution d'un pacte simoniaque. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, pareil trafic se renouvelait, le consécrateur serait déchu à perpétuité de sa charge et l'ordonné ne pourrait exercer les fonctions auxquelles il aurait été injustement promu. — Un autre point a fixé encore notre attention et nous ne saurions le passer sous silence. Les murmures du peuple contre la clérogamie vont chaque jour en augmentant. Il nous a donc paru utile de vous en entretenir. Avertissez avec toute la diligence requise les ministres des autels de vivre conformément aux canons, de garder inviolable la pureté sans laquelle, au témoignage de l'apôtre, ils ne sauraient plaire à Dieu ; afin que la régula-
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1. Wibert. Epist. vi, col. 836
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rité de leurs mœurs leur attire la considération publique et fasse taire les insolents propos du peuple. — Quant aux laïques qui refuseraient d'entendre la messe célébrée par des prêtres pécheurs, osant ainsi témérairement prévenir la sentence apostolique au préjudice de ces prêtres, qu'ils soient privés de la communion de l'Eglise jusqu'à complète satisfaction. — Enfin, veillez à maintenir les prohibitions portées par les lois divines aussi bien que par la législation séculière contre les mariages entre consanguins. — Votre éminente prudence, bien-aimés frères, comprendra l'importance de toutes ces recommandations. Persévérez dans la vigilance du ministère confié à vos soins, dans la rectitude de la foi, dans le chemin de la vérité, dans la lutte contre les hérétiques et les ennemis du Christ. Notre foi est celle que nous a enseignée le Seigneur et Sauveur du genre humain, le Dieu-Homme qui a daigné mourir pour nous et nous racheter au prix de son sang. Il a promis que la foi du bienheureux Pierre ne faillirait pas ; il a chargé ce grand apôtre de confirmer ses frères. Cette mission divine, les pontifes apostoliques prédécesseurs de mon humble personne, meae exiguitatis praedecessores, l'ont toujours intrépidement accomplie. Moi-même, quelles que soient et mon insuffisance et ma faiblesse, puisqu'il a plu à la miséricorde divine de m'appeler au partage de leur autorité, j'ai le désir d'y être fidèle. Malheur à nous si nous dissimulions la vérité par un coupable silence ! J'exhorte donc votre dilection, bien-aimés frères, vous conjurant et vous suppliant de redoubler de sollicitude pour rechercher les hérétiques, ennemis de la sainte Eglise ; pour extirper avec toute la rigueur possible et avec toutes les forces dont vous disposez cette secte pestilente, et en empêcher les progrès contagieux ; ne pestis haec latius divulgetur, severitate qua potestis pro viribus exstirpetis1. »
29. Cette dernière objurgation couronne dignement l'encyclique synodale de l'antipape. La force dont il réclame si énergiquement l'emploi de la part des évêques ses adhérents, l'inquisition rigoureuse qu'il leur prescrit, doivent être prises au pied de la lettre. Il ne s'agit point d'une coaction morale à exercer par voie de
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1 Wibert antip. Epist. vi, col. 838.
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persuasion, d'une enquête discrètement et paisiblement poursuivie par la charité pastorale. Les évêques schismatiques lombards étaient, nous l'avons dit, chefs des milices de leurs diocèses. Faire appel à toutes les forces dont ils disposaient, c'était livrer les catholiques à l'extermination. Ce procédé était en conformité parfaite avec une théologie qui assimilait César « au christ du Seigneur, » et plaçait son impériale communion au-dessus de toutes les censures de l'Eglise. En vertu de l'admirable décret du conciliabule de l'antipape Clément III, César n'était plus seulement dégagé du lien spirituel qui unit tous les chrétiens sous la juridiction ecclésiastique, il devenait le chef d'une communion indépendante de tout pouvoir spirituel, réglée uniquement par son propre caprice et obligatoire pour chacun de ses sujets. Dès lors, il était rigoureusement logique d'excommunier tous ceux qui refusaient le ministère des évêques ou des prêtres agréés par César. Le conciliabule n'hésita point à le faire. Toutefois le bon sens public protestait contre la profanation et le scandale dont ce troupeau d'évêques simoniaques et de prêtres clérogames étalait le hideux spectacle. Vainement ils se prévalaient de l'autorité de César, vainement le conciliabule élevait l'autorité impériale au niveau d'un pontificat indépendant et suprême, la conscience chrétienne des populations ne s'accommodait point des nouveaux dogmes. Elle se rappelait que la simonie et son premier auteur Simon le Mage avaient été foudroyés par l'apôtre saint Pierre; elle n'avait point oublié la tradition apostolique du célibat sacerdotal. En dépit de César et de l'antipape, on ne voulait ni se confesser à des prêtres mariés, ni recevoir les sacrements de la main d'évêques simoniaques. Pour apaiser «ces murmures du peuple », Clément III et son conciliabule eurent recours à un biais hypocrite, assez habilement calculé dans le but de tromper les simples. « La simonie, cette hydre toujours renaissante bien que toujours frappée du glaive de saint Pierre, disent-ils dans un de leur canons, est une détestable hérésie ; elle transforme l'Eglise de Dieu en une véritable caverne de voleurs. En la proscrivant nous nous conformons à la doctrine de tous les pères. Quiconque aura donné ou reçu une ordination moyennant un prix d'argent sera déposé de sa dignité et de son ordre. » Le marché
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simoniaque consistant en un pacte conclu entre l'évêque et les ordinands, où l'un se constituait vendeur et les autres acheteurs des saints ordres, n'était qu'une des formes de la simonie, la plus grossière, la plus impudente, si l'on veut, mais non la plus dangereuse. Si l'épiscopat presque tout entier dans les provinces germaniques et lombardes était devenu simoniaque, c'était sous une autre forme moins choquante, bien qu'aussi coupable dans son principe, et mille fois plus redoutable dans ses conséquences. La simonie impériale qui récompensait les plus honteux services par l'investiture des évêchés et des monastères, telle était véritablement l'hydre monstrueuse contre laquelle les successeurs légitimes de saint Pierre, Grégoire VII, Victor III et Urbain II avaient levé le glaive spirituelle de l'anathème. De celle-là, Clément III et son conciliabule se gardèrent bien de dire un mot. Ils frappèrent à côté et passèrent en saluant l'inviolabilité pontificale de César. Leur décision relative aux clérogames fut encore plus lâche. N'osant frapper d'anathèmes ces prêtres indignes auxquels César accordait notoirement le bénéfice de sa communion et de ses faveurs, ils se bornèrent à une recommandation générale. « On les avertira, disent-ils, de vivre conformément aux canons et de garder inviolable la pureté sans laquelle, au témoignage de l'apôtre, ils ne sauraient plaire à Dieu. » L'avertissement était louable : mais dépourvu de sanction, il devait manquer d'efficacité. En revanche on excommuniait bravement quiconque refuserait le ministère de ces prêtres scandaleux. Tel fut ce conciliabule de l'antipape Clément III, qui citait à sa barre le bienheureux pontife Urbain et jetait au catholicisme l'épithète injurieuse de « synagogue de Satan1. »
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1 Voici les réflexions suggérées à M. Villemain ou à son éditeur anonyme par les décrets du conciliabule. « Ce qui est singulièrement digne de remarque, dit-il, Wibert s'élevait contre les prêtres simoniaques ou mariés... Seulement pour différer un peu de Grégoire VII, il déclarait coupables et privait de la communion ceux qui refusaient la messe des prêtres pécheurs. Ces décisions faibles et presque contradictoires attestent combien la réforme du clergé, entreprise par Grégoire VII, était puissante et populaire ; combien elle avait profondément pénétré dans les esprits choqués de la licence d'un sacerdoce ignorant et dissolu. Un synode formé des excommuniés de Grégoire VII, présidé par son rival, était obligé de reconnaître sur la discipline religieuse les mêmes maximes que Gré-
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§ VI. Voyage d'Urbain en Apulie
30. Wibert comptait sur les armes victorieuses du pseudo-empereur pour faire prévaloir son programme de théologie césarienne. « Les vrais catholiques devenaient de plus en plus rares, dit Bernold, les fauteurs du schisme au contraire pullulaient. » Enfermé dans l'île du Tibre, où le dévouement de Pierre de Léon et du peuple fidèle l'avait protégé jusque-là, Urbain II n'avait point comme ses adversaires d'armées prêtes à le défendre. D'ailleurs, nous l'avons vu, il était résolu à éviter toute effusion de sang, dans cette ville de Rome où, depuis tant d'années, les intrus schismatiques le faisaient couler par torrents. Comme jadis saint Léon IX, il forma le dessein de reconquérir l'indépendance du saint-siége en parcourant les diverses provinces du monde chrétien, en offrant aux populations le spectacle du successeur de saint Pierre proscrit pour la cause de la justice et de la vérité. Les exils des papes, à toutes les époques, furent le point de départ de nouveaux triomphes pour la papauté. Il en devait être ainsi du pèlerinage apostolique entrepris en 1089 par le bienheureux Urbain II. Les gardes dont il voulut se faire accompagner ne ressemblaient guère aux farouches soldats de l'antipape Wibert, ni aux évêques qui escortaient, casque en tête et lance au poing, la majesté impériale de Henri IV
31. «Depuis cinq ans déjà, dit l'hagiographe, l'illustre Bruno, retiré dans les rochers solitaires de la Chartreuse de Grenoble, vivait avec ses religieux dans le silence et la contemplation des choses divines. Le pontife Urbain II, son ancien disciple, lui manda de venir le trouver à Rome pour employer au service de l'Église ses éminentes vertus et ses lumières incomparables. A la lecture du res-crit pontifical, les religieux fondirent en larmes. Bruno lui-même fut saisi d'une immense douleur. « Frères bien-aimés dans le Sei-
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goire Vil avait établies dans ses conciles appelés par Wibert « la synagogue de Satan ». (Villemain, Pist. de Grèg. VU, t. Il, p. 332.)
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gneur, dit-il, tout mon désir serait de rester avec vous. Aucune séparation ne pourrait m'être plus cruelle ; mais, vous le savez, tout fidèle doit obéir au mandatum apostolique. Le pape est le successeur de celui à qui il fut dit par Notre-Seigneur : « Pais mes brebis. » Désobéir au pape, c'est donc se séparer des brebis du Seigneur. A quoi me servirait de demeurer ici continuant avec vous à mortifier ma chair par le jeûne, les privations et les dures fatigues de notre sainte règle, si par un acte de désobéissance je venais à perdre mon âme ? Retenez donc vos larmes, bien-aimés frères, et n'ajoutez point à ma douleur le déchirant spectacle de la vôtre. Demeurez en cette solitude, où il a plu au Seigneur de se construire par nos mains une maison qu'il daigne habiter. Le vénérable évêque Hugues de Grenoble vous dirigera et vous protégera jusqu'au jour, où, muni de la bénédiction apostolique, je reviendrai joyeux en ce désert. L'absence même ne nous séparera point; mon esprit, sinon mon corps, sera toujours présent au milieu de vous. » — Mais ces paroles ne firent que redoubler la désolation des religieux. « Père vénérable, dirent-ils en pleurant , après Dieu vous êtes seul notre espérance, notre refuge, notre consolation, notre conseil. Sans vous, que devenir? A qui recourir pendant votre absence? Nous serons des brebis sans pasteur. Si l'obéissance vous conduit vers le souverain pontife, la suréminente charité qui vous unit à nous dans le Christ Jésus, cette charité que ni la mort, ni la vie, ni aucune puissance créée n'ébranleront jamais, ne peut-elle vous déterminer à nous emmener avec vous ? » Bruno ne put résister à leurs instances. « Ces hôtes de la solitude qui demandaient à le suivre au milieu des agitations du monde, ajoute le chroniqueur, ne prétendaient point, comme les Hébreux révoltés, échanger leur abstinence et leurs jeûnes « contre les viandes, les concombres et les oignons de l'Egypte : » ce qu'ils voulaient conserver à tout prix c'étaient les méditations saintes, les ferventes oraisons, les studieuses lectures, les consolations célestes qu'ils goûtaient sous la conduite de Bruno. La Chartreuse allait donc être provisoirement abandonnée. Saint Bruno en remit la garde au vénérable Siguin, abbé de la Chaise-Dieu, qui en avait été l'un des principaux donateurs et partit avec
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ses religieux au nombre de douze. «Urbain II accueillit son ancien maître avec une effusion de joie qui prouvait, dit le chroniqueur, à quel point il l'aimait et le vénérait. Dès ce jour le pontife l'admit au premier rang de ses plus intimes et plus fidèles conseillers, l'employant aux négociations les plus importantes, aux affaires les plus difficiles et les plus délicates, ne voulant rien entreprendre sans son avis. Témoins de la confiance exclusive dont le pontife honorait leur père, les religieux comprirent que le sacrifice qu'ils n'avaient point vuulu faire tout d'abord allait devenir obligatoire. Après quelques mois de séjour, Bruno supplia vainement le bienheureux pape de le laisser retourner avec ses frères dans la Chartreuse de Grenoble. Toutes ses instances à ce sujet furent repoussées. Les religieux durent se résoudre à demeurer orphelins. Bruno leur donna pour prieur le vénérable Landuin, un de ses premiers disciples. Ils revinrent sous sa direction à la Chartreuse, persévérant dans leur vocation sainte, priant pour leur père qui combattait au loin les combats du Seigneur, et pleurant de joie à chacune des nombreuses lettres que ce père bien-aimé leur adressait1. »
32. L'antipape Wibert à Rome et encore moins le pseudo-empereur Henri IV en Germanie, s'ils apprirent l'un et l'autre l'accueil fait par Urbain II à un ermite voué à la mortification, au silence et au jeûne perpétuel, ne songèrent à s'en émouvoir. Que pouvait faire un homme de prière contre leurs armées, leur or, leur crédit, leur puissance ? Les empereurs ariens avaient pensé de même, alors que saint Antoine le patriarche des Thébaïdes apportait à saint Athanase, persécuté et proscrit, l'appui de sa parole, de sa foi et de ses exemples. Urbain II et Bruno renouvelaient au XIe siècle cette ligue de la sainteté contre les passions déchaînées de l'enfer et du monde. L'Église catholique dont ils représentaient l'autorité infaillible et la sainteté prééminente devait triompher par eux. Quittant Rome vers le 15 juillet 1089, le pape et saint Bruno son nouveau conseiller ainsi que tout le collège des cardinaux fidèles eurent avec la comtesse Mathilde une en-
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1.S. BrunonU VUa; Pair, lat., t. CLII, col. 540. Ces lettres n'ont malheureusement point été conservées. Il ne nous en reste qu'une seule dont nous donnerons plus tard l'analyse.
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trevue dont les résultats devaient exercer sur les événements politiques une influence considérable. L'héroïne de Canosse était l'unique boulevard du catholicisme dans la haute Italie, où l'empereur excommunié se disposait à entreprendre une nouvelle expédition. Il annonçait une guerre d'extermination contre Mathilde et ses états. En face de cette éventualité formidable, Urbain II s'inspirant de l'ancienne politique de Grégoire Vil chercha le moyen de créer une alliance plus étroite entre les catholiques de Germanie et la puissante comtesse de Toscane. Il calcula dans sa sagesse, dit un biographe, que si au courage indomptable de Matilde on pouvait unir les troupes allemandes du jeune Welf de Bavière, ni empereur ni antipape ne viendrait à bout de rompre un tel faisceau1. » Or Welf n'avait que dix-huit ans, et Mathilde en avait alors plus de quarante. « Par obéissance pour le pontife romain, dit Bernold, elle se prêta à un mariage avec le jeune fils du duc de Bavière, à condition toutefois que cette union, qui n'était point née de la chair et du sang, garderait un caractère céleste et tout angélique. Welf était à la hauteur d'un pareil langage, et l'union des deux nobles défenseurs de l'Église fut accomplie. L'ex-roi Henri s'en montra profondément irrité, ajoute le chroniqueur ; il essaya en Bavière et en Saxe une attaque mal concertée, qui tourna à son désavantage1. » Furieux de ce nouvel échec, il fit saisir et dévaster toutes les terres que Mathilde possédait en Lorraine du chef de sa mère. Cependant il rassemblait toutes ses forces pour franchir les Alpes au printemps de l'an 1090.
33. Pendant qu'Urbain II et saint Bruno concertaient avec la comtesse Mathilde et son nouvel époux les moyens de résistance, un légat apostolique avait été envoyé dans le midi de l'Italie, où une guerre civile venait d'éclater de nouveau entre les deux fils de Robert Guiscard. Les dispositions testamentaires prises par le héros
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1 Fiorentini, Memorie délia Gran-Contessa Matilda restitula alla patria Lucchese, t. II, in-4°, 1756. Cf. Ainéd. Renée. La grande Italienne, p. 170. On croit que le mariage de Mathilde et du jeune Welf de Bavière eut lieu dans la ville de Sienne, où Urbain s'était rendu pour le bénir. (Cf. Ruinart, B. Urban. II, Vit., cap. 44. — Loc. cit., col. 51.
2.Henricus rex dictus mvllum de prxdicto conjugio tristatur, qui iterum in Saxoniam cum cxped'tione profectus sine honore reverti compellitur. (Bernold. Chronic. Patr. lat., CXLV1II, coi. 1401.)
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p127 CHAP. II. — VOYAGE D'URBAIN EN APUL1E.
normand partageaient les états qu'il laissait à sa mort en deux lots d'inégale étendue. Boémond l'aîné était investi du plus considérable ; il devait régner sur toutes les conquêtes déjà faites en Illyrie, dans l'Archipel, en Grèce, avec la perspective d'aller un jour fixer le siège de son empire à Constantinople. Un tel legs convenait à merveille au caractère aventureux et au génie militaire de Boémond. Son frère Roger, moins hardi et moins entreprenant, avait l'autre part moins brillante mais plus solide; il devait hériter des duchés d'Apulie et de Calabre. Une telle répartition était une preuve suprême du discernement paternel et de l'habileté politique de Guiscard. Mais les événements ne succèdent point toujours au gré des vues humaines. Le héros avait à peine fermé les yeux que toutes ses conquêtes en Illyrie en en Grèce furent abandonnées, et Boémond se trouva ainsi déshérité. Une première fois, Roger essaya de calmer son ressentiment par l'abandon de Bari et de quelques autres cités sur la côte de l'Adriatique. Ce dédommagement fut pris pour une insulte. Boémond par droit d'aînesse revendiquait sinon la totalité des états paternels au moins un partage égal. « Les deux frères prirent donc les armes, dit un chroniqueur, se disputant le royaume d'Apulie et de Calabre. Le pontife Urbain II fît aussitôt partir en qualité de légat apostolique un religieux du Mont-Cassin, nommé Henri, jeune encore mais doué d'une admirable sagesse et d'une rare éloquence, qui devait plus tard être le premier patriarche latin d'Antioche. Il le chargea de rétablir la paix entre les deux rivaux. Ceux-ci l'acceptèrent pour arbitre et pour juge. Il fit un partage égal du royaume, Roger garda l'Apulie et céda la Calabre è Boémond, qui prit le titre de duc de Tarente. L'habile négociateur revint en hâte rendre compte de sa mission au pape, et celui-ci voulut aller en personne sanctionner la paix si heureusement conclue entre les deux frères1.